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Les réfugiés sur les rivages d’Europe : l’effet boomerang des guerres impérialistes
lundi 7 septembre 2015 - Vijay Prashad - CounterPunch
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Dessin de Rafat Alkhateeb

L’une d’entre-elles, notamment, est particulièrement insoutenable – le corps du petit Aylan Kurdi. Il n’avait que trois ans. Il était originaire de la ville syrienne de Kobané, célèbre pour être sur la ligne de front de la bataille qui oppose l‘organisation de l’Etat Islamique et les milices kurdes (principalement le YPG et le PKK).

Le corps d‘Aylan Kurdi reposait dans la position fœtale. Rares furent ceux capables de détourner le regard sans que les larmes ne leur viennent aux yeux.

Le dessinateur jordanien Rafat Alkhateeb a fait un dessin d’Aylan Kurdi. Le corps du bambin repose de l’autre côté d’une clôture barbelée qui le sépare des continents du monde.

Des enfants comme Aylan Kurdi sont jetables dans l’imaginaire collectif. Des milliers d’enfants syriens sont morts dans le silence au cours de ce conflit. Des dizaines de milliers d’enfants meurent dans les conflits en cours à travers le monde.

Selon des estimations des Nations Unies la moitié des morts dans les zones de combat sont des enfants. En 1995, l’UNICEF rapportait que deux millions d’enfants avaient trouvé la mort dans des conflits au cours de la décennie précédente. Ce taux ne décroit pas. Les statistiques heurtent la conscience.

Mais c’est la photo d’Aylan Kurdi qui a ébranlé notre éthique morale – le monde se soucie-t-il vraiment du mal que les guerres et les politiques commerciales diaboliques font aux enfants ? Les preuves tendent à démontrer que ce n’est pas du tout le cas. On ne s’émeut l’espace d’un instant que lorsque l’on voit une photo comme celle du corps sans vie d’Aylan Kurdi. Il nous fend le cœur. Mais il ne changera guère notre politique.

L’Occident croît qu’il est acceptable qu’il intervienne pour influer sur l’économie politique du Tiers Monde – d’imposer à ces états les « réformes » pilotées par le FMI. Le Capital a le droit de ne pas avoir de frontières. Cette liberté ne s’applique pas à la main-d’oeuvre – aux personnes. La migration est interdite. Elle est haïssable. Les idées racistes permettent que des forteresses soient construites contre les mouvements naturels des personnes. Des clôtures barbelées et des miradors de camps de concentration bordent la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis, de même que des clôtures et les douves que constitue la Méditerranée bloquent l’entrée de l’Europe.

Si le Capital détruit la société ici, on ne peut autoriser son peuple à migrer là-bas.

L’Occident croît qu’il est acceptable qu’il renverse des gouvernements et bombardent ses ennemis dans les contrées du Tiers Monde. Il voit là toute l’étendue de son humanitarisme. Il appelle cela intervention humanitaire ou en langage onusien « responsabilité de protection » (R2P). Lorsqu’il détruit des états, comme il l’a fait de la Lybie, l’Occident n’endosse pas la responsabilité de la vie brisée des peuples de ces régions. Les bombes n’ont pas de frontières. Mais les réfugiés de guerre doivent faire de longues queues et être détenus dans des camps de concentration. On ne leur accorde pas la liberté de mouvement.

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Un réfugié afghan à son arrivée sur les côtes de Lesbos en Grèce- Photo : AFP/Soeren Bidstrup

L’hypocrisie est au cœur de la morale de l’élite occidentale. Elle utilise des mots comme « liberté » et « égalité » mais veut dire la plupart du temps le contraire. La liberté des êtres humains et l’égalité entre êtres humains n’ont pas d’importance. Plus importante est la liberté de l’Argent. C’est l’Argent qui ne peut voir sa liberté entravée.

L’Europe et les Etats-Unis veulent tous deux construire des murs pour empêcher la libre circulation des personnes. La Statue de la Liberté dans le port de New York arbore ces mots « Donne-moi tes pauvres, tes exténués, qui en rangs pressés aspirent à vivre libres. » Il s’agit du poème d’Emma Lazarus datant de 1883. Ces mots ne veulent aujourd’hui plus rien dire. Il n’y a aucune exhortation à envoyer les exténués, les pauvres en rangs pressés vers des lieux sûrs. Il y a surtout le chauvinisme inspiré par l’Etat qui dresse des barrières et profère des menaces de déportation.

La chanson de Woody Guthrie de 1961, « Deportee, » est plus appropriée : « Ils nous chassent comme des hors-la-loi, comme des voleurs de bétail, comme des brigands. Nous sommes morts dans vos collines, nous sommes morts dans vos déserts, nous sommes morts dans vos vallées et dans vos plaines. » Il aurait ajouté, nous sommes morts sur vos rivages.

Mais il n’y a pas que ces éléments toxiques. Il y a aussi l’éthique morale des peuples – en Allemagne des bannières de bienvenue aux réfugiés sont déployées lors de match de football, à Calais des convois de Britanniques ordinaires viennent apporter nourriture et vêtements aux réfugiés, en Europe de l’Est des militants internationalistes radicaux manifestent contre les néo-fascistes et racistes. Aux Etats-Unis, il y aussi les Dream Defenders (Défenseurs du Rêve) et United We Dream (Unis Nous Rêvons) qui se battent pour les résidents sans papiers, qui ont participé aux rassemblements pro-immigrants gigantesques et qui ont adopté le premier mai comme leur journée.

Ces signes du côté positif de l’histoire sont souvent ignorés par la presse, qui a tendance à médiatiser à outrance le côté négatif pour stimuler ses ventes. De tels gestes de solidarité nous disent ce qui est possible en Occident.

Aylan Kurdi est mort. Il reste beaucoup d’autres Aylan Kurdi. L’indignation que provoque en nous cette mort effroyable devrait nous amener à nous impliquer davantage dans une voie politique qui réclame la désescalade de la violence en Syrie et un processus de paix sérieux en Lybie, qui nous oblige à faire preuve de détermination dans notre combat contre la destruction de sociétés et d’Etats par le FMI et l’OTAN.

Ceci est, fondamentalement, un appel à un anti-impérialisme résolu. Qu’est-ce que l’impérialisme, sinon une force extra-économique comme la guerre ou la rédaction de réglementations commerciales inégalitaires qui permettent à une petite minorité capitaliste de confisquer la plus grande part de la richesse sociale produite dans le monde. Des réfugiés comme Aylan Kurdi sont des « réfugiés climatiques », des « réfugiés victimes du renversement de régimes » et des « réfugiés du FMI. »

Les gestionnaires de l’Occident ne parleront que de tragédies et de sécurité. Pour eux les gens sont des migrants, des déportés, ceux dont la mobilité doit être restreinte. Leur imagination est limitée. Ils ne voudront pas parler des causes du problème – les guerres et les politiques économiques qui jettent des millions de gens dans le statut de réfugié. C’est à nous de le faire. Au nom d’Aylan Kurdi.

Cet essai est paru dans BirGün, Ganashakti et CounterPunch.

4 septembre 2015 - CounterPunch - Vous pouvez consulter cet article à :
http://www.counterpunch.org/2015/09...
Traduction : Info-Palestine.eu - MB