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Peur et épuisement dans la vieille ville d’Hébron
mardi 1er mars 2016 - Julie Pronier
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La tente de protestation réclamant la fin de la fermeture de Tel Rumeida et de la rue Shuhada à Hébron. À gauche, un poster en mémoire d’Hadil Hashlamoun, une jeune Palestinienne de 18 ans abattue au check-point - Photo : MEE/Julie Pronier

« Mon enfant de 3 ans… Tout ce que je peux vous dire c’est qu’il a vu trois martyrs depuis la fenêtre de la maison. Qu’est-ce que je peux faire pour lui ? Que peut-il bien penser à présent ? Mon garçon de 10 ans, lui, il a filmé l’assassinat d’un des martyrs. Il a vu le soldat mettre un couteau à côté de lui [pour prétendre à une tentative d’attaque]. Ils sont morts à notre porte avec mes enfants à la fenêtre. »

Sous une tente de fortune, assis sur un tabouret en plastique devant un brasier, Mufid Sharabati, 50 ans, surveille d’un œil les militaires qui s’apprêtent à intervenir en ce dimanche 21 février.

La tente est dressée près du check-point fermant la rue Shuhada, sous contrôle israélien depuis 1994, dans la partie d’Hébron sous autorité palestinienne. D’un côté, des centaines de magasins fermés, une ville fantôme où vivent 400 colons israéliens, 2 000 militaires chargés de les protéger et une cinquantaine de familles palestiniennes. De l’autre, une ville-marché vibrante d’activités, l’un des principaux centres économiques de Cisjordanie.

Depuis le 7 janvier, des volontaires manifestent devant le check-point pour protester contre la fermeture sur ordre militaire de Tel Rumeida, un quartier situé de l’autre côté du check-point et où vivent Mufid et sa famille.

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Le check-point israélien installé à l’entrée du quartier de Tel Rumeida, rue Shuhada, à Hébron - Photo : MEE/Julie Pronier

« Tout est interdit »

Les manifestants ont installé cette tente de protestation lorsque Wafa, la femme de Mufid, a été arrêtée au check-point puis placée en détention dans une jeep, accusée d’être en possession d’une fausse carte d’identité. Ils auraient ouvert son sac et menacé de placer un couteau à l’intérieur.

« Ils voulaient l’exécuter près de la mosquée Ibrahimi », raconte Mufid.

« Il y a eu plus de onze martyrs dans la zone, » poursuit-il. Accusés d’avoir tenté une attaque contre des soldats ou des colons, onze Palestiniens, en majorité des jeunes, filles et garçons, ont en effet été abattus aux check-points de la vieille ville depuis octobre 2015. La montée des attaques contre colons et soldats en Cisjordanie a été le prétexte employé par les autorités israéliennes pour fermer Tel Rumeida.

Seuls les résidents peuvent désormais aller et venir dans ce quartier. Les volontaires internationaux qui y résidaient pour surveiller les agissements des militaires et des colons, les journalistes et surtout les familles des résidents vivant hors du quartier, tous sont interdits d’entrée.

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« Nos demandes : la fin de la zone militaire fermée, l’arrêt de la numérotation des gens, l’ouverture du centre Youth Against Settlements, l’ouverture de la rue Shuhada, la fin de l’occupation » - Photo : MEE/Julie Pronier

Cette semaine est également l’anniversaire de la fermeture de la rue Shuhada en 1994, suite au massacre de 29 Palestiniens à la mosquée Ibrahimi par un colon, Baruch Goldstein. Seize check-points ferment depuis la vieille ville.

Si la violence vécue par les Palestiniens aux mains des colons et des soldats israéliens est continue, depuis la fermeture de Tel Rumeida et l’apparition de nouveaux postes de contrôle en octobre 2015, le sentiment d’épuisement mental de la population s’est intensifié.

Une violence encore plus intrusive pour les femmes

Si entrer dans Tel Rumeida par la voie officielle, le check-point qui donne sur Shuhada, est impossible pour les journalistes, des voies alternatives sont possibles. L’une d’entre elles, à travers les jardins de voisins, mène à la maison de Faysa, 40 ans, et de son mari Emad Abu Shamsiyeh.

Leur maison, entourée de grillages pour se protéger des colons, a pour toit une zone militaire, surmontée d’un mirador, vide ce jour-là. Au-dessus de la maison, un mur de béton s’ouvre sur la rue principale de Tel Rumeida, une guérite de militaires et, plus haut, une colonie israélienne.

Assise en tailleur sur son canapé, collée au radiateur, Faysa s’épanche, épuisée. Pour elle, les femmes souffrent encore plus de la situation que les hommes.

« Au check-point, ils n’ont pas de femmes soldats. Ils insistent pour fouiller nos sacs. Et s’il y a quelque chose de personnel à l’intérieur ? Si la femme a ses règles […] ? », s’indigne-t-elle. « S’ils voient quelque chose de privé, ils se moquent et rient. Ils ne parlent pas tous arabe. Les anciens [soldats] parlaient un peu arabe mais ceux-là non. Des fois, ils crient sur les femmes, les insultent, d’autres fois ils leur font de l’œil. »

Pour Faysa comme pour Mufid, la vie dépend de la possibilité de sortir de Tel Rumeida. Il existe bien un petit magasin pour la nourriture, mais pour tout le reste, il faut pouvoir passer le check-point. Depuis octobre cependant, sortir signifie la possibilité de rester bloqué à l’extérieur si le point de contrôle est soudainement fermé en raison d’affrontements.

