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Camp de Nour Shams, été 1948
jeudi 4 juillet 2013 - J.M.G. Le Clézio
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Réfugiés palestiniens au pont Hussein (Allenby) - Source Unrwa

Le soleil ne brille-t-il pas pour tous ? J’entends cette interrogation à chaque instant. Celui qui l’a faite, il y a de cela plus d’un an, maintenant est mort. Il est enterré au sommet de la colline qui domine le camp. Ce sont ses enfants qui ont ouvert la terre à coups de bêche, rejetant les cailloux en deux tas égaux de chaque côté, puis ils l’ont descendu, enveloppé dans un vieux drap qu’ils ont cousu eux- mêmes, mais qui était trop court, et c’était étrange le corps du vieillard raidi dans ce drap d’où sortaient ses deux pieds nus, en train de descendre dans la tombe. Ses fils ont repoussé la terre avec leurs bêches, et les enfants plus jeunes ont aidé avec leurs pieds. Puis ils ont placé par-dessus les pierres les plus grosses, pour que les chiens errants ne puissent pas rouvrir la tombe. Moi je pensais aux histoires que notre tante nous racontait, les jours de pluie, ces goules, ces loups affamés qui mangeaient les morts. Aamma Houriya aimait raconter des histoires terrifiantes, quand le ciel s’assombrissait, des histoires de diables et de revenants. Quand le vieux Nas est mort, c’est à cela que je pensais, avant même de ressentir du chagrin, à la voix d’Aamma Houriya qui racontait en même temps que la pluie.

Quand les soldats sont venus chez lui, pour l’emmener vers le camp, le vieux leur a dit cela, et après il ne cessait de répéter cette interrogation. Les soldats n’avaient sans doute pas compris. Et s’ils avaient compris, peut-être que cela les aurait fait : « Le soleil ne brille-t-il pas pour tous ? »

Notre camp avait plus que sa part de soleil, cet été-là, quand la terre se fendait et que les puits séchaient les uns après les autres. Le vieux Nas est mort à la fin le l’été, quand les rations ont commencé à se faire plus maigres. Alors les gens inondaient l’arrivée du camion des étrangers pendant des heures, sur la colline de pierres, au-dessus du camp, parce que c’est l’endroit où on voit le mieux la roule de Tulkarm.

Quand le camion arrive, on le sait longtemps à l’avance, parce que du haut de la colline on voit très bien le nuage de poussière, à l’ouest, du côté de Zeïta. Alors les enfants commencent à crier et à chanter. Ils crient et ils chantent inter- minablement les mêmes mots : « La farine !... La farine !... Le lait !... La farine ! » Après quoi ils dévalent en courant la colline, jusqu’à l’entrée du camp, i ils lapent avec des bâtons sur des bidons d’essence vides, ou dans les vieilles Soi les de conserves, et ils font tant de bruit que les vieux les maudissent et que tous les chiens errants se mettent à aboyer. Le vieux Nas, du haut de sa colline, maintenant peut encore les entendre, il est le premier averti de l’arrivée des .muons qui apportent la farine, l’huile, le lait et la viande séchée. Peut-être qu’il était monté en haut de la colline de pierres avec les enfants, il ne serait pas mort. Mais en bas, dans les rues du camp, c’est le bruit qui venait de partout, le unit îles voix des gens qui se désespèrent, c’est cela qu’il a entendu, et cela lui a rongé le cœur, et c’est pour cela qu’il n’a plus voulu vivre. Il est mort jour après oui, comme une plante qui se dessèche.

Le bruit des paroles est venu d’abord de Jenin, et il s’est répandu dans tous les camps, à Fariaa, à Balata, à Askar : les étrangers nous abandonnent, ils ne vont plus nous donner de nourriture, ni de médicaments, et nous allons tous mourir. D’abord les vieux vont mourir, parce que ce sont les plus faibles, les vieilles femmes, el les enfants à peine sevrés, les parturientes, les malades de fièvres. Après cela mourront les jeunes, même les plus forts et les plus courageux des jeunes hommes. Ils deviendront pareils à des arbustes desséchés par le vent du désert, ils mourront. Ainsi en ont décidé les étrangers, pour que nous disparaissions à jamais le la surface de la terre.

Hassan el Saïd, les deux fils de Nas, sont forts et virils, ils ont la taille haute, es jambes musclées, leur visage est noirci par les travaux des champs, leur regard si plein de larmes. Mais la rumeur est entrée en eux, le bruit des voix, quand ils ont enterré leur père dans son drap, en haut de la colline de pierres. Alors maintenant ils n’attendent même plus l’arrivée des camions des étrangers. Peut- ire qu’ils les haïssent. Peut-être qu’ils ont honte d’être devenus ce qu’ils sont, pareils à des mendiants qui quémandent leur nourriture aux portes des villes.

Le camp de Nour Shams est en train de sombrer peu à peu dans le malheur. Quand nous sommes arrivés dans le camion bâché des étrangers, nous ne savions tas que cet endroit allait être notre nouvelle vie. Nous pensions tous que c’était pour un jour ou deux, avant de reprendre la route. Le temps que cessent les bombardements et les combats dans les villes, et alors les étrangers nous donneraient à chacun une terre, un jardin à cultiver ou une maison où on pourrait recommencer à vivre comme avant. Les fils du vieux Nas avaient une ferme, à Tulkarm. Ils ont tout laissé, les bêtes, les outils, et même les réserves de grain, l’huile, et leurs femmes ont laissé leurs ustensiles de cuisine, leur linge, parce qu’ils croyaient eux aussi qu’ils s’en allaient pour un jour ou deux, le temps que les affaires s’arrangent. Au berger voisin qui ne faisait pas partie du convoi des gens qu’on déplaçait, les fils de Nas avaient recommandé de surveiller la maison pendant leur absence, d’empêcher qu’on ne vole les poules et de donner à boire aux chèvres et aux vaches. Pour le dédommager, ils lui avaient donné la plus vieille chèvre du troupeau, celle qui était stérile et dont les pis avaient séché. Quand ils étaient montés dans le camion, le vieux berger bédouin les avait regardés partir, ses yeux étroits comme deux fentes sur son visage, avec la vieille chèvre poussiéreuse attachée à une corde et qui cherchait à brouter un journal sur la route. C’était la dernière image qu’ils avaient emportée de leur maison natale, puis le camion en roulant avait tout caché dans un nuage de poussière.

Je regarde le camp, du haut de la colline de pierres, assise sur un rocher non loin de l’endroit où est enterré le vieux Nas. Est-ce qu’il pensait à cette colline quand il disait : le soleil ne brille-t-il pas pour tous ? Ici la lumière ne cesse pas de brûler les étendues du désert, la lumière du soleil a une telle force que les autres collines, du côté de Yaabad et de Jenin, semblent avancer comme des vagues.

Au-dessous de moi, il y a les allées rectilignes du camp. Jour après jour, c’est devenu notre prison, et qui sait si ce ne sera pas notre cimetière ? Sur la plaine caillouteuse, limitée à l’est par le lit de l’oued desséché, le camp de Nour Shams fait une grande tache sombre, couleur de rouille et de boue, à laquelle aboutit la route de poussière. Ici, en haut de la colline, dans le silence de l’après-midi, j’aime imaginer les toits d’Akka, toute la variété des toits plats, des coupoles, des hautes tours, et les murailles anciennes, au-dessus de la mer, où on voit les mouettes planer dans le vent, et les voiles minces des bateaux de pêche. Je comprends maintenant que jamais plus rien de cela ne sera pour nous. Akka, un jour, quand les soldats arabes en haillons, la tête ensanglantée, les jambes enveloppées de chiffons en guise de pansements, désarmés, le visage creusé par la faim et par la soif, certains encore enfants mais déjà transformés en hommes par la fatigue et par la guerre, et la foule des femmes, des jeunes enfants, des impotents, qui s’étirait jusqu’à l’horizon, quand ils arrivèrent devant les murs d’Akka, et qu’ils n’osèrent pas franchir les portes mais s’allongèrent sur le sol dans les oliveraies en attendant qu’on leur donne l’eau et le pain, un peu de lait aigre. C’était le printemps alors, et ils racontaient ce qui s’était passé à Haïfa, ils racontaient les combats dans les rues étroites, à travers le marché couvert de la vieille ville, et tous les corps qui gisaient, face contre terre. Alors les gens avaient marché vers Akka, le long de la mer, sur l’immense plage de sable, tout le jour, brûlés par le soleil et par le vent, jusqu’aux murs de notre ville.

Je me souviens, j’ai erré ce soir-là, seule, vêtue d’une robe très longue et enveloppée dans des voiles, courbée et un bâton à la main pour faire croire que j’étais une vieille en quête d’un peu de nourriture, parce qu’on racontait dans la ville que des bandits se cachaient parmi les fugitifs, et qu’ils violaient les jeunes filles. Aux portes de la ville, j’ai vu tous ces gens étendus à même la terre, parmi les arbustes et les oliviers, pareils à des milliers de mendiants. Ils étaient épuisés, mais ils ne dormaient pas. Leurs yeux étaient agrandis par la fièvre, par la soif. Quelques-uns avaient su faire des feux qui brillaient de loin en loin sur la plage, dans la pénombre du crépuscule, éclairant leurs visages de vaincus. Des vieillards, des femmes, des enfants. Aussi loin qu’on pouvait voir, sur la plage et dans les dunes, il y avait ces gens, comme si on les avait jetés sur la terre. Ils ne se plaignaient pas, ils ne disaient rien. Et ce silence était plus terrible encore que des cris ou des plaintes. Seulement, par instants, un jeune enfant qui pleurnichait, puis s’arrêtait. Et le bruit de la mer sur la plage, les longues vagues qui s’étalaient, effleuraient les barques échouées.

J’ai marché un moment au milieu de ces corps, et j’éprouvais tellement de pitié que j’en avais oublié de feindre l’allure d’une vieille mendiante. Puis tout d’un coup je n’ai plus eu le courage. Je suis retournée vers la ville. Aux portes, un homme armé a voulu me barrer le passage. Il m’a demandé durement : « Où vas- lu ? » J’ai dit mon nom, et la maison de mon père. Il m’a éclairé le visage avec une torche électrique. Puis il s’est moqué de moi, en me demandant ce qu’une fille île mon âge faisait seule dehors. Je suis partie sans lui répondre. J’avais honte, à cause de tout ce que j’avais vu.

Ensuite j’entends les armes crépiter autour de la ville, les coups de canon qui ébranlent la terre, quand les druzes ont fait la guerre à la Haganah, jour et nuit, avant l’été. Alors les hommes valides sont partis pour la guerre, et Ahmad, mon père, est parti avec eux, vers le nord. Il m’a confié la maison, il m’a donné sa bénédiction, et il est parti. Lui aussi, il a cru qu’il serait bientôt de retour, mais il n’est jamais revenu. Plus tard, j’ai appris qu’il avait été tué lors du bombardement de Nahariya.

Ensuite les camions bâchés sont venus, afin d’emmener les habitants civils, ailleurs, en sûreté. Les soldats sont venus, ils se sont installés dans notre maison, et moi je suis montée dans un camion.
Les convois bâchés roulaient devant les portes d’Akka, sous le regard de ceux qui restaient. Les camions partaient dans toutes les directions, vers Kantara, vers Nabatieh, ou bien vers Gaza au sud, ou vers Tulkarm, Jenin, Ramallah. Certains, à ce qu’on disait, allaient même jusqu’à la ville de Sait, et Amman, de l’autre côté du fleuve Jourdain. Aamma Houriya et moi, nous ne savions pas où nous allions. Nous ne savions pas que nous allions rejoindre les corps jetés sur la terre que j’avais vus, un soir, sous les remparts.

Le camp de Nour Shams est sans doute la fin de la terre, parce qu’il nie semble qu’au-delà il ne peut rien y avoir, qu’on ne peut plus rien espérer. Les jours se sont amoncelés, ils sont pareils à cette fine poussière qui ne vient de nulle part, invisible et impalpable, mais qui recouvre tout, les habits, les toits des lentes, les cheveux et même la peau, une poussière dont je sens le poids, qui se mêle à l’eau que je bois, dont je sens le goût dans les aliments et sur ma langue quand je 111c réveille après la nuit.

Il y a trois puits à Nour Shams, trois trous creusés dans le lit de la rivière desséchée, bordés de cercles de pierres plates, recouverts de vieilles planches I e malin, à l’aube, quand le soleil est encore caché derrière les collines et que le ciel est immense et pur, je vais avec les seaux chercher l’eau, l’eau de la nuit, encore fraîche et claire, parce que personne ne l’a encore troublée. Déjà commence la file ininterrompue de femmes et d’enfants qui se dirigent vers les puits. Au début, quand nous sommes arrivées au camp, il y avait encore ce bruit de voix, ces rires, comme si c’était n’importe où dans le monde, dans un endroit sans guerre cl sans prisons. Les femmes prenaient des nouvelles des uns et des autres, colportaient les potins, inventaient des histoires, comme si tout cela n’était rien, comme si elles étaient simplement en voyage et qu’elles allaient bientôt rentrer chez elles.

