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Sharon, architecte de la terreur
jeudi 16 janvier 2014 - Ahmed Moor

À bien des égards, Ariel Sharon était le sioniste le plus accompli de sa génération. Il incarnait une conception expansionniste et avide du privilège juif en Palestine (l’essence-même du sionisme), alors que bien avant, bon nombre de ses coreligionnaires avaient déjà affirmé se contenter de moins. Ses idées prophétiques sur sa société lui ont permis d’appliquer avec succès sa politique astucieuse et sa démarche militariste.

La campagne d’épuration ethnique qu’il a menée toute sa vie, la soif d’atrocités à l’encontre des civils palestiniens et libanais dont il faisait preuve ainsi que sa brutalité incessante ont rendu possible l’émergence du Grand Israël qu’il désirait tant.

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Les massacres de septembre 1982 dans les camps de Sabara et Chatila ont été orchestrés par Sharon et exécuté par ses supplétifs libanais

Pour les Palestiniens et les défenseurs des droits de l’Homme, les tactiques et les stratégies qu’il a employées forment la majeure partie de l’héritage qu’il laisse. Pourtant, ce serait une erreur de fermer les yeux sur son apport au programme de colonisation et au processus connexe de fragmentation de l’armée israélienne : la société israélienne continuera d’hériter d’un lourd tribut pour les décennies à venir.

Ariel Scheinermann est né en 1928 dans la Palestine alors occupée par la Grande-Bretagne, dans une famille d’immigrants juifs provenant de l’actuelle Biélorussie. Ses parents, qui ont reçu une bonne éducation, sont arrivés en Palestine avec la troisième vague d’immigration européenne sous l’égide du Mapaï, un mouvement de travailleurs exclusivement juif.

Il est difficile de savoir quand Scheinermann a pris le nom de Sharon, mais ce faisant, il a réaffirmé la tendance qu’avaient les juifs israéliens à tenter de rompre avec la communauté juive européenne et tout ce qui y était associé. À 14 ans, Sharon a rejoint un groupe de jeunes paramilitaires. Il s’est finalement engagé dans la Haganah, milice qui a plus tard donné naissance à l’armée israélienne.

Par son audace et sa volonté de mener des attaques contre les civils, il a su gagner en autorité parmi ses compagnons. En 1953, il a orchestré le massacre de 69 civils palestiniens à Qibya, alors qu’il était à la tête de l’« Unité 101 », une unité tristement célèbre de l’armée israélienne, dont la mission était de faire payer en lourdes pertes de civils les communautés palestiniennes ayant résisté à l’épuration ethnique de la Palestine.

Les meurtres commis à l’époque, pour la plupart de femmes et d’enfants, laissaient présager la responsabilité de Sharon dans le massacre de Sabra et Chatila, quelques décennies plus tard.

Sabra, Chatila et le Hezbollah

L’invasion du Liban par Israël en 1982 était soi-disant destinée à empêcher les guérilleros de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) d’attaquer les avant-postes israéliens près de la frontière israélo-libanaise. Les forces israéliennes ont bombardé et assiégé Beyrouth alors que les puissances mondiales ont pris part à des négociations pour mettre un terme aux dévastations.

Les Israéliens ont accepté de se retirer en échange de l’exil de Yasser Arafat en Tunisie. Arafat et ses combattants ont été contraints d’abandonner les camps de réfugiés de Sabra et Chatila, des ghettos urbains pauvres et densément peuplés situés dans la banlieue de Beyrouth. Les civils qui y vivaient ont été laissés sans défense face aux Israéliens et à leurs alliés, dont les milices des Phalanges libanaises. Après le départ de l’OLP, Sharon a invité les Phalangistes à se déployer dans les camps de réfugiés. Ils y sont restés deux jours, massacrant environ 3 000 hommes, femmes et enfants palestiniens et libanais.

