Fermer la page
www.info-palestine.net
Cachez ce réfugié que je ne saurais voir
mardi 19 juin 2007 - Loubnan ya Loubnan

Les reportages se consacrant sérieusement au sort des réfugiés irakiens sont rares dans la presse occidentale. Le réseau McClatchy vient d’en publier un très beau, en anglais : « Millions of desperate Iraqis stream into Syria ».

Julie Kara avait, le 10 juillet 2006, évoqué cette question dans un fort intéressant article, qui n’est plus en ligne sur le webzine Bakchich Baba, mais qu’on peut encore trouver ailleurs : « Les réfugiés de Beyrouth ».

Non seulement ce type de documents est rarissime dans la presse occidentale, mais eux-mêmes font l’impasse sur un point essentiel : tous ces réfugiés qui sillonnent le monde arabe racontent des choses. Et ce qu’ils racontent « fabrique » l’opinion publique arabe dans un sens qui sidérerait les Occidentaux s’ils avaient, ne serait-ce qu’une fois, accès à ces témoignages. L’occultation totale de ces témoignages permet ensuite de faire croire à une simple passion arabe pour les théories du complot.

La seule trace de ces témoignages apparaît dans un article de Robert Fisk d’avril 2006 : « Vu par les lentilles syriennes, “des Américains inconnus” provoquent la guerre civile en Irak ». Or, ça n’est pas une simple manipulation des services syriens : les Irakiens que j’ai rencontrés ont tous ce genre de choses à raconter : qui a volontairement séparé les irakiens sur des critères confessionnels, qui a financé les premières vagues d’attentats attisant la haine religieuse... Vérité, ou simple rumeur parmi les réfugiés, le fait que personne n’entende jamais parler de ces histoires en Occident est déjà, en soit, assez consternant (ou troublant).

JPEG - 35.6 ko
Une femme porte ses affaires dans une rue de Damas.
Près de 1,8 million d’Irakiens vivent en exil
et environ 10 000 quittent l’Irak chaque mois.
© UNHCR/J.Wreford/Janvier 2007

Malgré ce point, je voudrais vous traduire ici le très émouvant reportage de McClatchy.


Des millions d’Irakiens désespérés se réfugient en Syrie
Par Hannah Allam, McClatchy Newspapers. (Le correspondant de McClatchy Miret el Naggar a participé à ce reportage.)

DAMAS, Syrie - Personne n’a utilisé le mot « crise » quand la première vague d’Irakiens a fui la guerre et s’est installé ici. La plupart sont arrivés avec des économies substantielles et des relations avec des hommes d’affaire de Damas bien placés.

Le mot n’a pas non plus été utilisé quand la seconde vague est démarré chez les Chrétiens, que le clergé a organisés en un groupe cohérent et uni. Il n’a pas non plus été utilisé quand les villageois ont été simplement absorbés dans des communautés éloignées dans le désert parce que leur tribu est établie des deux côtés de la frontière entre la Syrie et l’Irak.

Mais le terme s’applique clairement aujourd’hui, tandis que des Irakiens de toutes origines, traumatisés par les bombardements, arrivent en Syrie au rythme de près de 1000 personnes par jour. En fait, le mot « crise » pourrait ne pas être assez fort, alors que le flot d’Irakiens devient un torrent. Au moins 1,4 million d’entre eux sont déjà là, selon les Nations Unies, chacun avec une histoire de terreur et de traumatisme, et avec un besoin de services qui est en train d’éprouver la patience syrienne. Beaucoup pensent que le nombre de réfugiés pourrait être supérieur.

« Quel est le futur des deux millions d’Irakiens réfugiés ici ? Ils n’ont pas le droit de travailler, ils doivent renouveler leur carte de séjour, ils vivent dans la misère. C’est une situation explosive, » a expliqué Lourance Kamle, 32 ans, un travailleur social syrien dont l’agence se consacre aux réfugiés irakiens. « Faire une guerre ? Très bien. Et après ? Les Américains devraient venir ici et voir tous ces pauvres gens qui sont le résultat de leur guerre. »

Les officiels de l’Administration Bush accusent depuis longtemps la Syrie de ne pas en faire assez pour empêcher les sympathisant d’Al Qaeda de s’inflitrer entre Irak, mais ils mentionnent à peine le beaucoup plus grand nombre d’Irakiens qui traversent la frontière dans l’autre sens. Les États-Unis restent en queue de peloton dans la liste des pays qui accueillent des réfugiés irakiens, bien que le Département d’État ait promis d’en recueillir jusqu’à 7000 par an.