Elles disaient : « D’où es-tu ? » Et les voix claires prononçaient les noms des lieux où elles étaient nées, où elles s’étaient mariées, où leurs enfants étaient nés aussi : Qalqiliya, Jaffa, Qaqun, Shafaamr, et les noms des gens qu’elles avaient connus, les rues vieilles d’Akka, d’al-Quds, de Nablus, Hamza qui vivait non loin de la grotte de Makpela, Malika, la mère du cordonnier qui avait son étal près de la synagogue Rabbi Yokhanan, et Aïcha qui avait trois filles, et qui vivait du côté de la grande église des chrétiens, près de la citadelle où Glubb Pacha avait installé ses canons. J’écoutais ces noms, Moukhalid, Jcbaa, Kaisariyeh, Tantoura, Yajour, Djaara, al-Nasira, Djitt, Ludd, Ramleh, Kafr Saba, Ras al Ain. Asqalan, Gazza, Tabariya, Roumaneh, Araara, tous ces noms qui résonnaient étrangement dans l’air froid, autour des puits, comme s’ils appartenaient à un autre monde...

Aamma Houriya était trop fatiguée pour pouvoir venir écouter les noms prés des puits. Alors, quand je revenais avec les deux seaux d’eau, je les posais devant la porte île notre cabane et je lui racontais tout ce que j’avais entendu, même les noms que je ne connaissais pas. Elle écoutait tout cela en hochant la tête, comme si cela avait une signification profonde que je ne pouvais comprendre. J’avais une mémoire exceptionnelle.

Cela, c’était au début, parce qu’après, peu à peu, le bruit des voix a décru, il mesure que l’eau des puits devenait plus rare et plus boueuse. Maintenant, il fallait laisser l’eau décanter dans les seaux une ou deux heures avant de la verser dans les cruches, en penchant le seau précautionneusement pour que la vase reste au fond. Alors le soleil montait chaque malin sur une terre encore plus âpre, plus rouge, calcinée, avec ces maigres buissons d’épines et ces acacias incapables d’ombre, la vallée de l’oued desséché, et les huttes de planches et de carton, les tentes déchirées, les abris fabriqués avec des tôles de voitures, des bidons d’essence, des bouts de pneus attachés avec du fil de fer en guise de toits. Tous regardaient, chaque matin, le soleil apparaître au-dessus des collines après la prière, sauf la vieille Leyla, qui portait sa destinée dans son nom puisqu’elle était aveugle et que ses yeux blancs ne pouvaient pas apercevoir le soleil. Elle restait, elle, assise sur une grosse pierre devant sa grotte, marmonnant des prières ou des insultes, attendant que quelqu’un lui porte à boire et à manger, et chacun savait que le jour où on l’oublierait, elle mourrait. Ses fils avaient tous été tués à la guerre, pendant la prise d’Haïfa, et elle était restée seule au monde.

Peu à peu, même les enfants avaient cessé de courir et de crier et de se battre aux abords du camp. Maintenant, ils restaient autour des huttes, assis à l’ombre dans la poussière, faméliques et semblables à des chiens, se déplaçant avec le mouvement du soleil. Sauf quand approchait l’heure de la distribution de nourriture, quand le soleil était au zénith.

Je les voyais alors, et c’était un miroir de ma propre faiblesse, de ma propre déchéance. Les traits de l’enfance, chez beaucoup d’entre eux, surtout parmi les plus pauvres, les orphelins de père et de mère, ou ceux qui avaient fui les villages de la côte sous les bombes, sans argent, sans provisions, semblaient déjà flétris par une vieillesse incompréhensible. Petites filles maigres aux épaules voûtées, leur corps flottant dans des robes trop grandes pour elles, petits garçons à demi nus, aux jambes arquées, aux genoux trop gros, la peau d’un gris sombre, couleur de cendre, le cuir chevelu mangé par la teigne, les yeux envahis de moucherons. C’étaient les visages surtout que je regardais, que je fixais parce que je ne voulais pas les voir : l’expression que je ne pouvais pas comprendre, leur regard vide, lointain, étranger, où brillait la lumière de la fièvre. Quand je marchais dans les rues de Nour Shams, sans but, au hasard, longeant les rangs de huttes, les murs de carton goudronné, de vieilles planches, c’étaient ces visages d’enfants que l’apercevais partout, ces regards vides et lointains qui me hantaient. Et comme dans un miroir je voyais mon propre visage, non celui d’une jeune fille de seize ans, beauté voilée que les yeux impatients des jeunes gens interrogent, mais visage d’une vieille femme ridée, flétrie, noircie par le malheur, desséchée par l’approche de la mort.

Partout où j’allais dans le camp, c’était ce visage que je voyais, mon visage et mes mains amaigries où saillaient les veines, et la silhouette de mon corps fragile et fuyant comme une ombre. Les autres détournaient les yeux, ou bien, au contraire, me fixaient sans ciller, dans l’ombre de leur tarh, comme du fond d’une grotte, sans rien dire, mais avec une sorte de folie muette.

Maintenant, même aux puits, les femmes avaient cessé de parler. Elles ne se plaignaient plus, elles ne prononçaient plus les noms des villes et des gens disparus. Avec la sécheresse de l’été, l’eau avait encore baissé au fond des puits, et le seau basculé au bout de la corde raclait un fond boueux, presque noir.

L’eau était devenue si rare qu’on ne pouvait plus se laver, ni laver les habits. Les vêtements des enfants étaient souillés d’excréments, de nourriture, de terre, et les robes des femmes étaient devenues rigides de crasse, pareilles à de l’écorce.

Les vieilles femmes, le visage noir, les cheveux emmêlés, sentaient une odeur de charogne qui me soulevait le cœur. Nous partagions à ce moment-là notre hutte avec une vieille paysanne du littoral (de Zarqa). L’odeur de la vieille femme m’était devenue si insupportable que j’avais pris l’habitude de dormir dehors, dans la poussière, enroulée dans une vieille toile.

Je ne me sentais bien que lorsque je pouvais m’éloigner du camp. Je grimpais, tôt le matin, jusqu’en haut de la colline de pierres, jusqu’à la tombe du vieux Nas. Un jour, sur le chemin, j’ai vu pour la première fois une bête mourir de soif. C’était la chienne blanche de Saïd, le fils cadet de Nas, que je connaissais bien parce que le vieil homme s’était pris d’affection pour elle, vers la fin de sa vie, et qu’elle restait souvent près de lui, couchée, les pattes de devant bien allongées sur le sol, et la tête redressée. Elle n’avait pas de nom, il me semble, mais elle suivait le vieil homme partout où il allait. Quand il est mort, la chienne l’a suivi jusqu’à sa tombe, en haut de la colline, et elle n’est redescendue que le lendemain. Et depuis, chaque matin, elle montait en haut de la colline, et redescendait à la nuit tombante. Mais l’eau était devenue précieuse, et quand je l’ai rencontrée, un matin, elle était en train de mourir. Elle haletait si fort que je l’ai entendue depuis le bas du chemin. Entre les buissons d’épines, dans la lumière du soleil levant, elle était maigre, flasque, elle ressemblait à une tache. Je me suis approchée d’elle, jusqu’à la toucher, mais elle ne m’a pas reconnue. Elle était déjà du côté de la mort, les yeux vitreux, le corps secoué de frissons, sa langue noire et enflée sortie de sa bouche. Je suis restée à côté d’elle jusqu’à la fin, assise par terre, pendant que la lumière du soleil devenait éblouissante. Je pensais à ce que disait le vieux Nas, à cette interrogation qu’il répétait sans cesse, comme un refrain : « Le soleil ne brille-t-il pas pour tous ? » Alors le soleil était haut dans le ciel, il brûlait la terre sans espoir, il brûlait le visage des enfants, il brillait avec force sur le pelage de la chienne en train de mourir. Jamais je n’avais senti cela auparavant, cette sorte de malédiction, cette force impitoyable de la lumière sur une terre où la vie se brise et s’échappe, où chaque journée qui commence enlève quelque chose à la journée qui l’a précédée, où la souffrance est immobile, aveugle, impossible à comprendre comme les marmonnements de la vieille Leïla dans sa grotte.

Pour cela, Saadi Abou Talib, le Baddawi, celui qui fut plus tard mon mari et qui ne savait ni lire ni écrire, ayant appris que j’avais été à l’école à al-Jazzar, m’avait demandé d’écrire tout ce que nous endurons ici, au camp de Nour Shams, afin que cela se sache, et que nul n’ose l’oublier. Et moi, je l’ai écouté, et pour cela j’ai écrit la vie, jour après jour, sur les cahiers d’école que j’avais apportés avec moi. C’est Ahmad, mon père, avant de partir pour le nord d’où il n’est jamais revenu, qui a eu la volonté de me faire apprendre à lire et à écrire comme si j’étais un garçon, pour que je puisse apprendre les sourates du Livre, et calculer et résoudre les problèmes de géométrie comme n’importe quel garçon sait le faire. Avait-il pensé qu’un jour je me servirais de l’écriture pour remplir ces cahiers de ma mémoire ? Il me semble qu’il l’aurait approuvé, et c’est pourquoi j’ai écouté ce que me disait Saadi, le Baddawi.

J’ai parlé de la mort de la chienne blanche, de sa souffrance interrompue, tandis que le soleil montait impitoyablement dans le ciel au-dessus de la colline de pierres, parce que c’était la première fois que je voyais la mort. J’avais déjà vu des hommes et des femmes morts, couchés sur leurs nattes, dans les chambres très propres, très blanches, autrefois à Akka, les morts qui semblaient dormir dans le drap très blanc et très propre qu’on allait coudre sur eux, avec leurs yeux fermés, marqués d’une tache sombre, leurs lèvres serrées, maintenues par un léger fil qui entourait les mâchoires et se perdait dans les cheveux. Ainsi, ma tante Raïssa, et mon grand-père Mohammad, froids, immobiles, un peu gauches dans la mort comme s’ils n’étaient pas encore habitués. Puis les cercueils qu’on mettait dans les tombeaux, la tête tournée vers le sud, et le travail des fossoyeurs, les cris stridents des pleureuses professionnelles. Le vieux Nas lui-même était parti sans mystère, en premier, comme on souffle une lampe, et je n’avais vu de lui que cette forme enveloppée dans le vieux drap trop court, et ses deux pieds nus qui s’inclinaient vers le fond de la terre.

Mais la chienne blanche était morte vraiment, j’avais vu la terreur sans but de son regard, ses yeux vitreux, j’avais entendu l’effort de son souffle qui ne voulait pas cesser, j’avais senti sous ma main le frisson très long et douloureux, puis le froid silence de son corps, tandis que le soleil éclairait sans pitié son pelage plein de poussière. Alors j’avais su que la mort était entrée dans notre camp. Maintenant elle allait prendre les autres animaux, et les hommes, les femmes, les enfants, l’un après l’autre. J’avais couru à travers les buissons jusqu’en haut de la colline, là où on apercevait la route d’Attil, de Tulkarm, les collines de Jenin, la tache sombre de l’oued desséché, tout ce qui était devenu notre monde et nous retenait prisonniers. Pourquoi étions-nous là ? Pourquoi ne partions-nous pas, traversant ces collines, vers l’ouest, vers la mer qui pourrait nous sauver ’ ?

La plupart des habitants du camp de Nour Shams venaient des montagnes. Us avaient vécu dans ces vallées rouges semées d’arbres épineux, où avancent lentement les troupeaux de chèvres guidés par un enfant. Ils ne connaissaient rien d’autre, ils n’avaient jamais vu la mer. Même Aamma Houriya ne s’en souciait pas.

Mais moi, j’étais née à Akka, devant la mer, c’est là que j’avais grandi, sur la plage, au sud de la cité, me baignant dans les vagues qui venaient jusqu’aux remparts, près de la forteresse des Anglais, ou bien sous les murs de la forteresse des français, guettant les voiles aiguës des pêcheurs, pour être la première, au milieu de tous les enfants, à reconnaître le bateau de mon père. Il me semblait que si je pouvais voir le mer, encore, la mort n’aurait plu d’importance, elle n’aurait plus de prise sur moi, ni sur Aamma Houriya. Alors le soleil ne serait plus aussi impitoyable, les jours n’ôteraient plus de souffle aux jours qui l’ont précédé. Maintenant, tout cela m’a été interdit.

Quand les soldats étrangers nous ont fait monter dans les camions bâchés pour nous conduire jusqu’ici, au bout de la terre, jusqu’à cet endroit tel qu’on ne peu aller plus loin, j’ai compris que je ne reverrai plus jamais ce que j’aimais. Où son les voiles des bateaux qui glissent sur la mer, le matin, entourés de mouettes et de pélicans ?

Dans le regard des enfants, tapis dans l’ombre des huttes, immobiles, pareil : aux chiens errants dont personne ne se soucie, j’ai vu ma propre vieillesse, m ; propre fin. Mon visage amaigri et ridé, à la peau terne, ma chevelure autrefois s belle, qui couvrait mon dos jusqu’aux reins comme un manteau de soie, devenu« cette broussaille souillée, pleine de poussière et d’épines, mangée par les poux, e mon corps devenu léger, mes mains et mes pieds noircis où saillent les veine : comme sur les mains et les pieds des vieilles femmes.

