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Palestiniens, le peuple de l’absurde - Interview de Mahmoud Darwish
mercredi 30 mai 2007 - Geraldina Colotti - il manifesto

« Nous sommes entrés, nous Palestiniens, dans un phase absurde : l’absurdité des soldats qui, dans la bataille, s’entretuent. Une absurdité fatale. Les significations nos échappent, la route nous échappe, notre image même nous échappe ».

C’est ainsi que Mahmoud Darwish revient parler de son peuple avec il manifesto.

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Mahmoud Darwish

Le cadre, post-moderne et dépaysant, est celui de l’Hôtel Santo Stefano à Turin, héritage des dernières olympiades, où Mahmoud Darwish arrive avec sa traductrice libanaise Chirine Haidar. Darwish est l’hôte de l’association Circolo dei Lettori (Cercle des lecteurs), il est venu présenter son dernier livre Oltre l’ultimo cielo. La Palestina come metafora (Au-delà du dernier ciel. La Palestine comme métaphore), traduit par Gaia Amaducci, Elisabetta Bartuli et Maria Nadotti (Epoché). Volume de réflexions (de 1996 à 2004), en forme de rencontres et dialogues avec plusieurs intellectuels arabes, qui récapitulent l’itinéraire culturel et politique du poète.


Dans un chapitre du livre, daté Ramallah 96, vous dites : « Notre présent ne se résout ni à commencer ni à finir ». Et aujourd’hui ? Où en est le présent des Palestiniens ?

Après une phase intermédiaire, en suspens entre le mouvement de libération nationale et la promesse d’un Etat qui ne s’est pas réalisée, nous sommes restés immobiles dans le camp des presque : nous avons presque une autorité, presque un ministère, presque une occupation... et en même temps nous n’avons rien. Les raisons de fond de ce qui est en train d’arriver aujourd’hui, sont sans aucun doute politiques : tout un peuple se trouve en prison et les gardiens de la prison, quand il y a une grande tension, regardent les prisonniers qui commencent à lutter entre eux et jouent avec leurs différences, avec leurs limites. A Gaza, on a faim, et quand l’homme armé a faim il devient mercenaire, reversant sur le peuple même des problèmes moraux.

Mais il y a aussi quelque chose de profond et de non résolu, qui va au-delà des différences de lignes politiques internes, et pousse les frères à se battre entre eux au lieu de combattre l’occupation. Nous nous sommes rendu compte que les accords d’Oslo ont creusé un gouffre dans lequel nous sommes tombés, mais nous n’avons pas encore réalisé pleinement quelle est notre position actuelle, jusqu’à quel point la frustration provoquée par Israël, sourd à toutes nos tentatives, a agi en profondeur : Israël signe des accords mais ensuite ne les respecte pas. Il veut le mur de séparation, et le mur est construit, et pourtant la paix continue à rester lettre morte, même quand tous les pays arabes se mobilisent pour normaliser les relations. Et pendant ce temps, l’image du palestinien a changé dans le monde : auparavant, il était un partisan de la liberté ; aujourd’hui, les médias nord-américains et israéliens lui ont fait un habit de terroriste, un masque qu’on lui jette à la figure et dans lequel il doit se reconnaître.

Le monde entier, par contre, a oublié le problème fondamental : un peuple vit sous occupation depuis 40 ans, qui ne demande rien d’extraordinaire, rien que 22 % de son territoire historique. Mais le monde s’ennuie de tout ça et ne se préoccupe pas de voir combien nous, êtres encerclés et assiégés, nous pouvons être à bout, combien des énergies frustrées et latentes depuis 12 années peuvent, mal, imploser. Le monde entier produit de la haine, mais ne veut pas accuser Israël de crainte d’être accusé d’antisémitisme. Ainsi, Israël, au lieu d’un état qui opprime, devient une valeur éthique, au-delà de toute loi : un phénomène non plus historique mais divin. Et Pérès, qui passe pour un homme de paix, peut tranquillement dire que les colonies ne sont que des blocs résidentiels israéliens. Le langage politique a catégoriquement changé suivant la volonté israélienne, l’occupation est désormais un mot imprononçable et incompréhensible...

Au fil des années, vos vers ont été ceux du « poète voyant », capable d’anticiper les flammes de Beyrouth et le calvaire des réfugiés sans droit au retour. Pensez-vous que Beyrouth soit encore sur le point d’exploser ?

J’ai été à Beyrouth il y a un mois, j’ai participé à la Foire du livre arabe avec mes poèmes, mais je ne suis pas arrivé à reconnaître la ville. Oui, la mer était là, la montagne était là, les gens aussi, mais il m’a semblé lire dans leurs regards une sorte de scission entre la peur de voir réaliser leurs plus noires prévisions, et la volonté de ne plus vouloir ressembler à quelqu’un d’autre. Malheureusement, dans nos régions, les questions internes sont des points qui appartiennent à un agenda extérieur, nous n’avons même pas le droit d’écrire un ordre du jour. La situation régionale dépend de la situation internationale, personne n’est libre, personne n’est indépendant, les Palestiniens moins que jamais.