Les écoles et les hôpitaux syriens sont débordés par les Irakiens. Le prix du logement a flambé, ce qui provoque du ressentiment et de la colère chez les Syriens qui ne peuvent plus se permettre d’habiter dans leurs quartiers. Les réfugiés irakiens ont transformé les quartiers de Qudsiya, Jaramana et Sayeda Zeinab en « Petit Bagdad », jusqu’à y reproduire des restaurants, cafés et magasins de vêtements.

Les humanitaires des Nations Unies qui apportent de l’aide aux victimes de traumatismes et aux familles ayant besoin de traitements médicaux urgents sont débordés - presque chaque Irakien est concerné. Les organisations caritatives syriennes qui se consacraient aux Syriens dans le besoin traitent désormais presque exclusivement avec des Irakiens victimes de violence.

La seule tâche d’enregistrer l’arrivée d’autant de réfugiés est devenue un travail herculéen. Jusqu’à 8000 Irakiens se sont présentés, les jours d’enregistrement, au centre des réfugiés des Nations Unies. Depuis janvier, le personnel chargé de l’enregistrement est passé de deux à trente personnes.

Chaque réfugié raconte une histoire de désespoir, et la plupart arrivent avec un volumineux dossier de certificats de décès, de rayons X et de certificats médicaux pour démontrer leurs affirmations.

Un homme d’affaire a vu un extrémiste sunnite abattre un homme à une station service parce que celui-ci portait un short. Un adolescent discutait avec un ami au coin d’une rue quand une pleine voiture de militants chiites s’est arrêtée et a enlevé l’autre garçon en plein jour. Un père de quatre enfants s’est fait bandé les yeux, a été battu puis jeté dans le coffre d’une voiture par des insurgés qui le suspectaient d’aider les Américains. Une jeune femme était toujours furieuse du jour où les troupes américaines ont défoncé sa porte et emmené son frère.

Même dans ce refuge, le traumatisme de la guerre continue. « Interdit de travailler » est tamponné sur le passeport des Irakiens. Des voyages à la frontière doivent être régulièrement organisés pour renouveler les cartes de séjour. Puis il y a l’humiliation de devoir faire la queue pendant des heures pour s’enregistrer et obtenir une liasse de papiers qui les déclare officiellement sans domicile.

« Nous nous sentons toujours étrangers. Tous nos proches sont ici, dans une maison, mais chaque jour ma fille me demande quand nous retournerons en Irak, » a raconté Sahar Mahmoud, 30 ans, une mère sunnite du quartier volatile d’Adhamiya à Bagdad. « Je lui réponds que nous ne pouvons pas y retourner parce que les Américains ont occupé notre pays. »

Chacune des factions antagonistes irakiennes a établi une présence satellite à Damas ; beaucoup revendiquent même des bureaux publics. Il y a l’ancien parti Ba’as, le nouveau parti Ba’as, l’Association des Frères musulmans, l’Armée du Mehdi, la Brigade Bader, l’Armée islamique, les clergés chaldéens et assyriens, les artistes et les intellectuels, et un représentant du Grande Ayatollah Ali as-Sistani, le chef religieux du clergé chiite en Irak.

Et il y a les Irakiens ordinaires, des centaines de milliers, de diverses origines, tous avec le même récit de déplacement violent. Les raisons qu’ils donnent pour leur fuite se lisent comme le script d’un film d’action hollywoodien : menaces de mort, kidnappings, attentats à la voiture piégée, torture, coups de feu, bombardements aériens, tirs depuis une voiture, attaques au mortier et escadrons de la mort.

« C’était insupportable », a expliqué Zahra Jalil, 36 ans, une chiite du quartier de Karrada à Bagdad. « Nous avons eu tellement de proches kidnappés ou tués. »

Jalil a fui en Syrie il y a quatre mois avec son fils de 16 ans et sa fille de 7 ans, tous les deux victimes de paralysie cérébrale. Son mari s’est introduit en Suède, où il essaie d’obtenir des visas humanitaires pour toute sa famille. Jalil, qui mène la vie d’une mère isolée, crédite les agences humanitaires syriennes pour lui avoir fourni des chaises roulantes et des soins pour ses enfants handicapés.