Il y a longtemps que plus personne à Nour Shams n’a de miroir. Les soldats quand ils ont fouillé nos bagages, ont enlevé tout ce qui pouvait servir d’arme les couteaux, les ciseaux, mais aussi les miroirs. Avaient-ils peur pour eux ? Ou bien craignaient-ils que nous nous en servions contre nous-mêmes ?

Jamais je n’avais pensé aux miroirs auparavant. Il était naturel de pouvoir voir mon visage. A présent, j’ai compris que, sans miroir, on est différent, on n’est plus tout à fait la même. Peut-être que les soldats qui nous les ont enlevés li savaient ? Peut-être qu’ils avaient deviné comme nous regarderions avec inquiétude le visage des autres, comme nous chercherions à deviner en eux ce que non étions devenus, pour essayer de nous souvenir de nous-mêmes, comme de notre propre nom ?

Chaque jour, chaque semaine qui passait à Nour Shams ajoutait d’autres hommes, d’autres femmes, d’autres enfants.
Je me souviens maintenant comment notre tante Houriya est arrivée. Bien qu’elle ne fût rien pour moi, puisqu’elle était arrivée quelques jours après moi avec les réfugiés qui venaient d’al-Quds, je l’appelais tante parce que je l’aimai comme une parente véritable. Comme moi, elle est arrivée à Nour Shams dan un camion bâché de l’armée. Elle avait, pour seul bagage, une machine à coudre Comme elle n’avait pas de maison, je l’ai conduite dans la cabane de planches 01 je vivais seule, dans la partie du camp qui était contre la colline de pierres. Quant elle est descendue du camion, la dernière, elle m’est apparue telle que je l’a connue jusqu’à la fin, digne et avec une belle allure au milieu de nous tous qui étions déjà fatigués par les épreuves. Une silhouette rassurante, bien droite sur h sol de poussière. Elle était vêtue de l’habit traditionnel, la longue galabieh de toile claire, le shirwal noir, le visage voilé de blanc, les pieds chaussés de sandales incrustées de cuivre. Les nouveaux venus avaient rassemblé leurs bagages, et ils avaient commencé à marcher vers le centre du camp, pour trouver un abri contre le soleil, une habitation. Le camion bâché des soldats étrangers était reparti vers Tulkarm, dans un nuage de poussière. Elle, restait immobile, debout à côté de sa machine à coudre, comme si elle attendait un autre camion qui l’emmènerait plus loin. Puis, parmi les enfants qui la regardaient, elle m’a choisie, peut-être parce que j’étais la plus âgée. Elle m’a dit : « Montre-moi le chemin, ma fille. » Elle m’a dit cela, elle a prononcé le mot benti, ma fille, et pour cela je crois que je l’ai appelée Aamma, tante, comme si c’était moi qu’elle était venue voir à Nour Shams, comme si c’était elle que j’attendais.

C’est son visage que j’ai aimé d’abord, quand elle s’est dévoilée dans la hutte. Sa peau était couleur de cuivre sombre, et ses yeux pers brillaient étrangement, comme s’il y avait une lumière particulière quand elle me regardait, quelque chose de paisible et de troublant à la fois. Peut-être qu’elle savait voir au-delà des choses et des gens, comme certains aveugles.

Aamma s’est installée dans la hutte où je vivais seule. Elle a posé sa machine à coudre, enveloppée dans des chiffons à cause de la poussière. Elle a choisi la partie de la maison le plus près de la porte. Elle dormait par terre dans un drap dont elle repliait sur elle les bords pour disparaître entièrement. Pendant le jour, quand elle avait fini de préparer à manger, elle se servait de temps en temps de sa machine à coudre pour réparer les vêtements des gens, qui la payaient avec ce qu’ils pouvaient, de la nourriture, des cigarettes, mais jamais d’argent, parce qu’ici, dans notre camp, l’argent ne servait plus à rien. Elle a fait cela du moins tant qu’elle a eu du fil. Les femmes lui apportaient du pain, du sucre, du thé, ou bien des olives. Mais parfois elles n’avaient rien d’autre à donner que des remerciements, et cela suffisait.
C’étaient les soirées qui étaient belles, à cause des contes. Quelquefois, comme cela, sans qu’on sache pourquoi, à la fin de l’après-midi, quand le soleil décline et disparaît derrière la brume, du côté de la mer, ou bien au contraire quand le vent a chassé les nuages et que le ciel resplendit, avec le croissant de la lune penché tel un sabre, Aamma commence à raconter une histoire de djinn. Elle savait cela, elle le sentait, c’était le soir pour conter. Elle s’asseyait devant moi, el ses yeux brillaient d’un éclat étrange, quand elle disait : « Écoute, je vais te raconter une histoire de djinn. » Elle connaissait les djenoune, elle les avait vus, pareils à des flammes rouges qui dansaient la nuit sur le désert. Le jour, on ne les voyait jamais, ils se cachaient dans l’éclat de la lumière. Mais la nuit, ils apparaissaient. Ils vivaient dans des villes, comme les humains, avec des tours et des remparts, des villes avec des bassins d’eau et des jardins. Elle seule savait où étaient ces villes, et elle m’avait même promis de m’y emmener, quand la guerre serait finie.

Donc, elle commençait à raconter une histoire. Elle s’asseyait devant la porte de notre hutte, le visage tourné vers l’extérieur, sans voile, parce que ce n’était pas seulement pour moi qu’elle racontait. J’étais assise à l’intérieur de la maison, dans l’ombre, tout près d’elle pour entendre sa voix.

Alors les enfants du voisinage arrivaient, les uns après les autres. De l’un à l’autre, ils s’avertissaient, et ils s’asseyaient devant la maison, dans la poussière, ou bien ils restaient debout, appuyés contre les planches de la baraque. Aamma Houriya, quand elle commençait à raconter une histoire de djinn, avait une voix différente, une voix nouvelle. Ce n’était plus sa voix de tous les jours, mais plus étouffée, plus grave, qui nous obligeait à garder le silence pour mieux l’entendre. Le soir, il n’y avait plus un bruit dans le camp. Sa voix était comme un murmure, mais on entendait chaque mot, on ne l’oubliait plus.

Le visage d’Aamma Houriya changeait aussi, peu à peu. Pour mieux entendre, je m’allongeais sur le sol, devant la porte, et je voyais son visage qui s’animait. Ses yeux brillaient davantage, jetaient des éclats. Elle mimait les expressions, elle montrait sur son visage la peur, la colère, la jalousie. Elle mimait les voix, tantôt graves et sourdes, ou bien aiguës, stridentes, ou encore gémissantes. Ses mains gesticulaient, comme si elle dansait, en faisant sonner ses bracelets de cuivre. Mais le reste de son corps était immobile, assis en tailleur dans l’embrasure de la porte.

C’étaient de belles histoires, celles que nous contait Aamma Houriya, assise dans la poussière devant la hutte, pendant que la lumière du soleil s’adoucissait et que le poids du jour diminuait. Des histoires qui nous faisaient peur, avec des hommes qui se transforment en loups en traversant une rivière, ou bien des morts qui sortaient de leurs tombeaux pour respirer. Des histoires de revenants, des villes de morts perdues quelque part dans le désert, et le voyageur égaré qui s’y aventurait n’en repartait plus jamais. Des histoires du djinn qui devient le mari d’une femme, ou d’une djenna qui s’empare d’un homme et l’entraîne jusque dans sa maison, en haut des montagnes. Quand le vent du désert souffle, il y a un mauvais djinn qui entre dans le corps des enfants et leur fait perdre la raison, les fait monter en haut des maisons comme s’ils étaient des oiseaux, ou les fait sauter au fond des puits comme s’ils étaient des crapauds.

Elle nous racontait aussi des histoires de l’œil, quand Bayrut, la sorcière, envoûte la mère d’un jeune enfant et lui fait croire qu’elle est sa tante.

La jeune femme s’absente, un instant, et Bayrut s’empare de l’enfant pour mettre à sa place, dans le berceau, une grosse pierre enveloppée dans des linges, puis elle fait cuire l’enfant et le donne à manger à sa propre mère. Alors elle montrait comment on peut résister à l’œil, en mettant la main devant son visage et en écrivant sur son front le nom de Dieu avec de l’eau mêlée de cendres, lille montrait comment effrayer les sorcières, en soufflant dans sa main ouverte un peu de sable. Elle racontait aussi les histoires d’Aïcha l’Africaine, cruelle et noire, déguisée en esclave, qui mangeait le cœur îles enfants pour rester immortelle. Quand Aamma Houriya me prenait la main, me faisait asseoir à côté d’elle, devant la hutte, et disait : « Qu’est ce que je vais te raconter ce soir ? », je répondais aussitôt : « Une histoire de la vieille Aïcha, l’immortelle ! ».
J’oubliais qui j’étais, où j’étais, j’oubliais les trois puits à sec, les baraques misérables où les hommes et les femmes étaient couchés sur le sol, attendant la nuit, attendant l’inconnu, j’oubliais les enfants affamés qui guettaient en haut de lu colline de pierres l’arrivée des camions étrangers, et qui criaient, quand ils voyaient le nuage de poussière sur la route : « Le pain ! La farine ! Le lait ! La farine ! » Et ce pain qu’on distribuait alors, dur, amer, à raison de deux tranches par jour et par personne, et quelquefois seulement une tranche. J’oubliais les plaies qui couvraient le corps des enfants, les morsures des poux, des puces, les talons crevassés, les cheveux qui tombaient par plaques, la conjonctivite qui brûlait les paupières.

Ce que racontait Aamma Houriya n’était pas toujours pour nous faire peur. Quand elle voyait que nous étions accablés, que les enfants étaient fatigués et leur visage creusé par la faim, et que la brûlure du soleil était insupportable, elle disait « Aujourd’hui, c’est un jour pour une histoire d’eau, une histoire de jardin, une histoire de ville aux fontaines qui chantent et aux jardins pleins d’oiseaux. »

Sa voix était plus douce, ses yeux brillaient d’une lumière plus gaie quand elle commençait son histoire :

« Autrefois, vous savez, la terre n’était pas ce qu’elle est aujourd’hui. La terre élail habitée par des djenoune en même temps que par les hommes. La terre était pareille à un grand jardin, entouré par un fleuve magique qui pouvait couler dans les deux sens. D’un côté, il allait vers le couchant, de l’autre, il allait vers le levant, lit cet endroit était si beau qu’on l’appelait Firdous, le paradis. Vous savez, ce n’était pas très loin d’ici, à ce qu’on m’a dit. C’était sur le rivage de la mer, tout près de la ville d’Akka. Il y a encore aujourd’hui un petit village qui porte ce nom, le paradis, et on dit que les habitants de ce village sont tous descendants des djenoune. Est-ce la vérité, est-ce un mensonge, je ne saurais vous le dire. Toujours est-il que, dans cet endroit, c’était le printemps éternel, des jardins remplis de fleurs et de fruits, des fontaines qui ne tarissaient jamais, et les habitants ne manquaient jamais de nourriture. Ils vivaient de fruits, de miel et d’herbes, car ils ne savaient pas ce qu’était le goût de la chair. Au milieu de ce grand jardin, il y avait un palais magnifique, couleur de nuages, et dans ce palais vivaient les djenoune, car c’étaient eux les maîtres de cette terre, c’était à eux que Dieu l’avait confiée. En ce temps-là, les djenoune étaient bons, ils ne cherchaient à nuire à personne. Les hommes, les femmes et les enfants vivaient dans le jardin, autour du palais. L’air était si doux, le soleil si clément qu’ils n’avaient pas besoin de maison pour se protéger, et jamais ne venait l’hiver ni le froid. Et maintenant, enfants, je vais vous raconter comment tout fut perdu. Car là où se trouvait autrefois ce jardin au nom si doux, Firdous, le paradis, ce jardin plein de fleurs et d’arbres, où chantaient sans cesse les fontaines et les oiseaux, ce jardin où les hommes vivaient en paix en mangeant seulement les fruits et le miel, maintenant est la terre sans eau, la terre âpre et nue, sans aucun arbre, sans aucune fleur, et les hommes y sont devenus si méchants qu’ils s’y livrent une guerre cruelle et sans merci, sans que les djenoune les aident. »

Aamma Houriya s’arrêtait de parler. Nous restions immobiles, dans l’attente de ce qui allait suivre. C’est pendant qu’elle racontait cette histoire, je m’en souviens, que le jeune Baddawi, Saadi Abou Talib, est arrivé pour la première fois dans le camp. Il s’est assis sur ses talons, un peu à l’écart, pour écouter ce que disait notre tante. Aamma Houriya, cette fois-là, a observé un long silence pour que nous puissions entendre les battements de notre cœur, les bruits légers qui venaient des autres maisons, avant la nuit, la voix des bébés, les aboiements des chiens. Elle savait la valeur du silence.

