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Qu’est-ce qui empêche une troisième Intifada ?
mercredi 28 mai 2014 - Jamil Hilal
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Décembre 1987, la première Intifada éclate dans Gaza - Photo : http://www.591photography.com/2012/...

Toutefois, une 3ème Intifada dépend de l’interaction de deux ensembles de processus : les conditions répressives et inhumaines collectives imposées dans la vie sous occupation, d’une part, et d’autre part, les changements qui ont eu lieu au sein de la société palestinienne en Cisjordanie et dans la bande de Gaza (CBG), ainsi que dans le mouvement politique palestinien dans son ensemble.

Processus menant à une 3e Intifada

Sous le couvert des Accords d’Oslo, Israël a mis au point un système d’apartheid bien verrouillé dans la CBG, marquée par une domination à l’échelle nationale des Palestiniens, la négation de leurs droits collectifs, leur humiliation et la paupérisation d’un nombre sans cesse croissant d’une partie d’entre eux.

Les mécanismes utilisés pour maintenir cette domination collective sont bien connus :
- le contrôle et la colonisation des terres et autres ressources naturelles
- le contrôle des frontières et du commerce extérieur, de l’approvisionnement en eau et en électricité
- la violence quotidienne exercée par les colons israéliens contre les civils palestiniens et leurs biens
- le mépris de la sacralité des lieux saints musulmans et chrétiens.

En outre, comme un état colonial de peuplement, Israël a annexé Jérusalem et ses environs et est en train de vider Jérusalem et la zone C - créée sous Oslo - de ses Palestiniens autochtones tout en les remplissant de colons juifs israéliens. Vingt ans après Oslo, une personne sur quatre en Cisjordanie est un colon. Israël n’a de cesse de fragmenter délibérément la CBG en « bantoustans » grâce à son système de routes de contournement réservées aux seuls Israéliens et reliant les colonies israéliennes directement aux villes israéliennes et villes de la Ligne verte [ligne de cessez-le feu de 1949], grâce à la construction du mur de séparation, aux checkpoints et aux barrages routiers ainsi qu’à l’impitoyable siège de Gaza.

L’occupation israélienne a également créé et maintenu des conditions de dépendance économique et financière de la CBG vis-à-vis de l’aide extérieure et des donations, et a ainsi imposé une économie de rente sur les deux autorités autonomes palestiniennes en Cisjordanie et à Gaza, produisant des taux de chômage élevés. Les Palestiniens sont en permanence exposés à des situations à haut risque dont les restrictions sur les déplacements, les démolitions de maisons, les couvre-feux et les bouclages, la détention et l’emprisonnement, les assassinats, les incursions militaires et les invasions directes, comme cela s’est produit en Cisjordanie en 2002 et dans la bande de Gaza en 2008-2009 et à nouveau en 2012.

Les 1,8 million de Palestiniens emprisonnés à Gaza sont également confrontés à des coupures d’approvisionnement en électricité, à la pénurie d’eau potable et à de sévères restrictions sur la fourniture de combustible, les matériaux de base pour la construction, les médicaments et d’autres biens et services nécessaires à leur simple survie.

Ces processus ont forcé les Palestiniens à l’intérieur et en dehors de la Palestine historique à reconnaître que dans un avenir prévisible, aucune perspective réelle n’existe pour un État indépendant et souverain avec Jérusalem-Est comme capitale, ou toute forme d’auto-détermination significative, et encore moins une application notable du droit au retour des réfugiés palestiniens dans leur patrie d’origine - un sentiment renforcé par l’échec honteux en avril 2014 des négociations menées sous la conduite du Secrétaire d’État américain John Kerry.

Il convient de noter que les accords d’Oslo n’ont en rien signifié un changement dans la politique israélienne envers le peuple palestinien dans les territoires occupés en 1967. Bien au contraire, ils se sont avérés une continuation de la politique coloniale d’Israël visant à chasser la population palestinienne autochtone et à implanter en lieu et place des juifs israéliens, à démolir les maisons, parmi d’autres violations des droits humains des deux côtés de la Ligne verte.

Les procédés décrits ci-dessus semblent créer les conditions pour une 3e Intifada . Cependant, d’autres processus interdépendants puissants dans la CBG s’y opposent : la propagation de l’individualisme (ou l’individualisation), le recul de la mobilisation politique et l’accentuation des inégalités socio-économiques.

L’individualisme et la perte des repères politiques

La propagation de l’individualisme signifie qu’un nombre sans cesse croissant de Palestiniens légitiment la promotion et la protection de leurs intérêts et préoccupations personnelles avant les intérêts collectifs et les préoccupations de leur communauté. Ceci est le résultat d’un certain nombre de facteurs.

