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La dictature égyptienne pousse les migrants à la mer
vendredi 15 mai 2015 - David Hearst
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Photo BBC

L’Europe a versé des larmes de crocodile sur le charnier qu’est devenue la Méditerranée. Les réactions varient : des responsables britanniques ont reconnu à contrecœur qu’ils s’étaient trompés sur les conséquences de l’intervention militaire en Libye, d’autres réclament une nouvelle intervention. Peu ont montré qu’ils traiteront les noyades en masse pour ce qu’elles sont : une catastrophe humanitaire.

Les projets militaires proviennent de la Haute représentante de l’Union européenne pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité, la diplomate italienne Federica Mogherini. Son cabinet souhaite que des soldats des Etats membres de l’UE luttent contre le groupe EI en Libye et protègent le gouvernement, à savoir le parlement de Tobrouk (celui que la Cour constitutionnelle a dissous) – plutôt que son rival de Tripoli. Des gens sensés ont repoussé cette idée indiquant qu’ils veulent d’abord voir un accord entre les milices rivales avant d’envisager une quelconque intervention.

Alors que le Premier ministre britannique, David Cameron, a eu du mal à apparaître à la fois compatissant (par l’envoi de navires supplémentaires pour patrouiller en Méditerranée) et conservateur (les rescapés n’auront pas un recours automatique à l’asile), les pays présents à la réunion de l’UE ont été incapables de se mettre d’accord sur le nombre de réfugiés qu’ils auraient à accepter.

La crainte de voir les chiffres de l’immigration s’envoler a étouffé la réponse de l’Europe face à l’ampleur de la catastrophe humanitaire. Dans certains cercles, cette noyade de masse a constitué un motif de célébration manifeste. Deux tweets italiens résument l’humeur de l’Europe xénophobe : « 700 victimes... trop beau pour être vrai ! » et « Si seulement toute l’Afrique pouvait couler. » Katie Hopkins, chroniqueuse du tabloïd britannique The Sun, a décrit les migrants comme des « cafards » et a demandé à ce que des navires de combat soient envoyés pour couler leurs bateaux.

Comme l’a dit Kate Allen, directrice d’Amnesty International au Royaume-Uni, si des vacanciers s’étaient noyés plutôt que des migrants, à quel point les réactions auraient-elles été différentes ?

Que se cache-t-il derrière le pic de migrants ?

La véritable source de la plus grande vague de migration à frapper un Etat membre depuis la création de l’UE n’a pas encore été reconnue, encore moins analysée. Elle se cache dans les propres chiffres de l’UE, mais on note une réticence à en parler – et ce, pour une bonne raison.

Le chaos le long des rives est et sud de la Méditerranée est causé tant par les alliés de l’Europe que par ses ennemis. Voilà pourquoi un nombre croissant d’Arabes et d’Africains prennent la mer et pourquoi ce pic migratoire se produit maintenant, quatre ans après les révolutions arabes.

En réalité, les flux de migrants ont diminué suite au Printemps arabe. L’espoir était là. Des millions d’Arabes croyaient en un avenir meilleur.

Immédiatement après le renversement de Mouammar Kadhafi en août 2011, la pression migratoire a chuté presque entièrement, d’après Frontex, l’agence européenne en charge des frontières extérieures :

« Avec l’effondrement du régime de Kadhafi en août 2011, la pression migratoire a chuté presque entièrement et les détections sont restées très faibles en 2012. Mais pour l’année suivante, on constate un second pic dans les départs à partir de la Libye. »

Notez l’année (2013) du « second pic ».

Frontex poursuit :

« En 2014, les découvertes dans la zone centrale de la Méditerranée ont atteint un niveau stupéfiant. Plus de 170 000 migrants sont arrivés rien qu’en Italie, ce qui représente le plus grand afflux vers un seul pays dans l’histoire de l’Union européenne. De nombreux migrants ont quitté la Libye, où l’absence d’Etat de droit et de la moindre application des lois permet aux réseaux de passeurs de prospérer. Les Syriens et les Erythréens sont les deux nationalités les plus représentées, mais de nombreux Africains en provenance de régions d’Afrique subsaharienne utilisent également cette route. »

Les Syriens fuient via l’Egypte

En 2014, un tiers des 220 000 sans papiers qui sont arrivés en Europe par la mer étaient des Syriens fuyant la guerre civile. Cela coïncide avec le nombre de demandes d’asile. La Commission européenne rapporte que le nombre de demandeurs syriens a plus que doublé par rapport à 2013, atteignant 123 000 personnes. Ils représentaient 20 % de l’ensemble des demandes d’asile.