Elle a continué : « C’était l’eau qui était belle dans ce jardin, vous savez. C’était une eau comme vous n’en avez jamais vu, ni goûté, ni rêvé, une eau si claire, si fraîche et pure que ceux qui en buvaient avaient en eux la jeunesse éternelle, ils ne vieillissaient pas, ils ne mouraient jamais. Les ruisseaux couraient à travers ce jardin, ils allaient jusqu’à ce grand fleuve qui en faisait le tour et qui coulait dans les deux sens, du couchant au levant, et du levant au couchant. Ainsi étaient les choses, en ce temps-là. Et elles continueraient toujours, et nous serions nous aussi, aujourd’hui, dans ce jardin, à l’ombre des arbres, à l’heure où je vous parle, en train d’écouter la musique des fontaines et le chant des oiseaux s’il n’était arrivé que des djenoune, les maîtres de ce jardin, ne se soient mis en colère contre les hommes et n’aient tari toutes les sources, et versé du sel dans le grand fleuve qui est devenu ce qu’il est aujourd’hui, amer et sans fin. »

Houriya s’arrêtait encore un peu. Nous voyions le ciel s’obscurcir lentement Des fumées montaient çà et là entre les toits des baraques, mais elles étaient illusoires et mensongères, nous le savions bien. Les vieilles femmes avaient allumé du feu pour faire bouillir de l’eau, mais elles n’avaient rien d’autre à y jeter que quelques herbes et quelques racines qu’elles avaient déterrées dans les collines Certaines n’avaient rien à faire cuire, mais elles faisaient du feu par habitude, comme si elles allaient se nourrir avec la fumée, comme les revenants des histoires que nous racontait Aamma Houriya. Elle, continuait son récit, et tout d’un coup, mon cœur battait plus vite parce que j’avais compris que c’était notre propre histoire qu’elle racontait, ce jardin, ce paradis que nous avions perdu, lorsque In colère des génies nous avait frappés.

« Comment les djenoune se sont-ils mis en colère contre les hommes, pourquoi ont-ils détruit ce jardin où nous aurions dû vivre dans le printemps éternel ? Il y en a qui disent que c’est à cause d’une femme, parce qu’elle a voulu entrer daim le palais des djenoune, et, pour faire cela, elle a fait croire aux hommes qu’ih étaient aussi forts que les djenoune, et qu’ils pourraient aisément les chasser de leur palais, étant plus nombreux. D’autres disent que c’est à cause de deux line, l’un nommé Saïd, et l’autre Sali, nés du même père et de deux mères différentes et qui à cause de cela se haïssaient, chacun voulant garder pour soi la part de jardin de l’autre. On raconte qu’ils se battaient tout enfants, à mains nues, et alors les djenoune riaient de voir leurs efforts, comme deux jeunes béliers qui s’affrontent dans la poussière. Puis ils sont devenus plus grands et ils se sont baillis avec des bâtons et des pierres, et les djenoune, du haut des murailles de leur palais, tout près des nuages, continuaient de rire et se moquaient d’eux, les comparant à des singes. Mais ils sont devenus adultes, et le combat continuait, maintenant avec des épées et des fusils. Ils se blessaient cruellement, leur sang coulait sur terre, mais aucun des deux ne voulait se reconnaître vaincu. Les djenoune les regardaient toujours du haut de leur palais, et ils disaient : « Qu’ils se battent et qu’ils épuisent leurs forces, après quoi ils pourront devenir amis. » Mais alors est intervenue une vieille, une sorcière, disait-on, au visage noir, vêtue de haillons, et peut-être que c’était déjà Aïcha, car elle était très vieille, et elle connaissait tous les secrets des djenoune. Les deux frères sont allés la consulter l’un après l’autre, et ils lui ont promis beaucoup d’or pour qu’elle leur donne la victoire. La vieille esclave a cherché dans ses bagages, et elle leur a donné à chacun d’eux un cadeau. A l’aîné, Saïd, elle a donné une petite cage qui contenait un animal sauvage, à la gueule rouge, qui brillait curieusement dans la nuit, et lamais personne n’en avait vu de semblable dans ce jardin. Au deuxième garçon, qui s’appelait Safi, elle a donné un grand sac de peau qui contenait un nuage invisible et puissant. Car en ce temps-là, dans ce jardin, il n’existait ni le feu, ni le vent. Alors les deux frères, au comble de leur haine, sans réfléchir, ont jeté l’un contre l’autre ces deux présents empoisonnés. Quand celui qui avait la petite cage l’ouvrit, l’animal sauvage à la gueule rouge bondit au-dehors, et tout de suite il s’empara des arbres et des herbes et il devint très grand. L’autre frère, alors, ouvrit le sac de peau, et du sac sortit le vent qui souffla sur le feu et le transforma en un incendie gigantesque qui embrasa tout le jardin. Les flammes rouges brûlèrent tout, les arbres, les oiseaux, et les hommes qui étaient dans ce jardin, sauf quelques-uns qui trouvèrent refuge dans le grand fleuve. Maintenant, dans leur palais entouré de fumées noires, les djenoune ne riaient plus. Ils dirent : « Que la malédiction de Dieu soit sur vous tous, les hommes, et sur vos générations ! » Et ils quittèrent à tout jamais le jardin dévasté. Et avant de partir, ils fermèrent toutes les sources et toutes les fontaines, pour être sûrs que rien ne repousse sur cette terre, puis ils jetèrent une grande montagne de sel qui se brisa et se répandit dans le fleuve. C’est ainsi que le jardin de Firdous est devenu ce désert sans eau, et que le grand fleuve circulaire est devenu amer et a cessé de couler dans les deux sens. Ici se termine mon histoire. Depuis ce temps, les djenoune n’aiment plus les hommes, ils ne leur ont pas encore pardonné, et sur cette terre continue d’errer la vieille Aïcha, l’esclave immortelle, qui donne des armes et la mort à ceux qui écoutent ses paroles. Que Dieu nous préserve de la rencontrer sur notre chemin, enfants. »

La nuit était venue, Aamma Houriya maintenant se relevait, elle allait vers les puis pour faire sa prière, et les enfants retournaient chacun vers sa hutte. Allongée sur le sol, à ma place prés de la porte, j’entendais encore la voix d’Aamma Houriya, légère, régulière comme sa respiration. Je sentais l’odeur des fumées dans le ciel, l’odeur de la faim. Je pensais, alors, combien de temps encore les djenoune abandonneront-ils les hommes ?

Roumiya est venue au camp de Nour Shams à la fin de l’été. Quand elle est venue, elle était déjà enceinte de plus de six mois. C’était une femme très jeune, presque une jeune fille, avec un visage très blanc, marqué par la fatigue, mais qui avait gardé quelque chose d’enfantin, qu’accentuaient sa chevelure blonde coiffée en deux nattes régulières et ses yeux couleur d’eau, qui vous regardaient avec une sorte d’innocence peureuse, à la manière de certains animaux. Aamma Houriya l’avait prise tout de suite sous sa protection. Elle l’avait conduite jusqu’à notre hutte et elle l’avait installée là, à la place de la vieille qui avait trouvé un abri ailleurs. Roumiya était une des survivantes de Deir Yasin. Le mari de Roumiya était mort là-bas, ainsi que son père et sa mère, et ses beaux-parents. Les soldais l’avaient trouvée errant sur la route et ils l’avaient emmenée dans un hôpital militaire, parce qu’ils croyaient qu’elle était folle. D’ailleurs, peut-être que, depuis ce jour, Roumiya était devenue folle, parce qu’elle avait pris l’habitude de rester assise dans un coin pendant des heures, sans bouger, sans prononcer une parole. Les soldats étrangers l’avaient conduite dans des camps, près de Jérusalem, à Jalazoun, à Mouaskar, à Deir Ammar, puis à Tulkarm, à Balata. Et c’était ainsi qu’elle avait fini par arriver au bout de la route, jusqu’à notre camp.

Au début, quand elle est arrivée chez nous, elle ne voulait pas quitter son voile, même à l’intérieur de la hutte. Elle restait assise, à côté de la porte, absolument sans bouger, avec son grand voile taché de poussière qui l’enveloppait jusqu’aux genoux, et elle regardait droit devant elle avec des yeux vides. Les enfants du voisinage disaient qu’elle était folle, et quand ils passaient devant la porte, ou quand ils la croisaient sur le chemin, à l’entrée du camp, ils soufflaient de la poussière dans le creux de leur main, pour écarter le mauvais sort.

Ils parlaient d’elle en chuchotant, ils disaient « habla, habla », elle est devenue folle, ils disaient aussi « khayfi », elle a eu peur, parce que ses yeux étaient fixes et dilatés comme ceux d’un animal effrayé, mais c’étaient les enfants au fond qui avaient peur. Pour nous tous, elle est restée un peu comme cela, khayfi. Mais Aamma Houriya, elle, a su trouver la voie. Elle a apprivoisé Roumiya un peu chaque jour. C’est elle qui lui donnait à manger ; au début elle lui apportait une écuelle de bouillie de farine avec du lait Klim, comme pour un enfant, et elle lui passait le doigt humecté de salive sur ses lèvres sèches, pour qu’elle commence à manger. Elle lui parlait doucement, elle la caressait, et peu à peu Roumiya s’est réveillée, elle a recommencé à vivre. Je me souviens de la première fois qu’elle a enlevé son voile, son visage blanc qui brillait à la lumière, son nez fin, sa bouche enfantine, les tatouages bleus sur ses joues et sur son menton, et sa chevelure surtout, longue, épaisse, pleine de reflets de cuivre et d’or. Jamais je n’en avais vu d’aussi belle, et je comprenais pourquoi on lui avait donné ce nom, Roumiya, parce qu’elle n’était pas de notre race.

Son regard avait, un bref instant, cessé de montrer la peur, elle nous avait regardées, Aamma Houriya et moi, mais sans rien dire, sans sourire. Elle ne parlait presque jamais, seulement quelques mots, pour demander de l’eau, ou du pain, ou bien tout à coup une phrase qu’elle récitait sans la comprendre, et qui n’avait pas de sens pour nous non plus.

Parfois, j’en avais assez d’elle, de son regard vide, et j’allais en haut de la colline de pierres, là où avait été enterré le vieux Nas, là où maintenant vivait le Bad- dawi, dans une hutte qu’il avait fabriquée avec des branches et des pierres. Je restais avec les autres enfants, comme si je guettais l’arrivée des camions du ravi- laillement. Peut-être que c’était la beauté de Roumiya qui me chassait, sa beauté silencieuse, son regard qui semblait traverser tout et le vider de son sens.

Quand le soleil montait au plus haut du ciel, et que les murs de notre hutte chauffaient comme les parois d’un four, Aamma Houriya baignait le corps de Roumiya avec une serviette imprégnée d’eau. Chaque matin, elle allait chercher île l’eau aux puits, parce que l’eau était rare et couleur de boue, et qu’il fallait la laisser reposer longtemps. C’était sa ration pour boire et cuisiner, et Aamma Houriya l’employait à laver le ventre de la jeune femme, mais personne d’autre ne le savait. Aamma Houriya disait que l’enfant qui allait naître ne pouvait pas manqua d’eau, car il vivait déjà, il entendait le bruit de l’eau qui coulait sur la peau, il sentait la fraîcheur, comme une pluie. Aamma Houriya avait des idées étranges, c’était comme ses histoires, lorsqu’on les avait comprises, tout paraissait plus clair et plus vrai.

Quand le soleil était au plus haut du ciel, et que plus rien ne bougeait dans le camp, avec la chaleur qui enveloppait les baraques de planches et de carton goudronné comme les flammes enveloppent un four, Aamma Houriya accrochait son voile devant la porte, et cela faisait une ombre bleue. Docilement, Roumiya se laissait dévêtir entièrement. Elle attendait l’eau qui ruisselait de la serviette. Partie par partie les doigts agiles de Aamma lavaient son corps, la nuque, les épaules, les reins. Sur son dos, les longues tresses se tordaient comme des serpents mouillés. Puis Roumiya s’étendait sur le dos, et Aamma faisait couler l’eau sur ses seins, sur son ventre dilaté. Moi, au début, je sortais, je marchais au-dehors pour ne pas voir cela, je titubais dans la lumière trop forte. Ensuite, j’étais restée, presque malgré moi, parce qu’il y avait quelque chose de puissant, d’incompréhensible et de vrai dans les gestes de la vieille femme, pareils à un rite lent, à une prière. Le ventre énorme de Roumiya surgissait sous la robe noire retroussée jusqu’au cou, pareil à une lune, blanc, marbré de rose à cause de la pénombre bleue. Les mains de Aamma étaient fortes, elles tordaient la serviette au-dessus de la peau et l’eau cascadait en faisant son bruit secret, dans la hutte qui ressem­blait à une grotte. Je regardais la jeune femme, je voyais son ventre, ses seins, son visage renversé aux yeux fermés, et je sentais la sueur couler sur mon front, dans mon dos, coller mes cheveux à mes joues. Dans notre hutte, comme un secret au milieu de la chaleur et de la sécheresse du dehors, j’entendais seulement le bruit de l’eau qui s’égouttait sur la peau de Roumiya, sa respiration lente, et la voix de Aamma Houriya qui chantonnait une berceuse, sans paroles, juste un murmure, un bourdonnement prolongé qu’elle interrompait chaque fois qu’elle plongeait la serviette dans le seau.

