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Comment l’Égypte a vu son gaz colonisé par Israël
jeudi 12 juin 2014 - Asa Winstanley
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Les ressources de gaz naturel égyptien sont une mine d’or potentielle pour la population d’Égypte, mais elles ont été gaspillées depuis plus d’une décennie, vendues à des prix défiant toute concurrence dans un arrangement totalement corrompu et conclu entre des responsables des services de renseignement égyptiens et israéliens, restés dans l’ombre.

Visionné à l’avance par MEE, Perte de pouvoir de l’Égypte, un nouveau documentaire de l’émission Al Jazeera Investigative Unit lundi [10 juin 2014] met à nu pour la première fois les véritables profondeurs du trou noir de l’énergie dans lequel les élites corrompues ont plongé l’Égypte.

Le principal bénéficiaire a été Israël, qui pendant des années a payé ce qui représentait un des plus bas prix du gaz naturel dans le monde.

MEE a également vu, et publie aujourd’hui les traductions de documents secrets obtenus par Al Jazeera qui vont aux fondements même de l’accord pour siphonner le gaz égyptien en direction Israël.

Les élites égyptiennes et israéliennes ont empoché les bénéfices. Mais l’affaire est devenue une pomme de discorde dans la rue égyptienne, allant même jusqu’à contribuer à l’insurrection populaire de janvier 2011 qui a renversé Hosni Moubarak.

En 2012, deux des architectes égyptiens de l’affaire ont été jugés coupables pour cette affaire et condamnés à 15 ans de prison. Mais les deux sont actuellement des hommes libres.

Aujourd’hui, avec le couronnement de l’ancien chef d’éta-major Abdel Fatah al-Sisi comme président égyptien (avec une victoire électorale de 96,9 pour cent), les personnalités impliquées dans l’affaire envisagent de retourner en Égypte.

Cette année, Sisi espère consolider son pouvoir en mettant au point un accord sur le gaz avec Israël - mais cette fois-ci le gaz irait dans la direction opposée. Les réserves de gaz récemment découvertes au large des côtes d’Israël signifient que celui-ci dispose d’un surplus qu’il veut vendre.

Et sous la menace imminente de plusieurs poursuites judiciaires aux coûts astronomiques liées aux accords passés et présents sur le gaz, l’Égypte sous le régime complaisant de Sisi est peu susceptible de refuser.

Prix cassés garantis

Toute l’affaire souligne à quel point l’État en sous-main, dont ses services de renseignement, contrôlent l’Égypte et son économie.

Le gouvernement américain, qui a refusé de qualifier de coup de force la prise du pouvoir par l’armée le 3 juillet, et cherche à assouplir les restrictions imposées sur les livraisons d’armes après les massacres de manifestants en août, encourage ces relations entre l’Égypte et Israël.

Les Etats-Unis le font comme un moyen d’exclure l’Égypte de l’équilibre régional des forces et de l’empêcher de contester la domination d’Israël.

Dans le nouveau documentaire d’Al Jazeera, l’ancien ministre israélien de l’énergie Yosef Patitzky a bien résumé les choses : « Les militaires en Égypte sont nos partenaires en collaboration dans cette région ... L’armée, le gouvernement, les services de renseignement nous considèrent comme légitimes, ce qui est très important et nous devrons encourager cela. »

Il a également dénigré tout espoir pour la démocratie en Égypte : « Qu’est-ce que [les Frères musulmans] ont à voir avec la démocratie ? Dieu le sait, il est ridicule de vouloir installer les valeurs occidentales dans un pays qui est entièrement islamique, dont beaucoup sont pauvres, islamistes fondamentaux [sic] ».

« Les prix étaient ridicules »

Hatem Azzam, ancien chef du Comité de l’énergie et de l’industrie au parlement égyptien, a déclaré à Al Jazeera que le gaz vendu à l’extérieur était « l’accord le plus corrompu de toute l’histoire de l’Égypte et de l’histoire du monde des hydrocarbures ... aucun autre accord de ce genre ... n’existe sur le planète ».

En 2012, Azzam a participé à des tentatives, après le soulèvement populaire, de réformer ce secteur. Avec une longue expérience dans l’industrie du pétrole et du gaz, Azzam a soutenu les décisions du premier Président démocratiquement élu de l’Égypte, Mohamed Morsi, de diligenter des enquêter sur la corruption passée.

Azzam explique que le régime a vu le gouvernement vendre du gaz à la société israélo-égyptienne East Mediterranean Gas (EMG) à 1,50 $ par mmBtu [million de British Thermal Unit].