Robert Fisk, journaliste correspondant du journal The Independent, a été l’un des premiers à se rendre à Chatila après le retrait des Israéliens. Dans son ouvrage Liban, nation martyre, il décrit l’ampleur de l’atrocité :

« Ce que nous avons trouvé dans le camp palestinien à 10 heures du matin, le 16 septembre 1982, défie l’entendement... Mais ces gens, des centaines, ont été exécutés alors qu’ils étaient sans armes. C’était un massacre de masse, un événement – combien il est facile d’utiliser le mot “événement” au Liban – c’était aussi une atrocité. C’est allé bien plus loin que ce que les Israéliens auraient appelé, en d’autres circonstances, une action terroriste. C’était un crime de guerre.
Bill Foley de l’AP était avec nous. Tout ce qu’il a pu dire alors qu’il visitait le camp, c’était ’Jésus Christ’ encore et encore. Nous aurions pu témoigner de quelques exécutions ; même d’une dizaine de corps, tués dans le feu du combat. Mais il y avait dans les maisons des femmes étendues avec leurs jupes déchirées au niveau de la taille et leurs jambes écartées, des enfants aux gorges tranchées, des rangées de jeunes gens abattus dans le dos après avoir été alignés au mur d’exécution. Il y avait des bébés – des bébés tout noirs car ils avaient été tués 24 heures auparavant et que leurs petits corps étaient déjà en état de décomposition – jetés dans des dépotoirs à côté de boîtes de rations américaines abandonnées, de matériel de guerre israélien et de bouteilles de whisky vides.
Où étaient les meurtriers ? Ou pour utiliser le vocabulaire des Israéliens, où étaient les ’terroristes’ ?
Quand nous sommes redescendus en voiture vers Chatila, nous avons vu les Israéliens tout en haut des appartements de l’avenue Camille Chamoun mais ils n’ont pas essayé de nous arrêter. C’était seulement quand on a repris notre chemin et dépassé l’entrée de Chatila que Jenkins a décidé d’arrêter la voiture. ’Je n’aime pas ça, a-t-il dit. Où sont-ils tous ? Quelle est cette p....n d’odeur ?’
Dans une ruelle à notre droite, à pas plus de 50 mètres de l’entrée, s’entassait une pile de cadavres. »

Les Palestiniens ne sont pas les seuls civils au Liban qu’Ariel Sharon a terrorisés. L’assaut brutal mené contre les chiites libanais au cours de la marche vers Beyrouth a entraîné la création du Hezbollah. L’occupation désastreuse qu’Israël a imposée pendant 20 ans dans le sud du Liban a galvanisé et renforcé davantage le mouvement. Les combattants du Hezbollah ont rapidement commencé à infliger des pertes aux Israéliens qui ont dû finalement se retirer de la quasi-totalité du Liban en 2000.

Les juifs israéliens se sont tout d’abord opposés à la brutalité sectaire d’Ariel Sharon et à ses crimes de guerre, voire à ses desseins. Suite à une enquête menée par une commission gouvernementale sur son rôle dans le massacre de Sabra et Chatila, il a été blâmé et contraint de démissionner de son poste de ministre de la Défense. Pourtant, en 2001, les juifs israéliens l’ont élu Premier ministre. Sa notoriété lui a permis de pacifier les Palestiniens dans les territoires occupés lors de la seconde Intifada, un soulèvement qu’il a contribué à déclencher à l’automne 2000, lorsqu’il a fait entrer des troupes dans l’enceinte de la mosquée al-Aqsa, à Jérusalem-Est occupée.

Les colonies et Gaza

Sharon a remporté des victoires au delà des limites étroites des camps de réfugiés palestiniens. Dans les années 1960, il a anticipé le développement d’un « processus de paix » et a contribué à compromettre la création d’un État palestinien, en encourageant vivement le programme de colonisation massive d’Israël en Cisjordanie, dans la bande de Gaza, à Jérusalem-Est et sur le plateau du Golan. Le consensus politique sur les colonies (établi par chaque Premier ministre israélien depuis 1967) n’a commencé à prendre fin que lorsqu’Ariel Sharon a lui-même décidé, en 2005, de retirer 8 000 colons présents dans la bande de Gaza, où vivaient alors 1,2 million de Palestiniens.