Tout cela durait infiniment, si longtemps que lorsque Aamma Houriya avait fini de baigner Roumiya celle-ci s’était endormie, sous les voiles qui se tachaient sur son ventre.

Au-dehors, le soleil éblouissait encore. Sur le camp, il y avait le poids de la poussière, le silence. Avant la nuit, j’étais en haut de la colline, les oreilles pleines du bruit de l’eau et du bourdonnement de la voix de la vieille femme. Peut-être que j’avais cessé de voir le camp avec les mêmes yeux. C’était comme si tout avait changé, comme si je venais d’arriver, et que je ne savais pas encore ce qu’étaient ces pierres, ces huttes noires, l’horizon fermé par les collines, cette vallée sèche semée d’arbres brûlés, où jamais ne vient la mer.

Il y a si longtemps que nous sommes prisonniers de ce camp, j’ai du mal à me souvenir comment c’était, avant, à Akka. La mer, l’odeur de la mer, les cris des mouettes. Les barques glissant à travers la baie, à l’aube. L’appel de la prière, au crépuscule dans la lumière vague, quand je marchais auprès des remparts, dans les oliveraies. Les oiseaux s’envolaient, les tourterelles paresseuses, les pigeons aux ailes argentées qui traversaient le ciel ensemble, tournant, basculant, repartant dans l’autre sens. Dans les jardins, les merles poussaient des cris inquiets quand la nuit arrivait. C’est tout cela que j’ai perdu.

Ici, la nuit vient tout d’un coup, sans appel, sans prière, sans oiseaux. Le ciel vide change de couleur, devient rouge, puis la nuit monte au fond des ravins. Quand je suis arrivée, au printemps, les nuits étaient chaudes. Les collines de pierres soufflaient la chaleur du soleil jusqu’au cœur de la nuit. Maintenant, c’est l’automne, les nuits sont froides. Dès que le soleil a disparu derrière les collines, on sent le froid qui monte de la terre. Les gens s’enveloppent comme ils peuvent, dans les couvertures que les étrangers ont distribuées, dans des manteaux sales, dans des draps. Le bois est devenu si rare qu’on n’allume plus de feu pour la nuit. Tout est noir, silencieux, glacé. On est abandonnés, loin du monde, loin de la vie. Jamais je n’avais ressenti cela avant. Très vite, les étoiles apparaissent dans le ciel, font leurs dessins magnifiques. Je me souviens, autrefois, sur la plage, avec mon père, je marchais, et les dessins des étoiles me semblaient familiers. C’étaient comme des lumières de villes inconnues suspendues dans le ciel. Maintenant, leur lumière pâle et froide fait paraître notre camp encore plus obscur, plus abandonné. Les soirs où la lune est ronde, les chiens errants aboient. « C’est la mort qui passe », dit Aamma Houriya. Au matin les hommes vont jeter au loin les cadavres des chiens morts dans la nuit.

Les enfants crient aussi dans la nuit. Je sens un frisson tout le long de mon corps. Est-ce qu’au matin il faudra aller chercher les corps des enfants morts dans la nuit ?

Le Baddawi, celui qui s’appelle Saadi, s’est installé dans la colline de pierres, nés de l’endroit où a été enterré le vieux Nas il y a plus d’un an déjà. Non loin lu tombeau, il a construit un abri avec de vieilles branches et un morceau de toile. Il reste là tout le jour et toute la nuit, presque sans bouger, à regarder la route de Tulkarm. Les enfants montent le voir chaque matin, et avec eux il surveille la route où doit venir le camion du ravitaillement. Mais quand le camion arrive, il ne descend pas. Il reste assis à côté de son abri, comme si cela ne le concernait pas. Il ne va jamais chercher sa part. Parfois il a si faim qu’il descend à mi-chemin de la colline et, comme notre hutte est la première qu’il rencontre, il reste debout, un peu en retrait. Aamma Houriya prend un peu de pain, ou une galette de pois chiches qu’elle a faite elle-même. Elle dépose cela sur une pierre cl elle retourne chez elle. Saadi s’approche. Son regard me fixe, avec une sorte de timidité et de dureté qui fait battre mon cœur. Les chiens qui rôdent dans les collines autour du camp ont la même couleur dans leurs yeux. Le Baddawi est le seul qui n’ait pas peur des chiens. Là-haut, sur la colline, il leur parle. Les enfants racontent cela, et Aamma Houriya, quand elle l’a entendu, a dit qu’il était simple, cl que pour cela notre camp était protégé.

Chaque matin, je suis allée en haut de la colline, pour voir arriver le camion îles étrangers. C’est ce que j’ai dit. Mais c’était aussi pour voir le Baddawi, assis sur sa pierre, devant sa hutte de branches, enveloppé dans son manteau de laine. Ses cheveux sont longs et emmêlés, mais son visage est celui d’un jeune garçon encore imberbe, avec seulement une légère moustache. Quand je me suis approchée, il m’a regardée, et j’ai vu la couleur de ses yeux, pareils à ceux des chiens errants. Il ne descend de la colline que pour aller boire aux puits. Il attend dans la file quand vient son tour il puise l’eau dans le seau avec sa main, et il ne boit plus jusqu’au soir. Les filles se moquent de lui, mais elles en ont un peu peur aussi. Elles disent qu’il se cache dans les buissons pour les épier quand elles vont uriner. Elles disent qu’il a essayé d’entraîner une fille, et qu’elle l’a mordu. Mais ce sont des ragots.

Quelquefois, quand Aamma Houriya raconte une histoire de djinn, il vient écouter. Il ne s’assoit pas avec les enfants. Il reste un peu à l’écart, la tête inclinée vers le sol, pour écouter. Aamma Houriya dit qu’il est seul au monde, qu’il n’a plus de famille. Mais personne ne sait d’où il vient, ni comment il est arrivé ici au bout de la route, à Nour Shams. Peut-être qu’il y était avant tout le monde, avec un troupeau de chèvres, et que je n’avais jamais entendu auparavant. C’est Aamma Houriya qui dit qu’il parle comme les gens du désert, comme un Baddawi. Pour cela nous l’appelons ainsi.

Il me regardait avec ses yeux jaunes. Il me demandait qui j’étais, d’où j’étais. Quand je lui ai parlé d’Akka et de la mer, il voulait savoir comment était la mer. Il ne l’avait jamais vue. Il connaissait seulement le grand lac salé, cl la vallée immense du Ghor, et al-Moujib, où il disait que les djenoune avaient leurs palais. Moi je lui racontais ce que j’avais vu, les vagues régulières qui vont mourir sur les murs de la ville, les arbres échoués sur la plage, et, à l’aube, les bateaux à voiles traversant la brume au milieu des vols de pélicans. L’odeur de la mer, le goût du sel, le vent, le soleil qui entre dans l’eau chaque soir, jusqu’à la dernière étincelle. J’aimais sa façon d’écouter, son regard brillant, ses bras qu’il croisait sur son manteau, ses pieds nus posés bien à plat sur la terre.

Je ne parlais pas comme Aamma Houriya, car je ne savais pas de contes Je ne savais dire que ce que j’avais vu. Lui, à son tour, parlait de ce qu’il savait, des montagnes où il gardait les troupeaux, près du grand lac salé, marchant jour après jour le long des rivières qui courent sous le sable, rongeant les herbes et les buissons avec pour seuls compagnons les chiens courant au-devant de lui. Les camps des nomades, l’odeur des feux, les voix des femmes, ses frères venus d’ailleurs, avec d’autres troupeaux, qui se rencontraient puis s’en allaient.

Quand je lui parlais, ou quand il me parlait, des enfants venaient pour écouter. Leurs yeux étaient agrandis par la fièvre, leurs cheveux emmêlés, leur peau noire brillait à travers leurs vêtements en haillons. Mais nous étions semblables à eux, moi, la fille de la ville de la mer, et lui, le Baddawi, plus rien ne nous distinguait, nous avions le même regard de chien errant. Nous parlions, chaque soir, quand le crépuscule atténuait la brûlure du jour, en regardant les minces colonnes de fumée qui montaient du camp, et alors plus rien ne semblait désespéré. Nous pouvions nous échapper, nous redevenions libres.

Maintenant, moi non plus, je n’allais plus attendre le camion du ravitaillement lin haut de la colline, assise à côté de Saadi, je voyais le nuage de poussière nu loin, sur la route de Tulkarm, et j’entendais les cris des enfants ameutés qui psalmodiaient : « La farine !... Le lait !... La farine !... »

C’était Aamma Houriya qui devait aller chercher les rations. Moi, je restais à écouter Saadi, cherchant à me souvenir comment c’était, autrefois, sur la plage d’Akka, quand j’attendais le retour des bateaux de pêche et que j’essayais d’apercevoir la première celui de mon père.

Aamma me grondait : « Le Baddawi t’a ensorcelée ! Je vais lui donner der coups de bâton ! » Elle se moquait de moi.
La guerre est si loin. Jamais il n’y a rien. Au début, les enfants jouaient avec des bouts de bois, ils imitaient le bruit des fusils, ou bien ils se jetaient des cailloux en se couchant par terre, comme si c’étaient des grenades. Maintenant, il ne huit même plus cela Ils ont oublié. « Pourquoi ne parlons-nous pas ? Pourquoi ne retournons-nous pas à la maison ? » Ils demandaient cela aussi, et maintenant ils ont oublié. Leurs pères et leurs mères détournent le regard.

Dans les yeux des hommes, il y a une sorte de fumée, un nuage. Cela éteint leur regard, le rend léger, étranger. Il n’y a plus la haine, la colère, il n’y a plus les larmes, ni le désir, ni l’inquiétude. Peut-être est-ce parce que l’eau manque tellement, l’eau, la douceur. Alors il y a cette taie, comme sur le regard de la chienne blanche quand elle avait commencé à mourir.

Pour cela, j’aime les yeux de Saadi. Lui n’a pas perdu l’eau de son regard. Ses iris jaunes brillent comme ceux des chiens qui rôdent dans les collines, autour du camp. Quand je viens le voir, il y a une lumière dans ses yeux. Il rit, mais à l’intérieur de lui-même, sans bouger les lèvres, juste avec les yeux. Cela se voit très bien.

Quelquefois il parle de la guerre. Il dit que, quand tout sera fini, il ira vers le sud, du côté du grand lac salé, dans la vallée de son enfance. Il ira à la recherche de son père, de ses frères, de ses oncles et de ses tantes. Il pense qu’il les retrouvera et qu’il pourra recommencer à marcher avec ses bêtes, le long des rivières invisibles.

Il dit des noms que je n’ai jamais entendus avant, des noms aussi lointains que les noms des étoiles : Suweima, Suweili, Basha, Safut, Madasa, Kamak, et Wadi al Sirr, la rivière du secret où chacun finit par arriver. Là-bas, selon ce qu’il dit, la terre est si âpre et le vent si fort que les hommes fuient comme la poussière. Quand le vent se lève, les bêtes marchent vers le Jourdain, et partent même au- delà, jusqu’à la grande ville d’al-Quds, celle que les Hébreux nomment Jérusalem. Quand le vent cesse, les bêtes retournent vers le désert. Il dit comme le vieux Nas : « La terre n’est-elle pas à tout le monde ? Le soleil ne brille-t-il pas pour tous ? » Son visage est jeune, mais son regard est plein de connaissance. Il n’est pas prisonnier au camp de Nour Shams. Il peut s’en aller quand il le veut, traverser les collines, aller jusqu’à al-Quds, et même plus loin, de l’autre côté du fleuve, jusqu’à ces villes d’or et de nacre où Aamma Houriya dit qu’autrefois vivaient les rois qui commandaient même aux djenoune, à Bagdad, à Ispahan, à Bassora.

Une nuit, j’étais si mal, je brûlais dans ma peau. Je sentais comme une pierre posée sur ma poitrine. Je suis sortie. Dehors, tout était calme. Aamma Houriya dormait, enveloppée dans son drap, près de la porte, mais Roumiya ne dormait pas. Ses yeux étaient grands ouverts. Je voyais sa respiration soulever son corps, mais elle n’a rien dit quand je suis passée devant elle.

J’ai vu les étoiles. Peu à peu, dans la nuit, tout s’est mis à briller avec force d’une lumière dure qui me faisait mal. L’air était chaud, le vent qui soufflait semblait l’haleine d’un four. Pourtant, il n’y avait personne dehors. Même les chiens étaient cachés.

