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Le dilemme de Grossman
mercredi 6 décembre 2006 - Gush Shalom - Uri Avnery


Le mot-clé aura été le mot « Hamas ». Prononcé à la tribune et distribué parmi le public, mais de deux manières différentes.

Il y a deux semaines, à la tribune du grand rassemblement annuel à la mémoire d’Yitzhak Rabin, l’écrivain David Grossman, seul orateur de l’événement, a prononcé un discours important. En son point culminant, Grossman a donné ce conseil au Premier Ministre : « Adressez-vous aux Palestiniens, Monsieur Olmert. Adressez-vous à eux par-dessus la tête du Hamas. Adressez-vous aux modérés parmi eux, ceux qui, comme vous et moi, s’opposent au Hamas et à sa voie. »

Au même moment, des militants de « Gush Shalom » circulaient parmi les 100.000 participants du rassemblement en distribuant un tract qui disait simplement : « La paix se fait avec l’ennemi - Parlez au Hamas ! ». Ils ont rapporté qu’une partie des participants avaient refusé de recevoir le tract mais que la majorité l’avait volontiers accepté.

Ces deux attitudes illustrent le dilemme auquel est confronté aujourd’hui le camp israélien de la paix.

Le discours de Grossman a fait sensation. C’était un excellent discours, le discours d’un écrivain qui sait utiliser les mots. Il a enthousiasmé ceux qui étaient là et a été accueilli comme un événement important par les médias. Grossman n’a, il est vrai, pas rappelé qu’il avait commencé par soutenir la guerre [au Liban­ - NdT] pour changer ensuite d’avis au cours de celle-ci, mais ce fait a précisément conféré un surcroît de crédibilité à la critique acérée qu’il a fait du gouvernement.

Il a en outre évoqué la tragédie personnelle qui l’a frappé lorsque son fils Ouri a été tué dans les dernières heures de la guerre : « La tragédie qui nous a frappés, ma famille et moi-même... ne me donne pas de droit particulier dans le débat public. Mais il me semble que se trouver face à la mort et à la perte entraîne aussi une sorte de sobriété et de lucidité. »

Il a forgé une formule nouvelle qui a immédiatement saisi l’imagination et dominé le discours public. « Nos dirigeants sont creux ! », a-t-il déclaré. Le sentiment général depuis la guerre est effectivement que c’est une direction vide de tout contenu, sans plan ni programme, dénuée de tout sens des valeurs, seulement préoccupée de sa survie. Et même si Grossman a parlé des « dirigeants » et pas d’Olmert personnellement, ce qualificatif lui convient comme nul autre : un affairiste politique qui met toute son énergie dans des combines et des retournements, sans élévation intellectuelle, sans perspective, sans personnalité ni inspiration.

Autre formule de son invention, au moment de parler de l’entrée d’Avigdor Lieberman au gouvernement comme Ministre aux Questions stratégiques : « La nomination d’un pyromane compulsif à la direction des services des pompiers de l’Etat ».

Je pouvais me sentir en plein accord avec 90% de ses propos. Je pouvais me sentir d’accord avec tout ce qu’il a dit de la situation de l’Etat, de la crise morale et sociale, du niveau de nos dirigeants et de l’impératif national de parvenir à la paix. Si je m’étais trouvé à la tribune (chose qui n’arrivera pas, comme je l’expliquerai plus loin), j’aurais dit des choses semblables, comme mes amis et moi l’avons fait au cours des dernières décennies.

La divergence entre nous, mais une divergence profonde et fondamentale, porte sur les 10% restants du discours. Et plus encore, sur ce qui n’a pas été dit.

Je ne veux pas parler des aspects tactiques. Par exemple, le fait qu’il n’y ait pas eu le moindre mot dans tout le discours pour évoquer la part du parti Travailliste dans le gouvernement, dans la guerre et dans la nomination de Lieberman. Olmert est coupable de tout. Amir Peretz a disparu.

Non, j’en ai à des questions plus essentielles.

Après une attaque frontale comme celle-là contre un leadership « vide », sans vision ni plan, on aurait pu attendre de Grossman qu’il présente, devant les dizaines de milliers de personnes rassemblées sur la place et qui aspirent à la paix, sa vision et son plan à lui comme solution au problème. Mais autant les mots de sa critique étaient clairs et sonores, autant ses propositions étaient pâles et banales.

Qu’a-t-il proposé ? De s’adresser aux « modérés » du peuple palestinien, par-dessus la tête de leurs dirigeants élus, afin de relancer le processus de paix. Voilà qui n’est pas terriblement original. C’est ce que disait (mais n’a pas fait) Ariel Sharon. C’est ce que disent (mais ne font pas) Ehoud Olmert et même George Bush.