Le premier est l’adoption d’un régime économique néolibéral par l’Autorité palestinienne (AP) , qui n’est pas une surprise puisque l’AP à été créée au plus fort de l’ère néolibérale mondiale et a été promue par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international. L’approche néolibérale a garanti à l’AP le soutien de ses principaux bailleurs de fonds, ainsi qu’à nombreuses ONG palestiniennes qui dépendent de l’aide étrangère.

Dans le cadre du régime néolibéral, le secteur privé a joué le rôle déterminant dans la formation de l’économie palestinienne, et la dépendance de l’Autorité palestinienne à l’égard de l’aide extérieure et des transferts fiscaux israéliens a été ainsi cimentée. Cette dépendance a rendu l’Autorité palestinienne vulnérable aux pressions politiques et fait en sorte que les nombreux employés de son vaste secteur public se méfient aujourd’hui de tout changement qui pourrait mettre en péril leurs moyens de subsistance.

L’individualisme est également le résultat de l’élargissement du rôle des ONG dans la CBG, dans le sillage de la mise en place de l’Autorité palestinienne en 1994. Beaucoup d’ONG, en particulier les grandes ONG, dépendent pour leur fonctionnement de ​​l’argent des bailleurs de fonds, en dépit de leur politique clairement néo-libérale et de la volonté prioritaire des donateurs de maintenir à tout prix le « processus de paix » issu d’Oslo. L’expansion significative du nombre et des types d’ONG a signifié, dans la plupart des cas, la disparition des associations représentatives et basées sur le volontariat au profit d’associations professionnalisées sans aucun mandat leur permettant de représenter les intérêts d’un groupe quel qu’il soit.

Un troisième facteur lié au processus d’individualisation a été le déclin de l’influence et de la crédibilité des organisations politiques, et la lourde responsabilité de la bureaucratie de l’AP et des institutions officielles dans l’illusion que cela mènerait bientôt à un État palestinien indépendant. La culture politique largement égalitariste « des frères et camarades » et l’accès relativement facile aux dirigeants selon le rang et l’appartenance qui existaient avant les accords d’Oslo, ont été remplacés par les institutions d’un pseudo-État, avec ses structures hiérarchiques et discours rigides. Il y a maintenant des ministres, des directeurs généraux et autres grades civils et militaires, chacun avec ses privilèges spéciaux et ses fonctions. Cela a considérablement réduit la capacité des organisations politiques - y compris les deux plus grands mouvements palestiniens, le Fatah et le Hamas - à mobiliser au niveau populaire sur les questions nationales. La plupart des cadres du Fatah et du Hamas ont été absorbés dans les institutions formelles et bureaucratiques établies par les deux mouvements en Cisjordanie et à Gaza.

La marginalisation des institutions nationales palestiniennes apparaît le plus clairement dans la mise à l’écart pure et simple des institutions de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), qui représentait dans le passé les communautés palestiniennes à l’intérieur et à l’extérieur de la Palestine historique. La disparition des institutions de l’OLP a concerné la plupart, sinon la totalité, des organisations populaires et des syndicats, qui ont aujourd’hui perdu une grande part de leurs militants de base à l’intérieur de la CBG et dans les autres communautés palestiniennes. Non seulement les Palestiniens ont perdu l’OLP comme institution nationale représentative et fédératrice, mais ils ont hérité d’une AP divisée entre deux autorités autonomes, sous une occupation coloniale avec ses implantations et sous son siège étouffant. En effet, les Palestiniens ont été manipulés et ont souffert de la stratégie israélienne de fragmentation du peuple palestinien, aux niveaux géographiques et institutionnels.

Le résultat net est la perte de repère et d’ancrage politiques, et l’absence d’une population mobilisée qui pourrait déclencher une nouvelle Intifada contre l’État colonial. Les organisations politiques, les syndicats et les organisations de masse avaient joué un rôle essentiel dans le déclenchement de la 1ère Intifada, et la faible capacité de la population aujourd’hui à endurer les souffrances nécessaires compromet la possibilité d’une 3e Intifada.

La nouvelle classe moyenne et les ouvriers : pas d’Intifada en vue

L’établissement de l’AP a engendré des transformations de classe importantes en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza. Des inégalités structurelles se sont exacerbées entre les régions, les villes, les villages, les camps et les familles.

Une classe moyenne assez importante a émergé qui dépend largement de l’emploi dans les différents ministères de l’AP et les appareils de sécurité, les organismes donateurs, les ONG et le secteur privé à but lucratif à l’influence croissante, y compris de nouveaux secteurs économiques comme les communications, l’électronique, les assurances, la banque et la finance, la publicité et le marketing. Ceci a coïncidé avec une expansion énorme du champ de l’éducation à tous les niveaux et des soins de santé, en plus d’une augmentation notable du nombre de professionnels tels que des avocats, des ingénieurs et des architectes, entre autres.