« Tu dois bien réfléchir avant d’aller voir ta famille [hors de Tel Rumeida] », explique Faysa, « parce que nous avons l’habitude de laisser les enfants à la maison et là, tu ne sais pas ce qui peut arriver. Si je pars avec mon mari, mon cœur reste [avec les enfants]. J’ai peur que quelqu’un rentre dans la maison, les attaque, leur tire dessus… »

Faysa parle à toute vitesse, nerveuse et en colère face à la mort de ces jeunes Palestiniens aux check-points. « Soit ils disparaissent en martyrs, soit ils vont en prison, ils n’en tirent rien », soupire-t-elle.

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Issa Amro (centre gauche), militant de Youth Against Settlements, et Mufid Sharabati (centre droit), discutent avec les soldats lorsque ceux-ci tentent de déplacer les manifestant - MEE/Julie Pronier

Pour elle, ces actions, comme elle les appelle, sont inutiles politiquement. « Nous sommes gouvernés par deux régimes différents : Israël et l’Autorité palestinienne. Si tu sors de l’autorité israélienne, tu restes sous autorité palestinienne. À qui devrais-je donner mon fils ? Aux Palestiniens ? Ok. Et que me donneront-ils en retour ? »

Plus tard dans la discussion, elle soupire : « Parfois, j’y pense moi aussi. Mais je n’arrête pas de réfléchir : pour qui devrais-je laisser mes enfants ? Devrais-je sacrifier mon âme ? Pour qui ? »

Son discours s’adresse indirectement à sa fille de 18 ans, Madeline, assise sur le canapé en face de sa mère et aux côtés de son père, qui fume en silence. Madeline, fiancée depuis peu, étudie pour devenir infirmière.

« Je pense constamment à elle et je m’inquiète pour elle. Mais elle ne pense pas pareil », explique Faysa. « Elle pense que sa mère veut la contrôler et lui interdire de sortir, mais non, j’ai peur que les soldats ou les colons la tuent à tout moment. Si elle bouge la main, qu’ils la suspectent, ils pourraient la tuer immédiatement. Elle pourrait être tuée aussi simplement que de boire de l’eau. »

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Un militant de Youth Against Settlements accroche des photos sur l’occupation israélienne à quelques mètres du check-point - Photo : MEE/Julie Pronier

Tenter d’agir dans et hors de Tel Rumeida

Pour tenter de soulager émotionnellement les jeunes et éviter qu’ils n’en viennent à passer à l’acte au risque d’y laisser leur vie, Faysa mobilise les femmes de Tel Rumeida au travers d’un petit groupe local.

« Nous organisons des formations. Sur la violence, les enfants, quoi faire pour que les enfants se sentent mieux […]. Tout ce qu’ils voient dans la rue, c’est la violence. Il n’y a rien d’autre que la violence […]. Nous discutons des sentiments des jeunes, leur disons qu’ils ne doivent pas faire tout ce qu’ils voient [dans les médias]. »

Pour elle, il s’agit de préserver des vies. « Tout le monde pense comme il veut, mais pour moi, ce soulèvement, ce mouvement, je suis contre. Tous les jours, des jeunes hommes, des femmes, des enfants sont arrêtés. Et dis-moi quel pays arabe lève le petit doigt ? Dis-moi qui a dit ‘’Je soutiens les Palestiniens’’ […] ? Tout le monde a perdu. Et ce qui a le plus perdu, c’est la famille. C’est fini. »

Même si elle n’a plus grand espoir, Faysa soutient les manifestations qui ont lieu au check-point. Pour Mufid, il s’agit aussi du seul moyen de résister. « Voilà notre situation, comme tu peux le voir. Nous nous tenons à la porte et les gens demandent à résister. »

Les manifestants, pendant ce temps, installent une grande toile blanche sur des chaises en plastique, appuyée sur les blocs de béton mis par l’armée à deux ou trois mètres à peine du check-point. Les étudiants en art de l’Université d’Hébron viendront y peindre en solidarité avec les habitants de Shuhada.

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Une toile montée près du check-point pour que les étudiants en arts de l’Université d’Hébron viennent y peindre afin de demander l’ouverture de la rue Shuhada - MEE/Julie Pronier

« Nous voyons la peinture comme faisant partie de la résistance […]. Comme tu le vois, c’est une campagne pacifique et humaine. »

Au moment où il finit de parler, les soldats sortent du check-point et retirent une exposition de photographies accrochée aux portes d’un magasin depuis longtemps fermé. Sous l’ordre des soldats, les manifestants déplacent leur tente d’une dizaine de mètres. Les journalistes et volontaires internationaux s’activent autour d’eux, caméra au point.

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Les étudiants en arts de l’Université d’Hébron viennent peindre pour demander l’ouverture de la rue Shuhada - MEE/Julie Pronier

Si certains des militaires ont dans la main une canette de gaz prête à être lancée, la situation restera calme.

Une fois les manifestants déplacés, les militaires rentrent dans le check-point et les étudiants en art sortent leurs pinceaux.

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Les étudiants en arts de l’Université d’Hébron viennent peindre pour demander l’ouverture de la rue Shuhada - Photo : MEE/Julie Pronier

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27 février 2016 - Middle East Eye - Vous pouvez consulter cet article à :
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