Selon le spécialiste de l’énergie Mika Minio-Paluello (dont les chiffres surprenants sont un élément clé du documentaire d’Al-Jazeera), les ventes de gaz vers l’Allemagne à la même époque étaient entre 8 à 10 $ par mmBTU et dans le secteur de l’énergie de l’Asie plus lucrative, les pays comme le Japon payés environ 12 $ par million de BTU.

Même l’ancien ministre de l’énergie israélien Paritzky a déclaré que « les prix étaient ridicules ».

Le ministre égyptien du pétrole entre 1999 et 2011, Sameh Fahmi, a été arrêté pour son rôle dans l’affaire peu de temps après le soulèvement de janvier 2011 qui a renversé Moubarak. En juin 2012, il a été condamné à 15 ans de prison.

Le fondateur de l’EMG, Hussein Salem a fui l’Égypte pendant le soulèvement contre Moubarak. Il a ensuite été arrêté à son domicile en Espagne, mais il n’a jamais été extradé. Il a été jugé par contumace et condamné à 15 ans de prison, dans le cadre du même procès que Fahmi.

Les condamnations ont été annulées en 2013, et un nouveau procès est en cours.

Empocher la différence

La combine fonctionnait ainsi : EMG allait acheter le gaz pour 1,50$ par million de btu (un taux qui n’a été augmenté par la suite que très légèrement, restant bien au-dessous des taux du marché), puis vendre ce gaz bradé à Israel Electric Company pour 4$ par mmBTU.

Selon Mika Minio-Paluello, l’Eastern Mediterranean Gas [EMG] « recevait [le gaz] des Égyptiens au prix [ultérieurement plus élevé] de 3$ puis le vendait aux Israéliens pour 4,5$ en empochant simplement la différence ».

Dans une interview avec Al-Jazeera, l’ancien ambassadeur étatsunien en Égypte Edward Walker ne se montre nullement impressionné par la corruption : « C’est le genre d’accord qui aidait à cimenter le traité [de paix] israélo-égyptien et c’est pourquoi nous avons toujours été très positifs à son sujet sans entrer dans le côté corruption de la chose ».

Il a posé le vrai problème : « Cela se ramène toujours à ceci : est-ce que ça suffit au bénéficiaire pour arroser tout le monde ? Et je pense que la réponse est oui, et c’est pour cela que tout a commencé et qu’on a pu surmonter les problèmes politiques ».

Avec la colère populaire contre le contrat de gaz - colère qui a nourri le soulèvement de 2011 - il n’est pas étonnant que son architecte, Hussein Salem ait fui le pays.

Un document de l’an 2000 instituant EMG comme compagnie en Égypte, obtenu par al-Jazeera et publié par MEE en anglais, déclare seulement que EMG a été créé dans le but de « vendre ce gaz à la Turquie et à des États situés sur la rive orientale de la Méditerranée ». La perspective de vendre du gaz à Israël était si politiquement sensible que même ce document ne mentionnait pas le nom d’Israël.

Dans son document Perte de pouvoir de l’Égypte, Clayton Swisher, qui a retrouvé la trace de Salem exilé en Espagne le confronte avec l’accord.

Il a refusé toute interview, n’a répondu que par « sans commentaire » et a ri quand Clayton Swisher lui a demandé s’il était redevable d’une explication au peuple égyptien au sujet de l’actuelle pénurie d’énergie pendant qu’il vivait confortablement à Madrid.

A la question de savoir s’il retournerait affronter le système judiciaire égyptien, Salem a martelé : « Je suis espagnol ». C’est un argument que Salem, qui possède la double nationalité, utilisait avant que les juges espagnols ne statuent sur la demande d’extradition.

Dans le procès contre Fahmi, l’ex-ministre du pétrole, le Ministère public a déclaré que l’accord coûtait à l’Égypte plus de 714 millions de $ de perte de revenus par an.

Minio-Paluello a établi pour Al Jazeera une analyse qui évalue la perte entre 500 millions de $ et 1,8 milliards de $. Le total des préjudices causés par la dépréciation par Salem et d’autres du prix du gaz – destiné aussi à la Jordanie et l’Espagne – est estimé à 11 milliards de $.

« Je me contenterais de 50 milliards de $ »

Il existe un précédent à l’accord gazier, établi en 1994 quand un investissement israélien dans une raffinerie à 1,2 milliards de $ fut facilité par des responsables des services secrets égyptiens et israéliens.