À la maison, les hommes syriens du quartier effectuent pour elle le travaux lourds ; leurs femmes l’aident à changer les couches. Jalil leur est reconnaissante pour leur aide, mais furieuse contre les autres pays arabes, qui ont fermé leurs frontières et ignorent la crise des réfugiés.

« Le monde arabe devrait plus aider les Irakiens, » dit-il. « Les Irakiens n’ont jamais cessé de soutenir les causes arabes. Jamais ! »

Elle a fait une pause et a soudain éclaté de rire. Un sourire affecté lui a traversé le visage.

« Peut-être est-ce la raison pour laquelle les Américains nous détestent autant. »

À un atelier bénévole chrétien de fabrication de prothèses, les ingénieurs syriens fabriquaient trois membres artificiels par mois pour les gens qui avaient perdu un bras ou une jambe, habituellement suite à une intervention médicale.

Maintenant l’équipe se débat pour parvenir à fabriquer deux douzaines de membres artificiels chaque mois, avec une liste d’attente de 30 jours. Presque tous les destinataires de ces membres sont des réfugiés irakiens estropiés lors de bombardements de leur patrie.

Environ 60 familles irakiens demandent de l’aide au centre chaque jour, a déclaré le père Paul Suleiman, un prêtre syrien qui dirige l’équipe. Il a à peine le temps d’ouvrir la porte de son bureau avant que des irakiens désespérés aperçoivent son col blanc et l’identifient comme quelqu’un qui peut leur apporter de l’aide. « Mon Père ! Mon Père ! », crient-ils, pour attirer son attention.

L’augmentation dramatique de la charge de travail a imprimé ses marques sur Suleiman. Il est épuisé par son travail de terrain et émotionnellement vidé par le défilé de souffrance qui recommence chaque jour. Son calme caractéristique s’est transformé en indignation quand il a montré à un visiteur un fichier de tous les irakiens blessés et indigents que le centre a traités depuis les deux dernières années.

« Le monde entier devrait se sentir coupable de ce qui est arrivé, cette destruction d’un peuple issu d’une civilisation vieille de 9000 ans, », a dit le prêtre en haussant le ton. « Aucun être humain, pas même la plus puissance des nations, ne peut prétendre que Dieu lui a dit de conquérir un peuple et de lui imposer la démocratie par la force. »

L’agence des réfugiés des Nations Unies enregistrait les réfugiés arrivant dans ses bureaux situés dans un quartier résidentiel verdoyant de Damas. Mais le nombre de réfugiés est passé de quelques enregistrements par jour à plusieurs milliers, et les habitants se sont plaint. Les Nations Unies ont déplacé leur centre d’enregistrement sur un parking dans la banlieue de Duma.

Sybella Wilkes, la porte-parole régionale de l’ONU pour les réfugiés, a déclaré que jusqu’à présent les travailleurs de l’ONU ont enregistré 32000 sunnites, 19000 chiites, 19000 chrétiens et 5500 membres d’autres confessions. Mais la plupart des réfugiés ne s’enregistrent pas ; ils passent la frontière et tentent simplement de survivre jusqu’au lendemain.

« C’est notre plus importante opération dans le monde, et il n’y a aucune installation dans les camps pour identifier facilement les gens, », a-t-elle expliqué. « Ils disparaissent dans la nature, et certains ont véritablement besoin de protection. »

Récemment, Wilkes a observé les Irakiens faisant la queue en attendant l’ouverture de la tente des enregistrements. La plupart étaient des femmes, ce qui révélait une nouvelle série de foyers dirigés par une femme. Dans la plupart des cas, les hommes ont été kidnappés, tués ou emprisonnés. Leurs épouses éperdues n’ont d’autre choix que de fuire.

« Il n’y a pas d’hommes avec eux. Celles-ci seront probablement les plus vulnérables, » a prédit Wilkes.

Elle avait raison. Et parmi les quelques 300 Irakiens faisant la queue ce jour-là, beaucoup étaient les veuves de maris assassinés, les mères de fils kidnappés et les orphelins de victimes de bombardements. Elles s’accrochaient aux certificats de décès et aux photos de leurs proches décédés ou disparus. Dans leur ensemble, les hommes qu’elles avaient perdu étaient assez nombreux pour remplir un cimetière.

