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Pourquoi on n’arrivera pas à vaincre ISIL
dimanche 13 décembre 2015 - John Mearsheimer
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John Mearsheimer lors d’une conférence à l’université de Chicago en avril 2012 - Photo : Varsha Sundar

Fin août 2006, John Mearsheimer et Walt Steve ont publié un livre intitulé « Le lobby israélien et la politique étrangère américaine » ; depuis, selon Mearsheimer, la vie a profondément changé.

« Cela coûte cher de critiquer Israël ou de critiquer le lobby, et la plupart des gens ne sont pas prêts à en payer le prix », a déclaré Mearsheimer à Al Jazeera.

Mearsheimer, spécialiste des questions internationales et auteur de plusieurs livres, a une opinion très négative de la politique étrangère américaine, et notamment de sa politique au Moyen-Orient.

Il affirme qu’on ne vaincra pas l’État islamique (ISIL) par la guerre traditionnelle parce qu’on « ne peut pas vaincre une idéologie ».

Mearsheimer travaille sur un nouveau livre qui aborde la relation entre le libéralisme et le nationalisme en politique internationale.

« Je pense que le nationalisme est l’idéologie la plus puissante de la planète et, quand le libéralisme et le nationalisme s’affrontent, le nationalisme gagne presque à chaque fois, » a-t-il dit.

Al Jazeera : Quel est votre point de vue sur la guerre que mène la coalition dirigée par les USA contre ISIL ?

John Mearsheimer : Je pense que l’Occident – c’est à dire en fait principalement les États-Unis - a une stratégie claire pour ce qui est d’ISIL, mais sa stratégie est profondément erronée. Les Etats-Unis et leurs alliés ont deux objectifs : le premier est de renverser le président syrien Bachar al-Assad et le second d’en finir avec ISIL grâce à la combinaison de la puissance aérienne occidentale et des forces locales sur le terrain.

Le problème de cette approche c’est que, maintenant que les Russes, les Iraniens et le Hezbollah ont décidé de maintenir Assad au pouvoir, les États-Unis, et l’Occident en général, ne peuvent plus le renverser.

Et du coup, les Russes et les Américains vont se retrouver en train de se battre par procuration à propos d’Assad, ce qui va nuire à la guerre que mène la coalition dirigée par les Américains contre ISIL.

Et plus important encore, il est impossible de remporter une victoire décisive sur ISIL parce qu’on ne peut pas vaincre une idéologie.

S’il s’agissait d’une guerre traditionnelle, il ne fait aucun doute que les Etats-Unis et les puissances européennes pourraient vaincre ISIL en déployant un grand nombre de soldats sur le terrain, mais le problème c’est que, en l’occurrence, les combattants d’ISIL s’évanouiraient tout simplement.

Ils disparaitraient dans les villes comme les talibans l’ont fait, et voilà ce qui se passerait : dans un premier temps, l’occupation, par l’Occident, de la Syrie et de l’Irak provoquerait la multiplication des terroristes ; et ensuite, une fois les Etats-Unis et leurs alliés partis, les combattants d’ISIL reviendraient comme les combattants talibans l’ont fait en Afghanistan.

Donc je le répète, essayer de renverser Assad n’a aucun sens maintenant que les Russes sont entrés dans la bagarre.

Al Jazeera : Plusieurs analystes soutiennent que la seule façon de vaincre ISIL est de mettre des troupes sur le terrain. Les États-Unis envisagent déjà l’envoi d’une force spéciale en Syrie et il y a déjà quelques troupes en Irak.

Mearsheimer : Oui, mais qui va envoyer des troupes se battre contre ISIL sur le terrain ?

Tout le monde sait qu’ISIL ne peut être vaincu par la seule puissance aérienne et qu’il faudrait des troupes au sol. Les Américains, pas plus que les Européens, ne veulent envoyer de troupes sur le terrain, car ils se souviennent de ce qui est arrivé en Afghanistan et en Irak. Cela ne fait qu’aggraver la situation. Il faudrait que les forces locales interviennent au sol et que les États-Unis et les Européens fournissent la puissance aérienne à l’appui de ces forces terrestres.