Edward Walker, ambassadeur des États-Unis de l’époque, a évoqué en toute candeur le rôle des États-Unis pour aider à venir à bout de l’opposition du peuple égyptien à cet accord, considéré par beaucoup d’Égyptiens comme une normalisation avec un état ennemi. « Le projet … a donné une reconnaissance à Israël d’une manière qui a créé un malaise chez beaucoup d’Égyptiens. Cela lui donnait le contrôle sur une portion de l’économie … Mais on en est venu à bout, » dit Walker.

Créée en 2000 alors que Fahmi était Ministre du pétrole, EMG était une manière pratique de « venir à bout » de l’opinion populaire hostile aux échanges commerciaux avec Israël ». Le partenaire de Salem chez EMG était l’ancien agent secret et magnat de l’énergie Yossi Maiman. Salem lui-même était agent des services secrets dans les années ’60.

En 2004, Maiman prétendit au ministre israélien de l’énergie de l’époque qu’il était le seul courtier pour la vente du gaz égyptien. Selon un télégramme diplomatique étatsunien fuité par Chelsea Manning à Wikileaks, la participation de Maiman à EMG était de 25 % et celle de Salem de 65 %.

Shabtai Shavit a été directeur du Mossad pendant 7 ans dans les années ’90. Selon le journaliste israélien Shlomi Eldar, Shavit est celui qui a convaincu le Premier ministre israélien de l’époque, Ariel Sharon, de signer cet accord pourri avec les Égyptiens. Shavit fut recruté comme directeur général de EMG en Israël.

Yosef Paritzky, Ministre israélien de l’Énergie, s’opposa à l’accord, le qualifiant de « trop bon pour être vrai » et trop risqué pour les intérêts israéliens. Il pensait qu’Israël devait signer un accord direct avec l’Égypte plutôt qu’utiliser EMG comme intermédiaire.

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Le Ministre israélien de l’Énergie Benjamin Ben Eliezer et son homologue égyptien Sameh Fahmi signent un accord pour la fourniture de gaz naturel à Israël au cours d’une cérémonie dans les faubourgs du Caire, le 30 juin 2005 - Photo : AFP

Son avis fut rejeté et il fut écarté du pouvoir. L’accord fut finalement signé officiellement entre Sameh Fahmi pour l’Egypte et le successeur de Paritzky au Ministère israélien, Benjamin Ben Eliezer.

Né à Bassorah de parents juifs irakiens, Fouad Ben Eliezer devint militaire de carrière après avoir émigré en Israël en 1950. Il finit par devenir un ami proche du dictateur égyptien Hosni Moubarak, déplorant tout à fait publiquement son renversement par la révolte populaire de 2011, et le qualifiant de « leader irremplaçable ».

Dans le sillage de janvier 2011, la colère devant les ventes de gaz à Israël et l’instabilité sécuritaire dans la Péninsule du Sinaï ont interrompu le flux de gaz bon marché vers Israël. Mécontents, marginalisés et armés, des groupes locaux firent sauter et sabotèrent le gazoduc au moins 14 fois.

Selon la presse israélienne, les sociétés de Maiman ont connu des problèmes d’endettement, ayant perdu « leur principale source de profit » : le gaz égyptien bon marché. Comme l’accord signé entre l’Égypte et EMG garantissait 25 ans d’approvisionnement en gaz, Maiman réclame à présent à l’Égypte 8 milliards de $
Cette plainte déposé à la Banque Mondiale et auprès d’autres instances et tribunaux internationaux pourrait potentiellement entraîner la banqueroute de l’Égypte, selon l’analyste des énergies Mika Minio-Paluello.

Le géant espagnol de l’énergie Union Fenosa réclame également à l’Égypte 6 milliards de $. Par-dessus le marché, l’Égypte s’est déjà endettée à hauteur de 6 milliards pour le gaz qu’elle a acheté à des compagnies pour son usage intérieur. Au total, la dette et les engagements de l’Égypte pourraient se monter à 20 milliards de $.

Confronté à Swisher qui lui demandait de quel montant volé au peuple égyptien il se satisferait, Maiman a répondu : « Je me contenterais de 50 milliards de $ ».

Inverser le courant

Avec les pénuries d’énergie qui paralysent maintenant l’Égypte à tout bout de champ, ces actions en justice servent de menace pour intimider l’Égypte et l’amener à signer un nouvel accord avec Israël – cette fois-ci pour acheter du gaz.

Ces dernières années, plusieurs champs gaziers sous-marins importants ont été découverts au large des côtes d’Israël.