Cette mesure politiquement opportune était destinée à promouvoir l’idée qu’Israël n’était plus responsable de la vie des réfugiés palestiniens et que la bande de Gaza n’était plus occupée. Elle a été accompagnée par une décision de construire un mur d’annexion à travers la Cisjordanie. Aujourd’hui, le mur se dresse comme un héritage impérissable. Une construction brutale et étrangère imposée au paysage palestinien, comme un hommage à l’homme qui a décidé de l’ériger.

Le « désengagement » de Sharon a été accueilli à bras ouverts par les sionistes libéraux, qui ont toujours exprimé leur inquiétude quant aux taux de fécondité des populations immigrées palestiniennes et africaines. Le retrait des colons et le siège israélien qui a suivi ont constitué les premiers pas vers le départ forcé des populations non-juives (donc indésirables) d’Israël. La prise de ces décisions aurait contribué à résoudre la « tension » relative au caractère juif et « démocratique » de l’État.

Près de neuf ans plus tard, leurs espoirs ne se concrétisent toujours pas. Peu de personnes ont accepté de croire que l’occupation israélienne de la bande de Gaza était terminée, en particulier après le massacre de Gaza et le meurtre de neuf militants à bord du navire turc Mavi Marmara en 2010.

Chez les colons installés en Cisjordanie, l’idée selon laquelle l’armée israélienne puisse un jour recevoir l’ordre de les expulser de leurs colonies s’est répandue et a suscité de plus en plus de craintes. Des craintes qui n’étaient pas infondées. En vertu du droit international, toutes les colonies israéliennes sont illégales ; aucun pays n’en reconnaît d’ailleurs la légitimité. Un éventuel accord de paix conclu avec les Palestiniens aurait probablement entraîné leur évacuation.

Les colons ont commencé à répondre en 2005, en rejoignant l’armée en plus grands nombres qu’auparavant. Les rabbins présents dans les colonies ainsi que les dirigeants politiques ont encouragé les jeunes membres de leur communauté à s’engager, explicitement pour empêcher des expulsions supplémentaires de colons par l’armée. La perspective d’une augmentation du nombre de conscrits prêts à refuser les ordres a alarmé les dirigeants politiques israéliens, en particulier Ehud Barak, ancien ministre de la Défense.

Aujourd’hui, peu de signes permettent d’établir la distinction entre les colons de Cisjordanie ayant intégré la milice et l’armée israélienne, et il devient de plus en plus difficile de les discerner. Ceci a contribué à diminuer la probabilité qu’un responsable politique israélien, quel qu’il soit, prenne le risque de procéder à une évacuation des colonies. Aucun dirigeant israélien n’est prêt à courir le risque de provoquer une mutinerie dans l’armée, même de manière limitée. Cela signifie que l’apartheid israélien perdurera et s’intensifiera avec le temps. Cela signifie également que la lutte palestinienne pour l’égalité des droits ne fera que croître en force et en viabilité. Enfin, cela signifie que le mouvement pour le boycott, le désinvestissement et les sanctions (BDS) continuera d’ébranler la suprématie juive en Palestine.

Par conséquent, l’héritage le plus durable d’Ariel Sharon sera probablement celui d’un échec. Il a passé sa vie à terroriser les civils et à construire des colonies dans le but de garantir l’existence de cet État privilégiant les juifs. Il a reconduit son peuple au XIXe siècle, sur la voie de l’exclusion, de l’isolement et de l’apartheid. Pourtant, la suprématie juive en Israël ne peut pas durer. La démocratie ne peut pas être repoussée indéfiniment. Ariel Sharon aura été le sioniste parfait, de même que sa vie aura été l’acte d’accusation parfait du sionisme.

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* Ahmed Moor est un étudiant palestino-américain diplômé de l’Université Harvard en politique publique.

12 janvier 2014 - Al-Jazeera - Vous pouvez consulter cet article à :
http://www.aljazeera.com/indepth/op...
Traduction : Info-Palestine.eu->/spip ?article14346] - Valentin B.