Cette distribution en « modérés » et « fanatiques » du côté arabe est superficielle et trompeuse. Il s’agit, fondamentalement, d’une invention américaine. Elle élude les vrais problèmes. Elle comporte une forte dose de mépris pour la société arabe. Elle conduit à une impasse.

La proposition de Grossman détourne la discussion pour la mettre sur la voie de questions comme « avec qui discuter » et « avec qui ne pas discuter », au lieu d’établir clairement de quoi discuter : fin de l’occupation, création de l’Etat palestinien avec Jérusalem-Est pour capitale, retour à la ligne verte, solution au problème des réfugiés.

On aurait pu exiger d’un tel discours, en pareil lieu, pour pareil événement, que les choses soient dites haut et clair, au lieu de formules délibérément vagues. « Allez vers eux avec le plan le plus courageux et le plus sérieux qu’Israël est capable de proposer. Avec une proposition que tout Israélien et tout Palestinien, qui a la tête à l’endroit, reconnaît comme la limite de refus et de concession, pour nous comme pour eux. » Ça sonne bien, mais qu’est-ce que ça veut dire ?

Il est clair qu’il faut discuter de cette proposition avec la direction palestinienne élue, quelle qu’elle soit. L’idée qu’on peut discuter avec une partie du peuple palestinien (maintenant minoritaire) tout en ostracisant l’autre partie (maintenant majoritaire) n’est pas seulement fausse et trompeuse, elle est aussi imprégnée de cette arrogance et de cette présomption qui sont l’assise de l’occupation.

Grossman a une grande empathie pour les pauvres et les opprimés au sein de la société israélienne, et il l’exprime en des mots émouvants. On voit bien qu’il fait des efforts, vraiment de gros efforts, pour manifester une empathie semblable à l’égard de la société palestinienne qui souffre. Mais ça ne vient pas. C’est une empathie sans passion, sans vraie émotion.

Il dit que c’est « un peuple pas moins torturé que nous ». Pas moins torturé que nous ? Gaza comme Tel Aviv ? Rafah comme Kfar Saba ? Cette tentative - typique aussi d’une partie de ceux qui, en Israël, aspirent à la paix - d’établir une symétrie entre occupant et occupé, témoigne d’un défaut fondamental. Cela est vrai même si Grossman avait en tête la souffrance des Juifs au cours de l’histoire.

A propos des Palestiniens qui ont maintenant élu le Hamas lors d’élections parfaitement libres, Grossman déclare qu’ils sont « des otages aux mains de l’Islam fanatique ». Il est convaincu qu’ils changeront du tout au tout, dès l’instant où Olmert « leur parlera ». C’est là une attitude paternaliste, pour ne pas dire plus. « Comment se fait-il que nous n’ayons pas mis en ?uvre toute notre souplesse de réflexion, toute la créativité israélienne, pour arracher nos ennemis au piège où ils se sont mis eux-mêmes ? » Comprenez : c’est nous qui pensons, nous les créatifs, c’est à nous qu’il revient de sauver les pauvres Arabes de leur fanatisme.

Fanatisme ? Serait-ce un caractère génétique ? Ou est-ce un désir naturel de se libérer d’une occupation cruelle et étouffante, une occupation dont ils ne sont pas parvenus à se libérer de l’étreinte toujours plus serrée, même quand ils avaient élu un gouvernement « modéré » ?

Il en va de même pour la seconde proposition de Grossman, celle qui concerne la Syrie. A première vue, une proposition positive : Olmert doit répondre à toute offre de paix d’un dirigeant arabe. Excellent. Mais que propose-t-il à Olmert de faire ? « Offrez-lui (à Assad) un processus de paix s’étalant sur plusieurs années et au bout duquel seulement, et s’il a rempli toutes les conditions, respecté toutes les restrictions, il recevra le Golan en retour. Obligez-le à un long processus de dialogue. » Ni David Ben Gourion, ni Ariel Sharon n’auraient pu mieux tourner la chose.

En lisant cela, le trop plein d’enthousiasme a bien sûr dû faire tomber Bachar Al-Assad de son fauteuil.

Si l’on veut creuser les paroles de Grossman, il faut en rappeler le contexte.

Il n’y a pas un seul et unique camp de la paix israélien. Il y en a deux et la différence entre eux est importante.

Le premier, le camp grossmanien, s’intitule lui-même « camp sioniste de la paix ». Son option stratégique tient qu’il est interdit de s’éloigner du « consensus national ». Si nous perdions le contact avec ce consensus, pense-t-on dans ce camp-là, nous ne persuaderions pas le public. Il nous faut dès lors adapter notre message à ce que le public est prêt à recevoir à tout moment.