« Mes deux neveux sont allés travailler un jour et ils ont été tués, comme ça, dans la rue, » a raconté Fatima Fadel, 45 ans, qui est arrivée en Syrie il y a un mois. « J’ai vendu tous mes bijoux et tous les bijoux de ma fille pour pouvoir quitter l’Irak. Nous voulons de la stabilité. Nous voulons nous sentir en sécurité. »

La suivante dans la queue était Nidha Mustafa, 67 ans ; le travail de son mari, juge dans l’ancien régime irakien, avait fait de lui une cible prioritaire pour les assassins animés par l’esprit de revanche. Des miliciens chiites ont assassiné son frère, et Mustafa a dit qu’elle savait que son mari serait le prochain.

« Nous ne voulions pas venir, mais l’Irak ne rend plus personne heureux. Plus personne. Nous avons dit à nos enfants que, si nous mourrions, nous voudrions être enterrés dans notre pays, l’Irak. Nous leur avons dit qu’ils ne peuvent nous laisser ici, » a-t-il dit en éclatant en sanglots.

Une femme non voilée avec un chemisier sans manches attendait dans la même ligne. Jusqu’à leur fuite de Bagdad fin mai, Rifah Daoud et sa famille étaient les derniers chrétiens de leur pâté de maisons, dans le quartier mortel de Dora.

Daoud, 53 ans, a expliqué que sa famille s’était accrochée à l’espoir que les insurgés locaux, des sunnites qu’ils nommaient « la résistance honorable » parce qu’ils ne ciblaient que les troupes étatsuniennes, aurait le dessus sur les étrangers alliés d’al Qaeda qui défiaient leur contrôle précaire de la zone.

Un jour, a raconté Daoud, les insurgés nationalistes ont diffusé un message depuis la mosquée promettant de protéger les chrétiens et leur ordonnant de rester. Le lendemain, la famille de Daoud a reçu une lettre à sa porte qui lui ordonnait de quitter leur maison et de livrer leurs clés à l’État islamique d’Irak, un groupe d’extrémistes sunnites. Daoud expliqua qu’il ne faisait plus de doute quant à qui dirigeait le quartier.

« Qaeda »

Lors de sa première interview dans la queue pour l’enregistrement, Daouad était malade d’inquiétude sur le sort de son fils adulte, Khaled, qui avait été kidnappé le 25 avril alors qu’il allait réparer l’ordinateur portable d’un ami à Bagdad. Elle n’avait plus de nouvelles de lui depuis.

Mais le destin change vite en Irak. Lors d’une rencontre ultérieure la même semaine, Daoud rayonnait tandis qu’elle distribuait des douceurs pour fêter la nouvelle de la libération de son fils. Il venait juste de l’appeler depuis la maison d’une connaissance dans la ville de Mossoul, dans le nord de l’Irak, pour lui raconter comme il s’était courageusement échappé du coffre de la voiture de ses kidnappeurs. Il avait promis plus de détails lorsqu’il rejoindrait le reste de la famille à Damas.

Daoud a dit qu’elle n’avait pas voulu quitter l’Irak sans Khaled, mais qu’elle n’avait pas eu le choix. Trois miliciens de l’État islamique s’étaient présenté à sa maison et lui avait ordonné de couvrir ses cheveux et avaient réclamé sa maison.

« Il vaut mieux vivre que mourir, et c’étaient les deux choix qu’ils nous laissaient : mourir ou partir, » a expliqué Daoud. « Trois heures plus tard, nous sommes allés à la frontière. »

Le mari de Daoud, un charpentier de 66 ans nommé Jamal Karomy, avait écouté en silence le déroulement de l’interview. Il avait griffonné son propre compte-rendu des déplacements de la famille au dos d’une boîte de cigarettes. En entendant sa femme décrire leur désespoir, Karomy s’est levé et a crié son humiliation.

« Est-ce que je suis Palestinien maintenant ? Obligé de porter nos affaires sur mon dos et descendre la rue devant ma famille et mes voisins ? » a crié Karomy. « J’ai assisté à cinq coups d’État en Irak, et ils sont tous duré quatre jours tout au plus. Mais les Américains sont là depuis quatre ans et ils ne peuvent rien faire ! »

Comme son mari quittait la pièce en larmes, Daoud a terminé l’histoire :

Après que sa famille a fui en Syrie, les voisins de Bagdad leur ont téléphoné pour leur raconter qu’al-Qaeda était revenu, à la recherche de la machine à laver.

Je termine en vous signalant l’ouverture d’un nouveau site de l’UNHCR, Refworld, une très impressionnante base de données qui regroupe des dizaines de milliers de documents concernant les réfugiés à travers le monde.