Cette nouvelle bourgeoisie a un intérêt évident à ne pas faire de vagues. Une proportion croissante de la nouvelle classe moyenne est maintenant empêtrée dans des prêts bancaires contractés pour des maisons neuves, des voitures, des meubles, etc. Tout arrêt des salaires de l’AP ou d’autres employeurs fragiliserait cet important segment de la population, comme cela s’est produit plus d’une fois depuis la Deuxième Intifada.

Une grande partie de la bourgeoisie palestinienne en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza est réticente à s’engager dans un soulèvement tant qu’elle craint de perdre ses moyens de subsistance.

Ce qui ne veut pas dire bien sûr que les travailleurs aux revenus plus faibles en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza sont en position de lancer une Intifada, comme l’ont fait les travailleurs tunisiens par leur puissant mouvement syndical en 2011. Certes, comme les Tunisiens avant le soulèvement, ils ont moins de sécurité d’emploi, des salaires plus bas, peu des droits sociaux de la nouvelle classe moyenne, et des taux de chômage plus élevés que n’importe quel autre groupe autre que les diplômés universitaires.

Mais plus crucial, les ouvriers palestiniens sont dispersés dans des dizaines de milliers de petites et très petites entreprises, et la majorité d’entre eux n’est pas syndiquée ; en fait, la classe moyenne (par ex. les enseignants, les avocats, les ingénieurs, les fonctionnaires, les employés de l’UNRWA) est plus syndiquée que la classe ouvrière. De plus, environ 10 pour cent de la population active de Cisjordanie continuent d’être employés en Israël et dans ses colonies en tant que travailleurs manuels, selon le Bureau central palestinien des Statistiques.

Il est à noter que les distinctions de classe et de statut fondées sur la richesse et la position sociale n’ont jamais été aussi flagrantes qu’elles le sont devenues ces derniers années, ni la consommation ostentatoire de voitures de luxe, villas, magasins, restaurants et hôtels cinq-étoiles. Pendant la Première Intifada, les distinctions flagrantes étaient en grande partie entre l’occupant et l’occupé. Aujourd’hui, elles sont très visibles entre les différents segments de la population occupée et assiégée.

Certains analystes estiment que l’effondrement de l’AP, qu’il découle d’une décision palestinienne de dissolution ou sous l’effet des pressions israéliennes et états-uniennes, conduira à une nouvelle Intifada. D’autres analystes ont évalué les répercussions d’un effondrement de l’AP et formulé des recommandations pour faire face à différents scénarios. Il reste une question ouverte, la chute de l’AP conduirait-elle finalement à une nouvelle Intifada ou plutôt à des actions délibérées pour contester et inverser les limites de l’action collective ?

Une Intifada contre l’AP elle-même dans ses configurations en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza est peu probable, en partie parce que la question nationale continue de prévaloir sur le traitement des questions locales. Des sondages suggèrent l’existence d’un soutien de l’opinion publique à une poursuite de l’AP en dépit des sentiments mitigés des personnes interrogées. Une majorité de Palestiniens en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza croit que les institutions palestiniennes sont corrompues : 77% pour les institutions en Cisjordanie et 68% pour celles de la Bande de Gaza. Toutefois, la plupart ne veulent pas voir la dissolution de l’AP.

Ce que nous sommes plus susceptibles de voir, c’est la continuation des protestations et autres tentatives de pression sur les deux autorités autonomes, telles que des manifestations contre la hausse des prix, le chômage et les retards de paiement des salaires. Elles ne sont pas de nature à accélérer le déclenchement d’une nouvelle Intifada contre les deux autorités palestiniennes.

D’un côté, une telle action sera considérée comme faisant le jeu d’Israël, et de l’autre, les deux autorités sont bien équipées (en termes de sécurité) pour réprimer de telles tentatives. Il est à noter que les deux autorités rivales ont encouragé les protestations sur le territoire de l’autre en dépit de nombreux accords pour mettre fin à la division. En ce qui concerne l’accord d’avril 2014 pour mettre fin à la division, son résultat est encore imprévisible.

Un avenir sombre ?

Pour l’avenir proche, les Palestiniens sous occupation continueront d’être ballotés entre la nécessité d’une action collective pour la liberté, l’autodétermination et la souveraineté, et les contre-pouvoirs créés par l’économie libérale, la dépendance à l’aide et l’atomisation sociale et politique.