La situation n’a pas changé cette année : 36 390 migrants ont réussi la traversée jusqu’en Italie, en Grèce et à Malte, selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés (HCR). 1 750 personnes sont mortes et autant sont portées disparues. Par nationalité, les Syriens constituent le plus grand groupe de migrants : 8 865 migrants jusqu’à présent, puis les Erythréens (3 363 migrants), les Somaliens (2 908 migrants) et les Afghans (2 371 migrants).

Comment arrivent-ils en Europe ?

Il y a sept routes migratoires à travers les terres et par la mer vers les frontières de l’UE. Parmi elles, la route de la Méditerranée centrale partant de Libye vers Malte et l’Italie a connu la plus forte hausse des passages, de 15 900 migrants en 2012 à 170 760 migrants l’année dernière. La Syrie ne possède aucune frontière terrestre avec la Libye, alors une des routes qu’empruntent ces migrants traverse l’Egypte.

Maintenant, nous savons par quel pays passent les migrants et en quelle année leur nombre a explosé. Pas au début des révolutions arabes en 2011, mais deux ans plus tard.

Les chiffres pointent du doigt le coup d’Etat militaire en Egypte en 2013 comme ayant le plus grand impact sur les flux de migrants arabes d’aujourd’hui.

Le pic de migrants a fait suite au coup d’Etat de Sissi

Le coup d’Etat a eu un effet direct sur les quelque 250 000 à 300 000 réfugiés syriens qui avaient fui en Egypte, et sur la Libye elle-même, avec laquelle l’Egypte a une longue frontière poreuse. Les Syriens avaient été accueillis par le Président déchu Mohammed Morsi. Ils ont été autorisés à rester avec seulement leur passeport et des écoles ont été ouvertes pour leurs enfants. Quelques jours après le coup d’Etat, ces réfugiés sont devenus les premières victimes de la xénophobie nationaliste égyptienne qui les reliait, à tort ou à raison, aux Frères musulmans. Ils ont été expulsés et arrêtés. Les entreprises ont licencié leurs employés syriens. Le ministère égyptien des Affaires étrangères a affirmé que, fin 2014, 250 000 réfugiés syriens ont été recensés. Cependant, beaucoup ont été incontestablement contraints de fuir.

Le 6 septembre dernier, un bateau est parti de Damiette en Egypte pour Malte. Il a été percuté par un autre navire après que les migrants ont refusé de monter à bord d’un bateau plus petit et moins en état de naviguer. L’Organisation internationale pour les migrations (OIM) a déclaré, d’après les récits de deux survivants palestiniens, que 500 migrants étaient décédés. Ils venaient de Syrie, du Soudan et d’Egypte.

En outre, la Libye elle-même a été directement affectée par le coup d’Etat. Peu après juillet 2013, l’est de la Libye ainsi que la bande de Gaza ont été identifiés par l’animateur d’un talk-show proche des services de renseignement militaire comme les cibles potentielles d’une intervention militaire égyptienne. Ces régions ont été décrites comme des nids d’extrémistes islamistes qui menaçaient l’Egypte. Cet argument a rendu les observateurs perplexes, parce que les islamistes takfiris dans l’est de la Libye étaient réellement peu nombreux à cette époque et ils étaient situés à Derna, pas à Benghazi. Le groupe EI n’avait pas encore vu le jour et il n’y avait rien qui ressemblait à une « armée égyptienne libre » en train de se regrouper à la frontière, comme cela a été revendiqué par les médias pro-coup d’Etat au Caire.