Le champ Leviathan contiendrait quelque 26 trillions de pieds cubes (TCF) de gaz [1 Tcf vaut 28 G.m³] . Mais c’est le champ Tamar (estimé contenir 10 TCF selon l’administration étatsunienne d’information sur l’énergie) qui devrait devenir la source de gaz pour l’Égypte.

Comme la fourniture vers Israël a été interrompue après des sabotages répétés, la compagnie publique Israel Electric Company a augmenté ses taux d’un tiers et menacé de coupures perlées.

Finalement l’Égypte a invalidé l’accord en avril 2012, tandis qu’Israël répondait en agitant la menace d’accuser l’Égypte de violer une clause du traité de paix de 1979 signé à Camp David.

Retour de la vieille garde

Tout a changé avec l’arrivée au pouvoir de Sisi suite à un coup d’état militaire en juillet 2013.

Morsi est en prison, faisant face à des accusations montées de toutes pièces, comme la collaboration avec le mouvement de la résistance palestinienne, le Hamas. Le parlement élu où siégeait Azzam a été dissous par l’armée en juin 2012.

Fait décisif, les accusations portées contre Salem ont été levées, et l’ancien Ministre de l’Énergie Sameh Fahmi a été libéré en mars 2013 en attendant un nouveau procès qui a été ajourné à maintes reprises.

Le pouvoir de Sisi désormais consolidé, l’autocrate égyptien soutenu par les États-Unis cherche à faire progresser le nouvel accord d’achat de gaz avec Israël.

En effet, Simon Henderson du Washington Institute for Near East a informé Al Jazeera que Noble Energy (qui exploite le champ de Tamar) « a examiné l’idée de vendre du gaz à l’Égypte. Il sera utilisé pour la consommation domestique de l’Égypte ou bien destiné aux usines de fabrication du GNL [Gaz Naturel Liquide] du Delta du Nil. »

Il a expliqué : « Le changement du gouvernement en Égypte signifie qu’Israël peut reconsidérer l’option de transformer une partie de son gaz en GNL…Sous le gouvernement Morsi, il était impensable que l’Égypte permette de telles livraisons [vers l’Asie] via le Canal de Suez. Le changement du gouvernement ouvre la voie devant un réexamen de cette potentialité. »

Et de conclure : « Le peuple égyptien peut peser le pour et le contre et choisir entre son confort en étant alimenté en électricité pendant 24 heures grâce à l’accord conclu avec Israël pour l’achat de gaz naturel, et ses principes et de ce fait, rester dans l’obscurité pendant des heures durant la journée. »

En janvier, il a été rapporté que l’Égypte a discrètement décidé qu’elle autoriserait les compagnies privées à importer le gaz. Puis, le mois dernier, Union Fenosa a signé un accord d’intention pour acheter jusqu’à 2.5 TCF du champ de Tamar pour une durée de 15 ans, le premier accord du genre pour l’export de gaz Israélien. The Economist a fait écho des rumeurs qui rapportent que le Groupe BG pourrait suivre l’exemple.

Dans le documentaire, l’ancien ministre Israélien de l’énergie, Yosef Paritzky, a été très franc au sujet des raisons qui ont conduit au renversement de Morsi : « Avec le retour de Sisi et le retour de l’ordre, je pense que le printemps est enfin de retour, et nous le sentons biens. »

Pour sa part, l’ancien ambassadeur Américain, Walker, a également souligné que Sisi est : « plus intéressant car il est différent de Morsi…notre souci majeur est de maintenir et d’entretenir de bonnes relations entre l’Egypte et Israël. »

D’autre part, Azzam n’est guère impressionné : « Ce réseau de corruption dans le secteur de l’énergie est l’une des raisons les plus fortes qui ont motivé la décision des responsables et des généraux de l’armée de lancer le coup d’État contre Morsi. »

Le front autour de l’East Mediterranean Gas pour la vente du gaz égyptien à Israël s’est peut-être effondré, mais un nouveau front émerge pour obliger l’Égypte à acheter un gaz israélien beaucoup plus coûteux.

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* Asa Winstanley est un journaliste indépendant basé à Londres qui séjourne régulièrement dans les TPO. Son premier livre “Corporate Complicity in Israel’s Occupation” est publié chez Pluto Press.
Voir son site web.

Du même auteur :

- Un rapport Addameer : Israël réprime durement les protestations pacifiques - 28 janvier 2014
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9 juin 2014 - Middle East Eye - Vous pouvez consulter cet article à :
http://www.middleeasteye.net/news/h...
Traduction : Info-Palestine.eu - CZ, AMM, Niha