Mais le fait est, qu’il n’y a pas d’acteurs locaux qui soient prêts à se battre sur le terrain. On ne voit vraiment pas où on pourrait trouver la quantité de soldats qu’il faudrait pour battre ISIL. Et mettons même qu’on les trouve et qu’on parvienne à écraser les unités d’ISIL militairement et à les repousser hors du territoire qu’elles contrôlent actuellement en Irak et en Syrie, eh bien ça ne servirait finalement à rien parce qu’on ne peut pas vaincre une idéologie.

Et de plus, comme je l’ai dit, les combattants d’ISIL ne vont pas se mettre en ordre de bataille devant l’armée américaine. Ils vont se fondre dans les villes, la campagne et les villages, et ils reviendront se battre plus tard. Il n’y a donc aucune possibilité de vaincre ISIL par les armes.

Al Jazeera : On reparle ces derniers temps du désastreux échec du Renseignement étasuniens dans la guerre en Irak. Quelle est, à votre avis, la responsabilité des États-Unis dans la montée d’ISIL ?

Mearsheimer : Je pense qu’il ne fait aucun doute que les États-Unis sont les principaux responsables de l’apparition d’SIL.

ISIL n’existait pas avant l’invasion étasunienne de l’Irak. Et ISIL est largement le résultat de l’invasion américaine de l’Irak en 2003 et du renversement de Saddam Hussein.

A la pagaille que nous avons déjà créée en Irak, s’ajoute le fait que, vers 2011, les États-Unis ont décidé de chasser Assad du pouvoir, ce qui a contribué à engendrer la guerre civile qui déchire actuellement la Syrie.

Cela a évidemment fourni un terrain fertile à ISIL qui lui a permis de croître à pas de géant, donc il n’y a aucun doute dans mon esprit que les États-Unis ont joué un rôle essentiel dans ce désastre.

Al Jazeera : Est-ce que c’était délibéré ?

Mearsheimer : Ce qui est remarquable dans tout cela, c’est que l’administration Bush ne s’attendait pas à avoir le moindre problème en Irak. Ils pensaient que nous irions là-bas, que nous renverserions Saddam Hussein, que nous mettrions un leader bienveillant en place à Bagdad, puis que nous repartirions tranquillement pour aller envahir un autre pays.

C’était ça la doctrine Bush, et, bien sûr, il fallait être complètement idiot pour croire qu’une invasion américaine se passerait comme cela. La réalité c’est que nous avons provoqué un chaos en Irak qui a conduit à la création d’ISIL.

Al Jazeera : Nous arrivons à la fin du second mandat du président Barack Obama, comment évaluez-vous sa politique au Moyen-Orient ? A-t-il Poursuivi la doctrine Bush sous un autre visage et un autre nom ?

Mearsheimer : Je pense qu’il y a beaucoup de points communs entre ce qu’Obama tente de faire au Moyen-Orient et ce que le président Bush a fait.

La grande différence est que Bush a envahi deux pays [Afghanistan et Irak] avec les forces terrestres américaines, mais Obama sait que ce n’est pas une bonne idée, et c’est pourquoi il ne veut pas mettre des forces au sol en Syrie.

Néanmoins, le président Obama, tout comme le président Bush avant lui, veut absolument provoquer des changements de régime au Moyen-Orient.

Obama, comme Bush, veut remodeler le Moyen-Orient [par la force]. Comme nous le savons tous, les États-Unis ont participé au renversement du gouvernement libyen en 2011, et les États-Unis s’évertuent à provoquer un changement de régime en Syrie depuis le milieu de l’an 2000, alors que Bush était encore au pouvoir.

Obama n’a pas changé du tout de trajectoire. Il est profondément attaché à l’idée qu’Assad doit partir.

Donc, les États-Unis, sont, à bien des égards, une force de subversion du Moyen-Orient, qu’ils soient dirigés par Bush ou par Obama. Et quand on écoute différents candidats à la présidence des États-Unis, il n’y a aucune raison de penser que cette politique de changement de régime va être remise en question.

Al Jazeera : Mais le sentiment qui domine dans la région est que les Etats-Unis, pendant les premières années du mandat d’Obama, ne voulaient plus s’impliquer dans les bouleversements politiques au Moyen-Orient ?

Mearsheimer : Il est certain que les États-Unis ont retiré leurs troupes d’Irak et nous avons certainement diminué notre présence militaire en Afghanistan.