Je regardais les allées rectilignes du camp, les toits goudronnés des huttes, les plaques de tôle qui brinquebalaient dans le vent. C’était comme si tout le monde était mort, comme si tout avait disparu, à jamais. Je ne sais pourquoi j’ai agi ainsi : j’avais peur, soudain, j’avais trop mal à cause de ce poids sur ma poitrine, à cause de la fièvre qui me brûlait jusqu’aux os. Alors je me suis mise A mut le long des allées du camp, sans savoir où j’allais, et je criais : « Réveillez vous ! Réveillez-vous !... » D’abord, ma voix ne parvenait pas à traverser ma gorge poussais seulement un cri rauque qui me déchirait, un cri de folie. Cela résonna bizarrement dans le camp endormi, et bientôt les chiens ont commencé à aboyer, un, puis un autre, puis tous les chiens autour du camp, jusque dans les collines invisibles. Et moi je continuais à courir le long des allées, pieds nus dans la poussière, avec cette brûlure sur mon visage et dans mon corps, cette douleur ne voulait pas s’échapper. Je criais à tout le monde, à toutes les huttes de plantes et de tôle, à toutes les tentes, à tous les abris de carton : « Réveillez-vous ! Réveillez-vous ! » Les gens commençaient à sortir. Les hommes apparaissaient, les femmes drapées dans leurs manteaux malgré la chaleur. Je courais, l’entendais distinctement ce qu’ils disaient, la même chose qu’ils avaient dite quand Roumiya était arrivée : « Elle est folle, elle est devenue folle. » Les enfants s’éveillaient. Les plus grands couraient avec moi, les autres pleuraient dans le noir. Mais je ne pouvais plus m’arrêter. Je courais et je courais à travers le campement, passant et repassant par les mêmes rues, tantôt du côté de la colline, puis en bas dans la direction des puits, et le long du fil de fer barbelé que les étrangers avaient installé autour des puits, et j’entendais ma respiration siffler dans mes poumons j’entendais les coups de mon cœur, je sentais le feu du soleil sur mon visage, ma poitrine. Je criais, d’une voix qui n’était plus la mienne : « Réveillez vous ! ... Préparez-vous !... »

Puis, d’un seul coup, le souffle m’a manqué. Je suis tombée par terre, près du fil de fer barbelé. Je ne pouvais plus bouger, plus parler, les gens de sont approchés, des femmes, des enfants. J’entendais le bruit de leurs pas, j’entendais avec netteté leur souffle, leurs paroles. Quelqu’un a apporté de l’eau dans une tasse de fer, l’eau a coulé dans ma bouche, sur ma joue, connue du sang. J’ai aperçu le visage de Aamma, tout près de moi. J’ai prononcé son nom. Elle était là, sa main douce appuyée sur mon front. Elle murmurait des paroles que je ne comprenais pas. Puis j’ai compris que c’étaient des prières, et j’ai senti qui djenoune s’éloignaient de moi, qu’ils m’abandonnaient. Tout à coup, je me suis sentie vide, en proie à une extrême faiblesse.

J’ai pu marcher, appuyée sur les bras de Aamma. Allongée sur le natte de notre hutte, j’ai entendu les bruits de voix diminuer, l es chiens ont aboyé encore longtemps, et je me suis endormie avant eux.
Quand je suis allée en haut de la colline de pierres, le matin, Saadi est venu vers moi, il m’a dit : « viens, je veux te parler. » Nous sommes allés près de la tombe du vieux Nas. C’était encore de bonne heure, il n’y avait pas d’enfants.

J’ai vu que Saadi avait changé. Il avait lavé son visage et ses mains en allant aux ils, à l’heure de la prière, et ses habits, quoique déchirés, étaient propres. Il a serré ma main très fort dans la sienne, et son regard brillait d’un éclat que je ne connaissais pas. Il a dit : « Nejma, j’ai entendu ta voix, cette nuit. Je ne dormais pas quand tu as commencé à nous appeler. J’ai compris que tu avais reçu cela de Dieu. Personne ne t’’a entendue, mais moi j’ai entendu ton appel, et pour cela me suis préparé. »

J’ai voulu retirer ma main et partir, mais il me tenait si fort que je ne pouvais pas m’échapper. La colline était déserte, silencieuse, le camp était loin. J’avais peur, et la peur se mêlait à une émotion que je ne comprenais pas, à cause de l’éclat de son regard. Il m’a dit : « Je veux que tu viennes avec moi. Nous irons e l’autre côté du fleuve, jusqu’à la vallée où je suis né, à al-Moujib. Tu seras ta femme, et nous aurons des fils, si Dieu le permet. » Il parlait sans hâte, avec ne sorte de joie qui illuminait son regard. C’était cela qui m’attirait et me faisait peur en même temps. « Si tu le veux, nous partirons aujourd’hui même. Nous emporterons du pain, un peu d’eau, et nous traverserons les montagnes. » Il montrait la direction du levant, les collines encore sombres.

Le ciel était vide, le soleil commençait son ascension. La terre brillait d’un éclat neuf. Au dessous, en bas de la colline, il y avait le camp pareil à une tache obscure, d’où montaient quelques fumées. On voyait les formes des femmes près îles puits, les enfants qui couraient dans la poussière.

« Parle-moi, Nejma. Il suffit que tu dises oui, et nous partirons aujourd’hui. Il n’y a personne qui puisse nous retenir. » J’ai dit : « Cela ne se peut pas, Saadi. Je ne peux pas partir avec toi. » Son regard s’est assombri. Il a lâché ma main, et il s’est assis sur un rocher. Je me suis assise près de lui. J’entendais mon cœur battre fort dans ma poitrine parce que j’avais envie de partir. Pour ne pas écouter mon cœur, j’ai parlé. J’ai parlé de Aamma Houriya, de Roumiya et de l’enfant qui allait naître. J’ai parlé de ma ville d’Akka, où je devais retourner. Il écoulait sans rien répondre, en regardant l’étendue de la vallée, le camp semblable à une prison, avec ces gens qui allaient et venaient le long des rues comme des fourmis, qui s’affairaient autour des puits. Il a dit : « Je croyais que j’avais compris ton appel, l’appel que Dieu t’avait envoyé cette nuit. » Il a dit cela d’une voix égale, mais il était triste et j’ai senti des larmes dans mes yeux, et mon cœur s’est mis à battre encore, parce que je voulais m’en aller. A mon tour, j’ai pris ses mains, aux doigts si longs et fins, où les ongles faisaient des taches claires sur la peau noire. Je sentais le sang dans ses mains. « Peut-être qu’un jour je partirai, Saadi. Mais maintenant, je ne peux pas m’en aller. Es-tu en colère contre moi ? » Il m’a regardée en souriant, et ses yeux brillaient de nouveau. « C’était donc cela, le message que Dieu t’avait envoyé ? Alors moi aussi je resterai. »

Nous avons marché un peu dans la colline. Quand nous sommes arrivés devant son abri, j’ai vu qu’il avait préparé un paquet pour la route. De la nourriture enveloppée dans un linge, et une bouteille d’eau attachée avec une ficelle. « Quand la guerre sera finie, je t’emmènerai chez moi, à Akka. Là-bas, il y a beaucoup de fontaines, nous n’aurons pas besoin d’emporter de l’eau. »

Il a défait le paquet, et nous nous sommes assis par terre pour manger un peu de pain. La lumière du soleil dissipait la fraîcheur du matin. On entendait la rumeur du camp, les enfants qui arrivaient. Il y eut même le vol d’un oiseau, rapide, qui jetait des cris aigus. Tous deux nous éclatâmes de rire, parce qu’il y avait si longtemps que nous n’avions pas vu d’oiseau. J’avais posé ma tête sur l’épaule de Saadi. J’écoutais sa voix hésitante, chantante, qui parlait de la vallée où il suivait le troupeau, avec ses frères, le long de la rivière souterraine d’al- Moujib.

Après cela, c’était l’hiver, et la vie est devenue difficile à Nour Shams. Cela faisait maintenant presque deux ans que nous étions dans le camp. Le camion de ravitaillement venait de moins en moins : deux fois par semaine, ou même une seule fois. Il se passait une semaine entière sans que le camion vienne au camp. Il y avait des rumeurs de guerre, on racontait des choses terribles. On disait qu’à al-Quds la vieille ville avait brûlé, et que les combattants arabes jetaient des pneus enflammés dans les caves et dans les magasins. Dans le camion, arrivaient des réfugiés, hommes, femmes, enfants au visage défait. Ce n’étaient plus les paysans pauvres, comme au début. C’étaient les gens les plus riches, d’Haïfa, de Jall’a, îles commerçants, des avocats, même un dentiste. Quand ils descendaient du camion, les enfants en haillons les entouraient, psalmodiaient : « Foulous ! Foulous ! » Ils suivaient les nouveaux venus en les harcelant jusqu’à ce que ceux-ci leur donnent quelques pièces. Mais ils ne savaient pas où s’installer dans le camp. Certains dormaient à l’air libre, avec leurs valises amoncelées à leurs pieds, enveloppés dans leurs couvertures. Pour eux, le camion avait apporté des cigarettes, du thé, des biscuits Marie. C’étaient les chauffeurs qui leur vendaient cela à la sauvette, pendant que les pauvres faisaient la queue pour recevoir les rations de farine, de lait Klim, de viande séchée.

Quand les nouveaux venus descendaient du camion, les gens les entouraient, leur posaient des questions : « D’où êtes-vous ? Quelles nouvelles ? Est-ce que c’est vrai que Jérusalem brûle ? Qui connaît mon père, le vieux Serays, sui la route d’Aïn Karim ? Toi, as-tu vu mon frère ? Il habite dans la plus grande maison de Suleïman, celle où il y a un magasin de meubles. Et mon magasin de tissus, devant la porte de Damas, est-ce qu’il a été épargné ? Et mon magasin de poteries, près de la mosquée d’Omar ? fît moi, ma maison d’al-Aksa, une belle maison blanche avec deux palmiers devant la porte, la maison de Mahdi A bon larash ? Ave/,-vous des nouvelles de mon quartier, près de la gare ? Est il vrai que les Anglais l’ont bombardé ? » Les nouveaux venus avançaient au milieu des questions, hébétés par le voyage, clignant des yeux à cause de la poussière, leurs beaux habits déjà salis de sueur, et peu à peu les questions cessaient, et le silence revenait. Les gens du camp s’écartaient devant eux, essayant encore de lire une

réponse à leurs questions dans leurs yeux vides, dans leurs épaules affaissées, dans le visage des enfants où luisait la peur comme une mauvaise sueur.

Cela c’était quand sont arrivés les premiers habitants des villes, chassés par les bombes. Leur argent ici ne servait plus à rien. En vain l’avaient-ils distribué, par poignées de billets, tout le long de la route. Pour un laissez-passer, pour le droit de rester encore un peu dans leur maison, pour le prix d’une place dans le camion bâché qui les avait emmenés jusqu’au camp, au bout de la route.

Ensuite les rations sont devenues de plus en plus maigres, à cause de tout ce monde qui était entré dans le camp. Maintenant, la mort frappait partout. Quand j’allais aux puits, le matin, le passage entre les barbelés était jonché de cadavres de chiens que se disputaient les survivants, en grondant comme des bêtes sauvages. Les enfants ne pouvaient plus s’aventurer loin des maisons, de peur d’être dévorés par les chiens. Quand je montais en haut de la colline de pierres, pour voir Saadi, je devais tenir un bâton à la main pour éloigner les chiens. Lui, n’avait pas peur. Il voulait rester là. Son regard brillait toujours, et il me prenait la main pour me parler, et sa voix était douce. Mais je ne restais plus très longtemps. Roumiya avait atteint le moment de mettre au monde, et je ne voulais pas être au loin quand cela arriverait.

Aamma Houriya était fatiguée. Elle ne pouvait plus baigner Roumiya. Maintenant les puits étaient presque à sec, malgré les pluies. Ceux qui puisaient en dernier ne rapportaient que de la boue. Il fallait attendre toute la nuit pour que l’eau revienne au fond des puits.

La seule nourriture, c’était la bouillie d’avoine délayée dans du lait Klim. Les hommes valides, les jeunes garçons de dix ou onze ans, et même les femmes partaient les uns après les autres. Ils allaient vers le nord, vers le Liban, ou vers l’est, du côté du Jourdain. On disait qu’ils allaient là-bas rejoindre les feddayins, les sacrifiés. On les appelait les « aaïdin », les revenants, parce qu’ils reviendraient un jour. Saadi ne voulait pas aller à la guerre. Il ne voulait pas être un revenant. Il attendait que je parte avec lui, pour aller jusqu’à la vallée de son enfance, à al-Moujib, de l’autre côté du grand lac salé.
Roumiya ne sortait presque plus de la hutte, seulement pour faire ses besoins, dans le ravin, en dehors du camp. Elle n’y allait qu’avec moi, ou bien accompagnée de Aamma Houriya, titubant le long du chemin en tenant son ventre entre ses mains.

C’est là, dans le ravin, que les douleurs commencèrent. J’étais en haut de la colline car c’était encore tôt le matin, et le soleil était encore très bas, éclairant la terre à travers une brume. C’était un temps pour les djenoune, un temps pour voir les flammes rouges danser auprès du puits de Zikhron Yaacov, comme l’avait vu Aamma Houriya, juste avant que n’arrivent les Anglais.