Cette réalité est étayée par les opinions divergentes exprimées par les élites politiques ainsi que le grand public. Par exemple, un sondage de novembre 2013 montrait que 60 pour cent des personnes interrogées en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza prévoyaient une troisième Intifada dans un avenir proche, mais seulement 29 pour cent disaient qu’ils l’appuieraient.

Quant à un soulèvement contre l’AP, un sondage de septembre 2013 auprès de la jeunesse palestinienne - le secteur dont on pensait qu’il serait le plus favorable à un soulèvement - a révélé que seuls 30 pour cent des jeunes de Gaza ont dit qu’ils soutiendraient l’irruption d’un tel soulèvement dans la Bande de Gaza, tandis que 63 pour cent ont dit qu’ils y étaient opposés. En Cisjordanie, seuls 21 pour cent des jeunes ont dit soutenir un soulèvement contre l’AP alors que 72 pour cent ont dit s’y opposer.

La répression d’Israël, la discrimination et l’humiliation des Palestiniens, et son pillage et sa négation de leur droits historiques, nationaux et civiques n’ont jamais été aussi massifs qu’aujourd’hui. Pendant ce temps, les négociations ont abouti à une impasse et la résistance militaire a montré ses limites.

Néanmoins, il ressort de l’analyse ci-dessus que la fragmentation géographique et politique du peuple palestinien, la montée de l’individualisme, les inégalités accrues en Cisjordanie et à Gaza engendrées par l’économie néolibérale, et la dépendance vis-à-vis de l’aide extérieure et des transferts entravent considérablement l’émergence de l’action collective nécessaire pour aider à mettre fin à l’occupation israélienne.

Il faut nous attendre à voir la poursuite du schéma de protestation et de résistance de ces deux ou trois dernières années : des affrontements localisés avec la puissance coloniale et ses colons en Cisjordanie et des affrontements militaires intermittents dans la bande de Gaza, avec des flambées d’indignation contre la situation générale dans les deux territoires, qui restera hautement volatile et explosive mais manquera de l’agent organisateur nécessaire à un soulèvement de masse.

Un changement dans la dynamique actuelle ne peut advenir que si les Palestiniens vivant sous occupation, les citoyens palestiniens d’Israël, les réfugiés et les exilés palestiniens soient en possession des instruments d’organisation de l’action collective contre le pouvoir colonial.

Ceci nécessite un processus démocratique et représentatif qui se fixe pour objectif de reconstruire les institutions nationales palestiniennes, en particulier celles de l’OLP et ses organes populaires et professionnelles. Il faut également le développement d’une stratégie nationale claire qui engage toutes les parties du peuple palestinien et transcende l’impasse créée par la focalisation étroite sur des négociations et/ou une confrontation militaire comme les seuls moyens disponibles pour sauvegarder les droits palestiniens.

En effet, les Palestiniens doivent comprendre que la résistance implique une stratégie globale qui va au-delà de la résistance militaire et couvre toutes les formes d’engagement, y compris les voies juridiques, diplomatiques, politiques, culturelles et économiques, ainsi que des mesures de boycott, désinvestissement et sanctions contre Israël comme prônées par le mouvement BDS. Quant au secteur privé, il doit être orienté de manière à favoriser une économie capable de fonctionner sous et de résister à l’occupation israélienne tout en répondant aux besoins des Palestiniens de la Cisjordanie et de la Bande de Gaza dans leur lutte pour la survie.

Il est manifestement nécessaire et urgent de mettre en place, sans hésiter, une stratégie de démantèlement des structures du pouvoir colonial créées par Oslo et de redéfinir radicalement les fonctions de l’AP - si une décision nationale est prise pour la maintenir sous une forme ou un autre - et, en particulier, le rôle et les fonctions de ses forces de sécurité, conformément à une stratégie nationale globale conduite par une OLP réformée et restructurée. En outre, les partis politiques palestiniens ont besoin de retrouver leur représentativité et leur capacité à mobiliser le potentiel du peuple palestinien.

S’il doit y avoir une nouvelle Intifada, ses objectifs, ses stratégies, ses formes et ses localisations doivent faire l’objet d’un débat et d’un soutien nationaux pour qu’elle atteigne ses objectifs.

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* Jamil Hilal est un sociologue palestinien indépendant et écrivain, et il a publié de nombreux livres et de nombreux articles sur la société palestinienne, le conflit israélo-arabe, et les questions du Moyen-Orient. Il a édité Where Now for Palestine : The Demise of the Two-State Solution (Z Books, 2007), et avec Ilan Pappe Across the Wall : Narratives of Israeli-Palestinian History (IB Tauris, 2010).

20 mai 2014 - Al-Shabaka - Vous pouvez consulter cet article à :
http://al-shabaka.org/whats-stoppin...
Traduction : Info-Palestine.eu et ISM - CZ & MR