Mais je tiens à souligner qu’Obama ne quitte pas l’Afghanistan. Les États-Unis vont y laisser une force résiduelle dans les temps qui viennent. En ce qui concerne l’Irak, nous avons commencé à y envoyer de petites unités, et dans le cadre de notre lutte contre ISIL, nous sommes bel et bien de retour en Irak.

Il ne fait aucun doute que les États-Unis n’ont pas intérêt à mettre un grand nombre de troupes au sol, mais, en termes d’influence en Syrie et en Irak, les Etats-Unis sont toujours sérieusement dans le jeu. Ils essaient juste de le faire depuis les airs ou à l’aide de petites forces spéciales américaines sur le terrain.

Al Jazeera : Et sur la question palestinienne ?

Mearsheimer : L’administration Obama a fait de son mieux pour convaincre Netanyahou [le Premier ministre israélien] que la solution à deux Etats est de l’intérêt de tout le monde. Cependant, le gouvernement de Netanyahu est catégoriquement opposé à la solution à deux Etats. Ils veulent créer un Grand Israël et, en fait, on peut dire qu’ils ont déjà créé le Grand Israël.

Obama n’a pas réussi à convaincre les Israéliens d’accepter la solution à deux Etats. Il s’en est suivi un conflit entre Obama et Netanyahu qui, ajouté à l’accord nucléaire avec l’Iran, a dégradé les relations entre les Etats-Unis et Israël.

J’étais un partisan de la solution à deux Etats. Ce n’était pas la meilleure solution, mais c’était une bonne solution. Cependant, nous avons dépassé le stade où c’était possible.

Il n’y aura pas de solution à deux Etats. Il y a désormais - et il va continuer d’y avoir - un grand Israël, et à l’intérieur de ce Grand Israël, les Palestiniens sera bientôt plus nombreux que les Juifs israéliens. Cela signifie que vous aurez un Etat d’apartheid.

Et la question importante est de savoir si Israël pourra exister comme Etat d’apartheid dans l’avenir.

Al Jazeera : Mais Israël n’est-il pas déjà un état d’apartheid ?

Mearsheimer : Oui, certainement, dans les territoires occupés c’est un Etat d’apartheid, et les frontières d’avant 1967 peuvent appuyer cette façon de voir.

Le problème, du point de vue israélien, c’est que si on respecte le système du suffrage universel : une personne, un vote, l’état hébreu cessera d’être un état juif quand les Palestiniens seront plus nombreux que les Juifs. Alors les Israéliens auront le plus grand intérêt à avoir un état d’apartheid.

Cependant, il y a un hic, Israël se targue de faire partie du camp occidental, et les soutiens d’Israël ne cessent de répéter que nous partageons les mêmes valeurs, mais il sera impossible de le prétendre quand il deviendra évident qu’Israël est un Etat d’apartheid.

Al Jazeera : Le lobby israélien a-t-il toujours autant de pouvoir et d’influence à Washington ?

Mearsheimer : Le lobby est plus puissant que jamais. Le lobby est bel et bien vivant, et Israël va avoir vraiment besoin du lobby pour gérer le fait qu’il est en train de devenir – s’il ne l’est pas déjà - un Etat d’apartheid.

Cela va causer d’énormes problèmes aux États-Unis - et à l’Occident en général. Les Israéliens font le pari que le lobby réussira à les protéger. S’il n’y avait pas de lobby, le discours sur Israël aux Etats-Unis serait très différent de ce qu’il est aujourd’hui. Et les politiques du gouvernement des États-Unis et des gouvernements européens seraient aussi très différentes.

Le lobby est si puissant qu’il parvient à modifier - de manière très profonde - à la fois le discours et les décisions politiques. Le fait est que cela coûte très cher de critiquer Israël ou le lobby, et peu de gens sont prêts à en payer le prix.

Consultez également :

- L’Holocauste alibi mortel pour Israël, invoqué à tout bout de champ, afin de « justifier » l’occupation - 14 décembre 2008
- « Les Américains vont perdre la guerre en Iraq » - 22 août 2008
- La critique « sioniste libérale » de Walt et Mearsheimer - 24 novembre 2007
- Le lobby pro-israélien et la politique étrangère américaine - 16 octobre 2007
- Le lobby israélien et la politique étrangère américaine - 13 juillet 2007

8 décembre 2015 - Al Jazeera - Vous pouvez consulter cet article à :
http://www.aljazeera.com/news/2015/...
Traduction : Info-Palestine.eu - Dominique Muselet