J’ai entendu un cri aigu, un cri qui a troué le silence de l’aube. J’ai laissé Saadi et j’ai commencé à descendre la colline en courant, écorchant mes pieds nus sur les pierres aiguës. Le cri avait résonné une seule fois, et je restais en arrêt, cherchant à deviner d’où il était venu. Quand je suis entrée dans notre maison, j’ai vu les draps rejetés de côté. La cruche d’eau que j’avais remplie à l’aube était encore neuve. Instinctivement, je suis allée vers le ravin. Mon cœur battait, parce que le cri était entré en moi, j’avais compris que c’était le moment. Roumiya allait mettre au monde. J’ai couru à travers les broussailles, vers le ravin. J’ai entendu à nouveau sa voix. Elle ne criait pas, elle se plaignait, geignant de plus en plus fort, puis s’arrêtant comme pour reprendre son souffle. Quand je suis entrée dans le ravin, je l’ai vue. Elle était allongée par terre, les jambes repliées, enveloppée dans son voile bleu, la tête recouverte. A côté d’elle, Aamma Houriya était assise, elle la caressait, elle lui parlait. Le ravin était encore dans l’ombre. Il y avait une fraîcheur de nuit qui atténuait un peu l’odeur de l’urine et des excréments. Aamma Houriya a relevé la tête. Pour la première fois, je voyais une expression de désarroi dans son regard. Ses yeux étaient embués de larmes. Elle a dit : « Il faut l’emmener. Elle ne peut plus marcher. » J’allais m’éloigner pour chercher de l’aide, mais Roumiya a écarté le voile, elle s’est redressée. Son visage d’enfant était déformé par la douleur et l’angoisse. Ses cheveux étaient mouillés de sueur. Elle a dit : « Je veux rester ici. Aidez-moi. » Puis elle a recommencé ses plaintes, rythmées par les contractions de son utérus. Moi je restais debout devant elle, incapable de bouger, incapable de penser. Aamma Houriya m’a parlé durement : « Va chercher l’eau, les draps ! » Et comme je ne bougeais pas : « Va vite ! Elle est en train d’accoucher. » Alors je suis partie en courant, avec le bruit de mon sang dans mes oreilles, et ma respiration qui sifflait dans ma gorge. Dans la hutte, j’ai pris les draps, la cruche d’eau, et, comme je me hâtais, l’eau jaillissait de la cruche et inondait ma robe. Les enfants me suivaient. Quand je suis arrivée à l’entrée du ravin, je leur ai dit de s’en aller. Mais ils restaient là, ils escaladaient les côtés du ravin pour voir. Je leur ai jeté des pierres. Ils se sont reculés, puis ils sont revenus.

Roumiya souffrait beaucoup, allongée par terre. J’ai aidé Aamma à la soulever, pour l’envelopper dans le drap. Sa robe était trempée par les eaux, et sur son ventre blanc, dilaté, les contractions faisaient comme des ondes à la surface de la mer. Je n’avais jamais vu cela. C’était effrayant et beau à la fois. Roumiya n’était plus la même, son visage avait changé. Renversé en arrière, face au ciel lumineux, son visage semblait un masque, comme si quelqu’un d’autre l’habitait. La bouche ouverte, Roumiya haletait. De sa gorge montaient par instants des gémissements qui n’étaient plus sa voix. J’ai osé m’approcher encore. Avec un linge mouillé, l’ai mis de l’eau sur son visage. Elle a ouvert les yeux, elle m’a regardée, comme si elle ne me reconnaissait pas. Elle a murmuré : « J’ai mal, j’ai mal » J’ai tordu le linge au dessus de ses lèvres pour qu’elle puisse boire.

L’onde revenait, sur son ventre, montait jusqu’à son visage. Elle arquait son cors en arrière, serrait les lèvres comme pour empêcher la voix de sortir, mais l’onde grandissait encire, et la plainte glissait au dehors, devait un cri, puis se brisait, devenait souille haletant. Aamma Houriya avait mis ses mains sur son ventre, et elle appuyait de tout son poids, aussi fort que si elle voulait expulser la saleté d’un linge au bord du lavoir. Je voyais cela avec effroi, le visage grimaçant de la vieille femme tandis qu’elle meurtrissait le ventre de Roumiya, il me semblait que j’étais en train d’assister à un crime.

Soudain l’onde se mit à bouger plus vite. Roumiya s’arc-bouta sur ses talons, les épaules contre les cailloux du ravin, le visage tourné vers le soleil. Dans un cri surnaturel, elle poussa l’enfant hors de son corps, puis elle retomba lentement sur la terre. Alors maintenant il y avait cette forme, cet être, enveloppé de sang el de placenta, portant autour du corps un cordon vivant, et que Aamma Houriya avait pris, et qu’elle commençait à laver, et qui poussa tout d’un coup son premier cri.

Je regardais Roumiya étendue, sa robe retroussée sur son ventre meurtri par les poings de Aamma, ses seins gonflés aux pointes violettes. Je ressentais comme de la nausée, un vertige immense. Aamma Houriya, quand elle eut fini de laver le bébé, coupa le cordon avec une pierre, noua la blessure sur le ventre de l’enfant. Pour la première fois, elle me regardait avec un visage apaisé. Elle me montra le bébé, minuscule, fripé : « C’est une fille ! Une très jolie fille ! » Elle dit cela d’une voix détendue, comme s’il ne s’était rien passé en vérité, comme si elle avait trouvé le bébé dans un panier. Elle le déposa doucement sur la poitrine de sa mère, où le lait coulait déjà. Puis elle les recouvrit d’un drap propre, et elle s’assit à côté d’elles, en chantonnant. Maintenant, le soleil montait dans le ciel. Les femmes commençaient à arriver dans le ravin. Les hommes et les enfants restaient au loin, sur les pentes du ravin. Les mouches tourbillonnaient. Aamma Houriya eut l’air tout à coup de se souvenir de l’odeur épouvantable. « Il va falloir rentrer à la maison. » Des femmes apportèrent une couverture. A cinq, elles soulevèrent Roumiya avec son bébé serré contre sa poitrine, et elles l’emportèrent lentement, comme une princesse.

La vie avait changé, maintenant qu’il y avait le bébé dans notre maison. Malgré le manque de nourriture et d’eau, il y avait un nouvel espoir pour nous. Même les voisins ressentaient cela. Chaque matin, ils venaient devant notre porte, ils apportaient un présent, du sucre, des linges propres, un peu de lait en poudre qu’ils avaient pris sur leurs rations. Les vieilles femmes, qui n’avaient rien à offrir, apportaient du bois mort pour le feu, des racines, des herbes odorantes.

Roumiya aussi avait changé depuis la naissance du bébé. Elle n’avait plus ce regard étrange, elle ne se dissimulait plus derrière son voile. Elle avait donné comme nom à sa fille Loula, parce que c’était la première fois. Al-marra al-oula. Je pensais que c’était vrai, ici, dans notre camp misérable, où le monde nous avait rejetés, loin de tout. C’était vraiment la première fois. C’était le seul enfant qui était né ici. Maintenant, il y avait un cœur dans ce camp, il y avait un centre, et c’était dans notre maison.
Aamma Houriya ne se lassait pas de raconter la naissance à toutes les femmes qui venaient en visite, comme si c’était un miracle. Elle disait « Imagine que j’ai conduit Roumiya jusqu’au ravin, pour qu’elle fasse ses besoins, juste avant le lever du soleil. Et là, Dieu a voulu que l’enfant naisse, dans ce ravin, comme pour montrer que la chose la plus belle peut apparaître dans l’endroit le plus vil au milieu des ordures. » Elle brodait sur ce thème infiniment, et cela devenait une légende que les femmes se répétaient de bouche à oreille. Les visiteuses penchaient leur tête à l’intérieur de la maison, en retenant leur voile, pour avoir un coup d’œil sur cette merveille, Roumiya assise en train de donner son lait à Loula. Et c’est vrai que la légende qu’avait inventée Aamma Houriya l’entourait d’une lumière particulière, dans sa robe blanche toute propre, avec ses longs cheveux blonds défaits sur ses épaules, et cet enfant qui suçait son sein. Quelque chose allait vraiment commencer, c’était la première fois.

C’était en hiver, quand notre camp avait connu le désespoir, la faim, l’abandon Les enfants et les vieux mouraient à cause des fièvres et des maladies que donnait l’eau des puits. C’était surtout vers le bas du camp, là où étaient installés les nouveaux arrivants. Saadi, du haut de la colline, voyait les gens qui enterraient les morts. Il n’y avait pas de cercueils, on enveloppait les morts dans un vieux drap, sans même le coudre, et on creusait à la hâte un trou à flanc de colline, en mettant quelques gros rochers pour que les chiens errants ne les déterrent pas. Mais nous voulions croire que cela se passait très loin, et que, grâce à Loula rien de tout cela ne pouvait nous arriver.

Il faisait froid, à présent. La nuit, le vent soufflait sur les étendues de pleur » brûlait les paupières, engourdissait les membres. Parfois il pleuvait, et j’écoutais le bruit de l’eau ruisselant sur les planches et sur le toit de carton goudronné Malgré notre malheur, cela me semblait aussi bon que si nous avions été dans une maison, avec de hauts murs bien secs, et un bassin dans la coin ou la pluie aurait fait sa musique. Pour récolter la pluie, Aamma avait mis sous les gouttières tous les récipients qu’elle avait pu trouver, les casseroles, les cruches, les boites, les boites de lait en poudre vides, et jusqu’à un vieux capot de voiture que les enfants avalent trouvé dans le lit de la rivière. Alors j’écoutais la pluie tintinnabuler dans tous les récipients, et je retrouvais la même joie qu’autrefois, chez, moi, quand j’écoutais l’eau cascader le long du toit et sur les carreaux de la cour, et arroser les orangers en pots que mon père avait plantés. C’était un bruit qui me donnait envie de pleurer, aussi, parce qu’il me parlait, il me disait que jamais plus rien ne serait comme avant, et que je ne retrouverais plus ma maison, ni mon père, ni mes voisins, ni rien de ce que j’avais connu.

Aamma Houriya venait s’asseoir près de moi, comme si elle devinait ma tristesse, elle me parlait doucement, peut-être qu’elle me racontait une histoire de djinn, et je m’appuyais sur elle, mais sans trop peser, parce qu’elle était affaiblie par les privations. Le soir, quand la pluie avait commencé à tomber, elle avait plaisanté : « Maintenant, la vieille plante va pouvoir reverdir. » Mais je savais que la pluie ne lui rendrait pas ses forces. Elle était si pâle et maigre, et la toux ne la quittait plus.

A présent, c’était Roumiya qui s’occupait d’elle. Aamma gardait le bébé enveloppé dans les linges, elle lui chantait des berceuses.

Il y avait longtemps que le camion des étrangers n’était pas revenu. Les enfants allaient dans les collines à la recherche de racines à manger, de feuilles et de fruits le myrte. Saadi connaissait bien le désert. Il savait capturer des proies, de petits oiseaux et des gerboises qu’il faisait griller et qu’il partageait avec nous. Jamais 1e n’aurais cru que manger de si petites bêtes me ferait tant plaisir. Il rapportait aussi des baies sauvages, des arbouses, qu’il cueillait loin, au-delà des collines, quand il apportait sa récolte, dans un chiffon qu’il déposait cérémonieusement sur la pierre plate devant la porte, nous nous précipitions sur les fruits pour les manger et les sucer avidement, et lui, d’une voix égale, se moquait : « Ne vous mordez pas les doigts ! Ne mangez pas des pierres ! »

Il y avait quelque chose d’étrange à présent, entre le Baddawi et Roumiya. Elle, qui autrefois regardait ailleurs quand Saadi approchait de la maison, maintenant lirait son voile sur son visage, comme pour se cacher, mais ses yeux clairs regardaient le jeune homme. Le matin, quand je revenais des puits, je n’avais plus besoin d’aller en haut de la colline pour trouver Saadi. Il était là, assis sur la pierre plate, à côté de la hutte. Il ne parlait à personne, il restait un peu à l’écart, comme s’il attendait quelqu’un. Maintenant, je ne pouvais plus prendre sa main dans la mienne, ni mettre ma tête sur son épaule pour l’écouter. Il me parlait avec la même voix douce et chantante, mais je devinais que ce n’était plus moi qu’il attendait. C’était la silhouette de Roumiya, cachée dans l’ombre de la hutte, Roumiya dont Aamma Houriya était en train de passer la longue chevelure au peigne fin, Roumiya qui allaitait son bébé, ou qui préparait le repas avec de la farine et de l’huile. Parfois, ils parlaient ensemble. Roumiya s’asseyait sur le pas de la porte, enveloppée dans son voile bleu, et Saadi s’asseyait de l’autre côté de la porte, et ils parlaient, ils riaient.

Alors je montais en haut de la colline, mon bâton à la main, pour éloigner les chiens II n’y avait plus d’enfants, j’étais la seule à guetter l’arrivée du camion du ravitaillement. La lumière du soleil éblouissait, le vent soulevait la poussière au fond des vallées. Au loin, l’horizon était gris, bleu, impalpable. Je pouvais imaginer que j’étais au bord de la mer, sur la plage, au crépuscule, et que je guettais l’arrivée îles barques de pêche, pour voir la première, celle que je connaissais bien, avec sa voile rouge et sur l’étrave l’étoile verte de mon nom, que mon père emmenait avec lui.