Au centre de ce camp-là, se trouve le mouvement « La Paix Maintenant », avec encore d’autres groupes et d’autres personnalités. Ce serait une approche parfaitement légitime si elle avait réussi à conquérir les foules. Ce n’est malheureusement pas ce qui s’est produit : « La Paix Maintenant » qui, en 1982, avait mobilisé des centaines de milliers de personnes pour protester contre le massacre de Sabra et Chatila, n’a réussi a rassembler que 150 personnes pour manifester contre le massacre de Beit Hanoun. (Les autres mouvements qui se sont associés à la manifestation, ont amené un nombre comparable de manifestants. Tous ensemble, ils étaient environ 300.) Cet ordre de grandeur était aussi celui de manifestations antérieures de « La Paix Maintenant », qui avaient bénéficié de davantage de temps de préparation.

Ce camp-là reste en relation étroite avec deux partis : le parti Meretz et l’aile gauche du parti Travailliste. Presque tous les fondateurs et les dirigeants de « La Paix Maintenant » se sont présentés à des élections comme candidats de ces partis et certains ont même été élus au Parlement. C’est une de ses fondatrices qui est actuellement Ministre de l’Education dans le gouvernement de guerre Olmert-Peretz.

Le deuxième camp, qu’on a l’habitude d’appeler le « camp de la paix radical », a adopté la stratégie inverse : énoncer à voix haute et claire notre message, même quand il est impopulaire et qu’il s’écarte du consensus. L’hypothèse est que le consensus suivra, lorsque cette vérité se sera démontrée à l’épreuve de la réalité.

Ce camp, auquel appartient « Gush Shalom » (dont je suis un militant) ainsi que des dizaines d’autres organisations engagées dans un travail quotidien acharné : depuis la lutte contre le Mur et les autres méfaits de l’occupation, jusqu’au boycott des colonies et au soutien des soldats qui refusent de servir dans les Territoires occupés.

Ce camp se distingue aussi de l’autre en ce qu’il agit en relation étroite avec des Palestiniens, depuis les membres de la direction palestinienne jusqu’aux simples villageois en lutte contre le Mur qui vole leurs terres. Récemment, « Gush Shalom » a entamé un dialogue avec les dirigeants du Hamas. Ces contacts aident à comprendre la société palestinienne dans toute sa complexité, avec ses sentiments et ses réflexions, ses v ?ux et ses espoirs.

Ce camp, qui n’est lié à aucun parti, sait qu’il ne deviendra pas un mouvement de masse. C’est le prix à payer. On ne peut pas être populaire quand on exprime des positions et qu’on pose des actes qui sont contraires au consensus. Mais alors, comment ce camp peut-il avoir une influence ? Comment se fait-il qu’au fil des ans, beaucoup de ses points de vue ont été acceptés par le public, y compris par des intellectuels comme Grossman ?

Nous appelons ça « la loi de la petite roue ». Une petite roue dentée, ayant sa propre impulsion, fait tourner une roue plus grande qui pousse elle-même une roue encore plus grande et ainsi de suite, jusqu’au c ?ur du consensus qui, alors, change.

Cela s’est confirmé dans des dizaines de cas, au fil des ans, et cela s’est à nouveau confirmé il y a quelques semaines, lors de la deuxième guerre du Liban. Nous avons appelé à manifester contre la guerre dès le premier jour, à l’heure où la toute grande majorité du public - y compris Amos Oz, David Grossman et d’autres - la soutenait sans réserve. Mais quand ses vrais mobiles et ses effets meurtriers ont commencé à se montrer, le consensus a changé. Nos manifestations se sont élargies, passant de 100 participants à 10.000. Même « La Paix Maintenant », qui a justifié la guerre, a modifié sa position et a, presque à la fin, organisé, avec le Meretz, sa propre manifestation anti-guerre. Finalement, c’est tout le « consensus national » qui a changé.

Certains disent que le « camp de la paix radical » et le « camp sioniste de la paix » remplissent des rôles différents mais qu’ils se complètent l’un l’autre dans la lutte décisive pour l’opinion publique.

C’est dans cet esprit qu’il faut juger du discours de Grossman également.

C’était un discours émouvant, et même un grand discours. Il ne contenait pas tout ce que nous aurions souhaité, mais, pour Grossman, et pour le camp auquel il appartient, c’était un grand pas dans la bonne direction.

Source traduction : Palestine Solidarité
Traduction de l’hébreu : Michel Ghys