Toutefois, la prédiction d’une intervention soutenue par l’Egypte est devenue réalité. Le 14 février dernier, la chaîne d’informations Al Arabiya a diffusé une vidéo de Khalifa Haftar, un ancien général de Mouammar Kadhafi, annonçant la suspension du parlement et du gouvernement et présentant une feuille de route en cinq points pour le pays. Son coup d’Etat n’a pas été pris au sérieux par le Premier ministre libyen de l’époque, Ali Zeidan, qui avait déclaré qu’Haftar « peut dire tout ce qu’il veut dire ou rêve de faire ».

Ce ne fut que le premier épisode d’une série de tentatives de dissolution du parlement de Tripoli. Des combats ont éclaté entre les milices de Misrata et Zintan et le groupe pro-islamiste, qui a finalement pris le nom d’Aube de Libye, a pris le contrôle de l’aéroport de Tripoli et de la plupart du centre du pays. Nous ne saurons jamais si le fragile équilibre post-Kadhafi entre les milices de Misrata et de Zintan se serait maintenu de lui-même. Probablement pas. Cependant, le général Haftar, l’Egypte et les Emirats arabes unis ont sans aucun doute fait basculer la Libye. Ainsi, ils s’assuraient que le despote égyptien aurait un ami despote à la tête de la Libye voisine, riche en pétrole.

La Libye de Khalifa Haftar et les trafiquants d’êtres humains

Khalifa Haftar lui-même n’hésite pas à faire du trafic d’êtres humains, selon des sources des services de renseignement libyens à Tripoli. Arabi 21 a décrit en détail les tribus liées à Haftar et les routes empruntées.

Un responsable de la sécurité cité par Arabi 21 a mentionné que la tribu al-Tabu, alliée à Khalifa Haftar, était active dans le transport de milliers d’émigrés clandestins du sud au nord et utilisait les routes sous sa protection. Alors que 40 % du trafic humain va vers le nord, la même source a indiqué que 30 % des migrants voyageaient vers l’ouest de la frontière égyptienne. En outre, il a déclaré que les officiers de l’armée égyptienne profitent de ce trafic, comme d’ailleurs ils le font de tout commerce réalisé en Egypte :

« Il a ajouté que chaque personne paie 100 dinars libyens aux passeurs d’Awlad Ali du côté égyptien de manière à être conduit dans la ville frontalière d’Imsaed, via un réseau de passeurs dirigé par des officiers des services de l’armée et du renseignement égyptiens qui reçoivent une commission pour chaque émigrant qu’ils font passer clandestinement. »

Ainsi, les personnes que soutiennent Federica Mogherini et les gouvernements britannique, français et italien sont elles-mêmes impliquées jusqu’au cou dans la traite d’êtres humains – tout comme M. Kadhafi utilisait l’immigration illégale pour faire pression sur l’UE. A cet égard, peu de choses ont changé.

Tandis que les navires britanniques, allemands et d’autres encore se dirigent vers la Libye pour patrouiller le long de la côte, leurs alliés en Egypte et en Libye poussent les migrants en mer.

Que réserve l’avenir en matière de flux migratoires ? L’Egypte est de moins en moins stable. De sa frontière avec Gaza jusqu’à la péninsule du Sinaï, où l’armée a détruit 10 000 maisons, en Egypte proprement dite, on recense un acte de violence politique contre l’Etat toutes les 90 minutes. Alors que la lutte politique en Egypte devient de plus en plus militarisée, alors que des millions d’autres Egyptiens abandonnent l’espoir d’un meilleur avenir économique, le nombre de migrants empruntant le même chemin désespéré ne peut qu’augmenter.

Il y a des centaines de milliers de migrants arabes aujourd’hui mais, de là où ils viennent, ils sont des millions d’autres.

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* David Hearst est rédacteur en chef de Middle East Eye. Il est éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, où il a précédemment occupé les postes de rédacteur associé pour la rubrique Étranger, rédacteur pour la rubrique Europe, chef du bureau de Moscou et correspondant européen et irlandais. Avant de rejoindre The Guardian, il était correspondant pour l’éducation au sein du journal The Scotsman.

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27 avril 2015 - Middle East Eye - Vous pouvez consulter cet article à :
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