Un matin, un étranger est venu dans notre camp, accompagné de soldats. J’étais en haut de la colline à guetter quand le grand nuage de poussière s’est levé sur la route de Zeïta, et j’ai compris que ce n’étaient pas des camions de nourriture.
Mon cœur s’est mis à battre de peur, parce que je croyais que c’étaient les soldats qui venaient pour nous tuer.

Quand le convoi est entré dans le camp, tout le monde est resté caché, parce qu’on avait peur. Puis les hommes sont sortis des cabanes, et avec eux les femmes et les enfants. J’ai descendu la colline en courant.

Les camions et les voitures s’étaient arrêtés à l’entrée du camp, et des hommes cl des femmes en étaient descendus, des soldats, des médecins, des infirmières. Certains prenaient des photos, ou parlaient aux hommes, distribuaient des bonbons aux enfants.

Je me suis approchée dans la foule pour entendre ce qu’ils disaient. Les hommes en blanc parlaient en anglais, et je ne comprenais qu’un mot ou deux, au vol. " (Qu’est-ce qu’ils disent ? Qu’est-ce qu’ils disent ? » Une femme m’interrogeait avec inquiétude. Dans ses bras, il y avait un enfant au visage émacié, au crâne tondu par la teigne. « Ce sont des médecins, ils viennent pour nous soigner. » J’ai dit cela pour la rassurer. Mais elle continuait à regarder, à demi cachée par son voile, elle répétait : « Qu’est-ce qu’ils disent ? »

Au milieu des étrangers et des soldats, il y avait un Anglais très grand et mince, devant, habillé en gris. Alors que tous les autres portaient des casques, lui était nu tête II avait un visage doux, un peu rouge, il penchait la tête de côté pour écouter ce que lui disaient les médecins. J’ai pensé qu’il était le chef des étrangers, et je me suis approchée pour mieux le voir. Je voulais aller vers lui, je voulais lui parler, lui dire ce que nous souffrions, ici, les enfants qui mouraient chaque nuit, qu’on enterrait le matin au pied de la colline, les pleurs des femmes qui bourdonnaient d’un bout à l’autre du camp, et il fallait se boucher les oreilles et courir jusqu’à la colline, pour ne pas avoir le vertige.

Quand ils se sont mis à marcher dans les rues, avec les soldats, mon cœur s’est mis à battre très vite. J’ai couru vers eux, sans honte malgré ma robe déchirée et mes cheveux emmêlés et mon visage taché par la saleté. Les soldats ne m’ont pas vue tout de suite, parce qu’ils surveillaient les côtés, au cas où quelqu’un aurait voulu les attaquer. Mais lui, le grand homme aux habits clairs, il m’a vue, et il s’est arrêté de marcher, les yeux fixés sur moi, comme s’il m’interrogeait. Je voyais bien son visage doux, rougi par le soleil, ses cheveux argentés. Les soldats m’ont arrêtée, m’ont retenue, ils serraient mes bras si fort qu’ils me faisaient mal. J’ai compris que je n’arriverais pas jusqu’au chef, que je ne pourrais pas lui parler, alors j’ai crié tout ce que je savais en anglais, c’était : « Good morning sir ! Good morning sir !... » Je criais cela de toutes mes forces, et je voulais qu’il comprenne ce que j’avais à lui dire avec ces seuls mots. Mais les soldats m’ont écartée, et le groupe des hommes en blanc et des infirmières est passé. Lui, leur chef, est passé tout près de moi, il m’a regardée en souriant, il a dit quelque chose que je n’ai pas compris, mais je crois que c’était simplement « Good morning », et tous les gens ont continué avec lui. Je l’ai vu qui s’éloignait à travers le camp, sa haute silhouette claire, sa tête un peu penchée de côté. Je suis retournée avec les autres, les femmes, les enfants. J’étais si fatiguée de ce que j’avais fait que je ne sentais pas la douleur de mes bras, ni même le désespoir de n’avoir rien dit.

Je suis retournée dans notre hutte. Aamma Houriya était allongée sous la couverture. J’ai vu comme elle était pâle et maigre. Elle m’a demandé si le camion de nourriture était enfin arrivé, et pour la rassurer j’ai dit que le camion avait tout apporté, du pain, de l’huile, du lait, de la viande séchée. J’ai parlé aussi des médecins et des infirmières, des médicaments. Aamma Houriya a dit : « C’est bien, c’est bien. » Elle est restée allongée par terre sous la couverture, la tête appuyée sur une pierre.
La maladie est venue dans le camp, malgré la visite des médecins. Ce n’était plus la mort furtive, qui emportait les jeunes enfants et les vieillards pendant la nuit, ce froid qui entrait dans le corps des plus faibles et éteignait la chaleur de la vie. C’était une peste, qui parcourait les allées du camp et semait la mort en plein jour, à chaque instant, même chez les hommes les plus valides.

Cela avait commencé par les rats, qu’on voyait mourir dans les rues du camp, en plein soleil, comme s’ils avaient été chassés du fond des ravins. Au début, les enfants jouaient avec les rats morts, et les femmes les jetaient au loin en les ramassant avec un bâton. Aamma Houriya disait qu’il fallait les brûler, mais il n’y avait pas d’essence, ni de bois pour faire un bûcher.

Les rats étaient sortis de tous les côtés. La nuit, on les entendait courir sur les toits des huttes, leurs griffes grinçaient sur la tôle et sur les planches.

C’était la mort qu’ils fuyaient ainsi. Le matin, quand j’allais à l’aube chercher l’eau de la journée, les alentours des puits étaient jonchés de rats morts. Même les chiens errants n’y touchaient pas.

Les enfants sont morts d’abord, ceux qui avaient joué avec les rats. Le bruit s’est répandu dans le camp, parce que des enfants, les frères ou les amis de ceux qui étaient morts, couraient à travers le camp en criant. Leurs voix aiguës répercutaient les mots terribles, incroyables, qu’ils ne comprenaient pas eux-mêmes, comme les noms de démons : « Habouba !... Kahoula !... » Les cris des enfants résonnaient comme des cris d’oiseaux sinistres, dans l’air immobile de l’après-midi. Je suis sortie sous le soleil brûlant, j’ai marché dans les allées du camp. Il n’y avait personne. Tout semblait endormi, et pourtant la mort était partout. Vers l’extrémité nord, là où étaient les nouveaux venus, les riches d’al-Quds, de Jaffa, d’Haïfa, qui avaient fui la guerre, les gens étaient rassemblés devant une hutte. Il y avait là un homme vêtu comme un Anglais, mais ses habits étaient salis et déchirés. C’était le dentiste d’Haïfa. C’était lui qui avait reçu les médecins et le chef des étrangers dans le camp. Je l’avais vu avec les soldats. Il m’avait regardée quand j’avais couru au-devant d’eux pour essayer de parler à l’homme aux habits clairs.

Il était debout devant la hutte, avec un mouchoir sur son visage. A côté de lui, effondrées, des femmes pleuraient, leur voile sur leur bouche et sur leur nez. Dans l’ombre de la hutte, il y avait le corps d’un jeune garçon étendu par terre. La peau de son buste et de son ventre était marquée de plaques bleu sombre et, sur son visage, jusque sur la paume de ses mains, il y avait des taches effrayantes.

Le soleil brillait fort dans le ciel sans nuages, la chaleur faisait trembler les collines de pierres, autour du camp. Je me souviens d’avoir marché lentement dans les rues, pieds nus dans la poussière, écoutant les bruits qui venaient des buttes. J’entendais les coups de mon cœur, et le silence m’entourait, sous cette lumière aveuglante, comme si le monde entier avait été touché par la mort. Dans les abris, les gens étaient cachés dans l’ombre. On n’entendait pas leur voix, mais je savais qu’ici, ou là, il y avait d’autres enfants, et des femmes, des hommes, que la peste avait pris, et qui brûlaient de fièvre, et geignaient à cause de la douleur qui venait de leurs glandes enflées et dures, sous les bras, dans le cou, à l’aine, je pensais à Aamma Houriya, et j’étais sûre que les marques fatales étaient déjà apparues sur son corps. J’avais la nausée. Je ne pouvais pas rentrer. Malgré la chaleur, j’ai grimpé la pente de cailloux, jusqu’en haut de la colline, jusqu’à la tombe du vieux Nas.

Il n’y avait plus d’enfants, et le Baddawi n’était plus dans son abri de branches. Plus personne ne guettait l’arrivée du camion de nourriture, et d’ailleurs peut-être qu’il ne viendrait plus jamais. La peste allait effacer tous les vivants Nour Shams. Peut-être même qu’elle avait touché la terre entière, un fléau que les djenoune avaient envoyé aux hommes, sur l’ordre de Dieu, pour qu’ils cessent de faire la guerre ; et ensuite, quand tous seraient morts et que le sable du désert aurait recouvert leurs os, les djenoune reviendraient, ils régneraient à nouveau dans leur palais sur le jardin du paradis.

J’ai attendu tout le jour, à l’ombre des arbustes calcinés, espérant je ne savais quoi Espérant peut-être que Saadi viendrait. Mais, depuis qu’il habitait à côté de notre hutte, il ne venait plus jusqu’au tombeau. Quand il partait, c’était pour plusieurs jours, pour chasser des lièvres ou des perdrix, dans les montagnes de l’est ou vers le nord, à Bedus, là où il racontait qu’il y avait les ruines d’un palais des djenoune, comme dans la vallée de son enfance.

Tout le le jour, j’ai guetté du haut de la colline, attendant la silhouette d’un homme, d’un enfant, écoutant les voix lointaines des femmes.

Avant le coucher du soleil, je suis redescendue, à cause des chiens sauvages qui venaient avec la nuit. Dans la hutte sombre, cc n’est pas Aamma qui était malade, c’était Roumiya. Étendue par terre, sur son drap, elle était déjà prise par le mal. La fièvre avait gonflé son visage, ses yeux étaient injectés. Elle respirait vite, en faisant un bruit douloureux, et son corps était secoué de frissons, par vagues, près d’elle Aamma Houriya était silencieuse. Enveloppée dans son voile bleu, elle la regardait sans bouger. Le bébé Loula n’était plus là. Aamma l’avait confié à une voisine. De temps en temps, comme j’avais fait dans le ravin quand Roumiya accouchait, Aamma trempait un linge dans la cruche d’eau, et elle le tordait lentement au dessus du visage de la jeune femme. L’eau coulait sur les lèvres, mouillait le cou, les cheveux. Déjà les yeux de Roumiya ne voyaient plus. Elle n’entendait plus, elle ne sentait même pas l’eau qui coulait sur ses lèvres écorchées.

Cette nuit-là, Aamma Houriya est restée tout le temps assise à côté de Rou­miya. Dehors, la lune était pleine, magnifique, seule au milieu du ciel bleu noir. Pour ne pas entendre le bruit de la respiration, j’ai dormi au-dehors, enveloppée dans ma couverture, la tête appuyée sur la pierre plate du seuil. A l’aube, Saadi est arrivé. Il apportait des perdrix, des dattes sauvages. Debout devant la porte de la hutte, appuyé sur un bâton, il semblait très grand, maigre. Son visage noir brillait comme du métal.

Saadi est entré dans la maison, et j’ai guetté le silence, comme dans les rues du camp. Il est ressorti, il a fait quelques pas, et il s’est assis près de la porte, brisé de fatigue. Les oiseaux morts et les dattes se sont répandus dans la poussière. Je suis entrée dans la maison. Aamma Houriya était assise à la même place, son chiffon à la main. Dans l’ombre, je voyais le corps de Roumiya, son visage renversé, ses yeux fermés, ses cheveux blonds mouillés sur ses épaules. Elle semblait dormir. Je pensais quand elle était arrivée dans le camp, il y avait très longtemps il me semblait, très longtemps. C’était le silence de la mort, et je ne sentais aucune larme dans mes yeux. Mais c’était une mort comme à la guerre, qui glaçait tout autour d’elle. Le visage de Roumiya n’était pas marqué par le mal. Il était très blanc, avec deux cernes sombres autour des yeux. Jamais je ne pourrais oublier ce visage. Comme je restais immobile, debout près de la porte, Aamma Houriya m’a regardée. Son regard était dur. Avec une voix que je n’avais jamais entendue, presque de la haine, elle a dit : « Va-t-en. Pars d’ici. Prends l’enfant et pars. Nous allons tous mourir. » Elle s’est couchée par terre, à côté de Roumiya. Elle a fermé les yeux, elle aussi, comme si elle allait s’endormir. Alors j’ai baisé sa tête, et je suis partie.

Dans la maison de la voisine, j’ai préparé un paquet, avec du pain, de la farine, des allumettes, du sel, plusieurs boîtes de lait Klim pour Loula. Saadi avait gardé sa bouteille d’eau prête. Puis j’ai attaché le bébé dans mon dos, avec un voile, j’ai pris le paquet, et je suis sortie du camp, sur la route par laquelle venaient les camions du ravitaillement.

Le soleil était encore bas, au ras des collines, mais déjà l’horizon tremblait. A un moment, je me suis retournée pour regarder le camp. Saadi, à côté de moi, ne disait rien. Son regard était étroit et dur. Il a posé la main sur mon épaule, et il m’a entraînée sur le chemin.

Revue d’études Palestiniennes – n°29 Automne 1988