Le droit au retour est désormais un mot interdit dans le registre israélien, mais même dans celui de certains régimes arabes et dans le registre international parce que - dit-on - il représenterait un danger pour l’Etat d’Israël. En attendant les réfugiés sont de plus en plus nombreux et leur situation empire. Le droit au retour, par contre, semble être le droit exclusif de la diaspora juive, qui l’attend depuis 2.000 ans. A ceux qui n’ont été chassés que depuis 50-60 ans ne reste que le droit... d’émigrer. En attendant, chaque année, si je vais dans les camps ou que j’allume la télé, je vois toujours la même image : une femme palestinienne qui emporte ses enfants et ses affaires, qui s’échappe dans un camp de Rafah, de Gaza ou du Liban. Je la vois crier, lever les mains au ciel, mais le ciel ne répond pas. Cette femme autrefois était ma mère, elle a ensuite été ma soeur, et peut-être que maintenant c’est ma fille.

Vous avez exploré, vous, la limite, en fréquentant la mort, l’exode, la prison. Qu’est-ce qu’une telle expérience apporte au poète ?

La vraie poésie est un mélange chimique très particulier qui filtre l’expérience collective à travers l’expérience intime. La poésie requiert et offre des métaphores pour rendre la réalité plus supportable. Quand j’étais en prison, d’un point de vue poétique, je voyais mon bourreau comme un prisonnier, et je me sentais plus libre que lui parce que moi je n’étais privé que de liberté, mais pas de la capacité de reconnaître l’autre à l’intérieur de moi. Je n’ai pas changé d’avis. L’ennemi a de nombreux masques, nous avons des traits communs et, dans ces conditions humaines complexes, il peut arriver que les rôles s’échangent. Mais moi je ne veux pas habiter l’image que mon ennemi a choisie pour moi. Moi j’ai choisi le camp des perdants, je me sens comme un poète troyen, un de ceux à qui on a enlevé jusqu’au droit de transmettre sa propre défaite.

Mon rapport à la poésie s’est cependant modifié, au cours du temps. Certains Palestiniens qui vivent dans des conditions difficiles demandent au poète d’être le chroniqueur des événements tragiques qui se déroulent tous le jours en Palestine. Mais la langue poétique ne peut pas être celle d’un journal ou de la télévision, elle doit même rester en marge pour observer le monde, le filtrer à travers un détail. La poésie doit surprendre, étonner, parler d’un chat ou du désert avec les yeux d’un enfant qui en découvre la signification pour la première fois. Pour ces Palestiniens, j’aurais renoncé à mon code de résistance poétique. Pour moi, au contraire, ça a été une autre façon de développer le concept.

Je hais l’occupation, mais je ne peux pas le répéter tous les jours en poème ; de nombreux poèmes civils, enthousiastes et pleins de zèle, ne rendent pas service au Palestinien, parce qu’ils le réduisent à un slogan, ils le congèlent dans l’image que veut en donner l’ennemi, ils cachent son humanité la plus intime. Je pense, au contraire, que la poésie, à sa façon, a inventé une globalisation enfin sans hégémonie, parce qu’il n’existe pas de centre et de périphérie de la poésie, il n’existe ni nord ni sud, il n’y a pas de superpuissances et de petits pays. La poésie comme la musique, explose partout, comme les champignons. La rencontre entre des langues et entre des mondes, apporte par contre à l’une et à l’autre quelque chose de différent, une certaine étrangeté qui nous attire. L’Europe a parlé d’elle-même pendant des siècles, maintenant elle semble exténuée et saturée. Elle cherche vers la poésie d’Europe de l’Est, elle cherche la littérature des pauvres pour se redonner un nouvel appétit, et les pauvres du monde sont en train de développer leurs propres littératures.

Vous avez été dirigeant de l’OLP, l’Organisation pour la Libération de la Palestine, et même après avoir choisi la poésie, vous avez continué à soutenir avec passion la cause de votre peuple. Pensez-vous parfois revenir en politique ?

Aucun citoyen palestinien ne peut dire qu’il a vraiment renoncé à la politique. Mais depuis longtemps, je n’ai plus, moi, de position officielle dans le contexte de la vie politique palestinienne. Pour moi la position officielle représentait un fardeau, une scission douloureuse. Je n’arrivais pas à faire dirigeant le jour et poète la nuit. La poésie doit pouvoir proclamer son propre désespoir, faire son chemin en dehors des schémas et des stéréotypes.

Aujourd’hui, le panorama politique du monde arabe s’est transformé et appauvri, il n’existe plus de grands référents et paradigmes, il n’existe plus de véritable dialectique politique, un respect réel des opinions d’autrui, une écoute innocente de l’autre. On s’est écrasé dans trop de rigidités : qui exprime des divergences politiques peut être pris pour un traître. Qui n’est pas d’accord avec les pratiquants peut être le pire des mécréants. Qui n’est pas d’accord avec certains intellectuels, peut passer pour un adorateur de l’absurde. J’évite ainsi des débats inutiles, je me contente de parler de l’âme de mon peuple, de ses liens, de sa force et de ses raisons, et j’essaie de m’inventer l’espoir.

Geraldina Colotti - il manifesto, le 29 mai 2007
Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio