Le premier jour du procès du plus grave accident minier en Turquie qui, en mai 2014, a coûté la vie à 301 personnes, l’attention de tout le pays est tournée vers Akhisar dans la province de Manisa. La petite ville d’environ 100 000 habitants est sous couverture médiatique nationale et internationale.
Les familles des mineurs disparus, un total de 487 personnes, ont déposé 139 plaintes individuelles contre le propriétaire de la mine, la Compagnie minière de Soma [Soma Mining Inc.] 8 des 45 accusés sont actuellement en garde à vue et inculpés pour l’homicide volontaire des 301 victimes.
La semaine dernière, la haute cour pénale d’Akhisar, l’organisme qui traitera les plaintes, a annoncé que les accusés incarcérés participeront aux auditions par vidéoconférence. Cette mesure a été prise afin d’empêcher une possible explosion d’indignation qui pourrait nuire aux accusés à l’intérieur du tribunal.
« Nous ne voulons pas les voir [les accusés] comme si nous suivions un film. Nous ne sommes pas des cannibales, nous ne les mangerons pas. » Ces mots sont ceux de Nursel Kocabas, dont le mari Mustafa fait partie des 301 victimes.
« Si leurs vies [celles des accusés] ont de la valeur, alors qu’en est-il des nôtres ? Nous voulons seulement qu’ils nous regardent en face […] Je veux qu’ils purgent la plus longue peine possible », a-t-elle ajouté.
Metin Feyzioglu, Président de l’Union du barreau de la Turquie, est parmi ceux qui suivent les audiences. Au vu des protestations de masse qui se sont produites contre les responsables du gouvernement après le drame l’année dernière, on s’attend à ce qu’il y ait plus d’un millier d’agents prenant en charge la sécurité dans la ville.
La catastrophe et ses suites
Le 13 mai 2014, un défaut de fonctionnement électrique d’un transformateur puis l’incendie qui a suivi ont pris au piège les travailleurs à l’intérieur de la mine. Tandis que la majorité des mineurs sont morts intoxiqués par l’oxyde de carbone, bon nombre d’entre eux ont été brûlés vifs.
En nombre de vies perdues, la catastrophe minière de Soma est la plus grave en Turquie depuis la catastrophe de Zonguldak de 1992, dans laquelle 270 mineurs ont perdu la vie. En plus du nombre de morts, les mineurs qui ont survécu doivent toujours faire face à des difficultés psychologiques.
Bon nombre d’entre eux sont sous antidépresseurs pour faire face au stress post-traumatique, et ils ont des difficultés à trouver du travail dans les mines à la suite de la catastrophe.
Pour Cigdem Yumbul, coordonnatrice de projet à l’Union des services psychosociaux d’urgences (APHB), le traumatisme, le chômage, les procès et la prochaine date anniversaire de la catastrophe ont un impact négatif sur les habitants de la ville de Soma.
« Les gens sont peu disposés à bénéficier d’une aide psychologique parce qu’ils craignent que cela ne les empêche de trouver du travail », a-t-elle observé. Selon les chiffres de l’APHB, près de 10 000 habitants de Soma ont été confrontés à divers niveaux de difficultés à la suite de la catastrophe.
Il est triste de constater que toute cette souffrance aurait pu être évitée si des mesures préventives avaient été prises. Des accusations de grave négligence concernant la sécurité ont été portées contre l’administration de la société, mais elles ont été rejetées par les responsables de la compagnie minière de Soma.
Une commission parlementaire a été mise en place pour étudier la cause de l’incendie et elle a publié un rapport en décembre dernier. Les résultats ont mis en évidence la négligence de la part de la société. Cependant, plutôt que les mesures de sécurité insuffisantes, se sont les règlements d’exploitation en Turquie qui ne répondaient pas aux normes internationales pour l’extraction minière dans les conditions de sécurité requises.
Avant l’accident de Soma, la Turquie n’avait pas signé la convention sur la sécurité et la santé dans les mines de l’Organisation internationale du travail (OIT) datant de 1955. Le document édicte des règles sur divers aspects de la sécurité et de la santé dans le travail minier, dont les inspections et la fourniture aux travailleurs de dispositifs et équipements spéciaux de protection.
La convention spécifie également des règles pour le suivi des activités des travailleurs dans les mines et des mesures appropriées dans les situations d’urgence, particulièrement la construction de caissons de secours.
On peut dire sans se tromper que si les règlements avaient répondu aux normes de l’OIT, une catastrophe de cette échelle aurait pu être facilement évitée. La Turquie n’a signé la convention qu’en décembre 2014, suite à la publication du rapport de la commission d’enquête.
Depuis 1941, plus de 3 000 mineurs ont été tués dans de semblables accidents. Rien qu’en 2012, 78 mineurs ont trouvé la mort, et ils étaient 95 en 2013. Une comparaison avec d’autres pays illustre la gravité de la situation.
Selon la Fondation de Turquie pour la recherche en politique économique (TEPAV), tandis que seulement une moyenne de 1,27 personnes mouraient en Chine par million de tonnes de houille extraites, le taux de mortalité est de 7,22 en Turquie. Le même chiffre est de 0,02 aux Etats-Unis.
Méthodes de privatisation et d’exploitation minière
L’ampleur de la catastrophe est en lien direct avec les méthodes des affaires dans le secteur minier en Turquie. Depuis la fin des années 1980, l’état accorde à des entreprises privées les licences nécessaires pour rechercher et exploiter les ressources naturelles souterraines, en échange de redevances versées à l’Etat.
Également connu comme sous le nom de « paiements de droits » - ce qui représente aujourd’hui le pourcentage le plus élevé des activités minières en Turquie - ce nouveau modèle économique pousse les entreprises privées à réduire leurs coûts afin d’augmenter leurs bénéfices.
La Compagnie minière Soma, par exemple, a racheté les droits d’administration et d’exploitation de plusieurs mines de l’Institut turc de la houille (TKK) en 2005 en échange de redevances pour ces droits. C’est actuellement le deuxième plus grand producteur de charbon en Turquie. Sur ses 5 500 employés, 5 000 sont des mineurs.
Dans une entrevue réalisée en 2012, le Président de la Compagnie Soma, Alpes Gurkan, exposa combien les entreprises privées parvenaient à abaisser les coûts d’exploitation et à augmenter la rentabilité des mines. « [Dans Soma] le coût pour produire une tonne de charbon se situait entre 130 et 140 dollars américains pour le TKK avant la privatisation. Nous avons garanti que nous abaisserions les coûts à 28,80 dollars avec un versement de droits de 15 % au bénéfice de l’Etat », avait révélé Gurkan.
Dans la même entrevue, il expliquait plus loin qu’ils ont simplement augmenté la productivité de la mine, et il a fièrement comparé les méthodes de production du secteur privé à celles des entreprises publiques.
L’augmentation de la productivité était la grande affaire après la privatisation de l’activité minière, mais le moyen d’y parvenir était critique. Allant dans ce sens, l’étude de la TEPAV parle d’elle-même : tandis que le taux d’accidents mortels est de 11,5 personnes par million de tonnes de charbon dans les mines gérées par le secteur privé, il est de 4,41 dans les mines administrées par le secteur public.
Selon Aziz Celik, professeur à l’université de Kocaeli et spécialisé dans l’étude de la syndicalisation et des politiques sociales, la prise de contrôle de mines peu lucratives du secteur public par les entreprises privées a augmenté les accidents mortels dans le travail minier.
« Par exemple dans la région de Zonguldak, les accidents mortels dans les entreprises privées sont douze fois supérieurs à ceux des entreprises contrôlées à 100% par l’Etat et à fort taux de syndicalisation », a déclaré Celik à Middle East Eye. « L’idée des conditions de travail flexibles en Turquie contribue à l’augmentation des accidents mortels dans le secteur. »
Syndicats et néolibéralisme
Les perspectives de syndicalisation en Turquie semblent être significatives : le nombre de morts dans des accidents du travail et les inspections périodiques de sécurité dans les mines, sont apparemment liés à la force et à la présence des syndicats.
Selon les données 2015, sur 12 millions de travailleurs enregistrés en Turquie, seuls 1,2 million d’entre eux sont adhérents d’un syndicat. Avec environ 9,3 %, c’est le taux le plus bas des pays membres de l’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE).
La situation est encore plus grave si l’on considère le nombre de travailleurs non-enregistrés. Le ministère du Travail et de la Sécurité sociale prend en considération uniquement les travailleurs enregistrés, masquant les véritables chiffres.
Au cours des quinze dernières années, la proportion de travailleurs disposant des droits nécessaires pour des négociations collectives a terriblement chuté en Turquie, et selon les données 2012 de l’OCDE, le vrai taux de syndicalisation est d’environ 4,5 %.
Bien qu’il y ait une tendance à la diminution dans les taux de syndicalisation de l’ensemble des pays de l’OCDE, cette baisse se produit à une vitesse plus rapide en Turquie avec la multiplication du nombre de sous-traitants et les initiatives gouvernementales pour la privatisation.
Selon Gamze Yucesan-Ozdemir, professeur spécialisée dans l’étude des politiques sociales et du travail en Turquie, il existe un lien direct entre les politiques néolibérales du gouvernement conduit par le Parti de la justice et du développement (AKP) et la réorganisation des modes de la production.
Dans son ouvrage intitulé « Le régime de politique sociale pendant les années de l’AKP », elle argumente sur le fait que les choix de la politique du gouvernement ont eu comme conséquence une forte augmentation des conditions de travail peu sécurisées.
« Les politiques sociales en Turquie ont amplifié le travail informel et la désyndicalisation, avec comme résultat l’insécurité au travail », a expliqué Yucesan-Ozdemir. « Les irrégularités et le recours à la sous-traitance sont maintenant répandues, préparant le terrain pour une présence croissante de sous-traitants et du travail temporaire. Cette situation a produit un impact négatif sur les salaires et les droits des travailleurs dans le secteur formel. »
Par conséquent, la flexibilité sur le marché du travail affecte les conditions de sécurité dans différentes entreprises. Et pour Aziz Celik, l’administration des industries à haut risque comme l’exploitation minière devrait revenir sous le complet contrôle des entreprises publiques.
« L’insécurité dans le travail et la sous-traitance dans le secteur public devraient cesser », explique Celik. « C’est la façon la plus efficace de réduire le nombre d’accidents mortels. »
En signant la convention de l’OIT et avec d’autres mesures, le gouvernement fait des efforts pour améliorer les conditions d’extraction, mais le retour des industries minières en Turquie à une complète propriété publique reste une option très éloignée dans l’avenir.
15 avril 2015 - Middle East Eye - Vous pouvez consulter cet article à :
http://www.middleeasteye.net/news/a...
Traduction : MEE