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Au milieu des ruines de Lifta, persiste la mémoire de la Nakba
jeudi 16 mai 2013 - Fatima Masri
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Au sein des limites de la ville sainte, Lifta est l’un des 68 villages entourant Jérusalem qui ont été nettoyés ethniquement lors des agressions méthodiques israéliennes en 1948. A l’inverse des autres villages, ce village arabe n’a pas été détruit depuis, et c’est le seul.

Israël a confisqué les terres du village en 1950 dans le cadre de la loi sur la Propriété des absents, malgré la reconnaissance par la Quatrième Convention de Genève du droit des réfugiés à être rapatriés.

Certains de ses habitants ont trouvé refuge à quelques centaines de mètres de là, certains ont même pu rapidement retourner dans leurs anciennes maisons, mais d’autres ont dû fuir la Cisjordanie et n’ont plus aujourd’hui la possibilité de revoir leur village en raison des graves restrictions sur les mouvements des Palestiniens imposées par le gouvernement israélien.

L’an dernier, l’Autorité foncière israélienne (ILA) a lancé un appel d’offres pour un projet de construction de 212 logements de luxe sur le site de Lifta. Le tribunal du district de Jérusalem, pour des raisons techniques, a rejeté la mesure, mais le projet est toujours en attente.

Yacoub Odeh est l’un des anciens habitants de Lifta, né en 1940, et l’un des derniers détenteurs de l’histoire orale du village. Quand il ne travaille pas au Centre de recherches de la terre et du logement à Jérusalem, Odeh organise des visites guidées, redonnant vie à Lifta pour un couple d’heures, avec ses souvenirs du pain cuit dans le tabboun, du goût du za’tar et de l’huile d’olive nouvelle, et de l’odeur du ka’ak fait à la maison. Odeh raconte comment vivaient les membres de la communauté, comment ils partageaient la nourriture et l’eau, et s’aidaient les uns les autres pour cultiver leurs terres. Il décrit son village comme un jennah, ou paradis, mais il poursuit en admettant que, « comme le disent les Arabes, un paradis sans peuple n’est rien ».

En raison de sa position stratégique, Lifta a été l’un des premiers villages attaqués par les forces israéliennes en 1948, l’année qui est dans le souvenir des Palestiniens la Nakba, la catastrophe. Odeh n’avait que 8 ans à l’époque, mais ses souvenirs de ce jour sont toujours vivants. Quand il a entendu tirer, il était dans sa maison avec sa mère qui l’a caché avec ses frères et sœurs sous une table.

Un des hommes du village a pris son camion pour emmener les enfants à Ramallah, loin du conflit. « Un moment, nous avions tout, nous étions heureux, et le moment d’après, nous étions des mendiants » se souvient Odeh. Durant les visites, il emporte avec lui de nombreux documents qui prouvent la propriété palestinienne de la terre, dont l’un remonte à l’Empire ottoman.

« Malheureusement, » soutient-il, « ici, ce n’est pas un problème de droit, mais du droit de la force ».

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La pente qui mène au village, qu’on appelle al-‘oqbah, l’obstacle, est aussi raide qu’elle l’était dans le passé, mais le point de vue a radicalement changé. Lifta apparaît comme une île perdue dans le temps, encerclée par l’autoroute Begin d’un côté, et le chantier de construction du tramway de Jaffa à Tel Aviv de l’autre. Chaque maison a été construite par son propriétaire avec du calcaire, en utilisant le sol rocheux même de Lifta, et sa beauté est un témoignage unique de la prospérité d’antan du village. Les Israéliens ont par la suite creusé des trous dans les terrasses des structures du village pour empêcher les Palestiniens de s’y réinstaller et fournir une preuve visible de l’histoire intimidante de l’occupation israélienne.

Le cœur de la vie sociale de Lifta avant 1948 était la grande place, la saha. Là, les villageois s’asseyaient sous un mûrier et échangeait les souvenirs de leurs pères, dansaient la dabka au clair de lune, ou écoutaient le rawi, le conteur.

« Si vous demandez à n’importe quel homme de Lifta, "qu’est-ce que c’est la saha ?", il se souviendra de tout ce qui s’est passé ici. "Tu te rappelles quand ‘Ali s’est marié et… ?" ». La voix d’Odeh s’estompe alors que son esprit retourne dans le passé. Autour de lui, des colons adolescents hurlent en jouant dans l’ancienne source du village, au milieu de la place, aujourd’hui utilisée comme piscine par les Israéliens. Un vieux juif dans une longue vareuse les rejoint et, levant les mains au ciel, se met à chanter en louant Israël.

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Enfouie dans les ruines de Lifta se trouve la signification de la Nakba. Cet endroit raconte l’histoire du conflit au sens de la lutte pour la mémoire et l’identité collective que mènent à la fois les Israéliens et les Palestiniens, faisant ainsi du siège d’un morceau de terre non une simple question d’espace et de ressources, mais un moyen pour imposer sa propre mémoire et son propre récit simultané. Ce que les habitants de Lifta ont perdu dans la Nakba ce n’est pas une motte de terre, mais la communauté qui vivait dessus et son identité.

Malgré les 65 années qui se sont écoulées depuis la dernière fois qu’il s’est réveillé dans sa maison, Yacoub Odeh n’a jamais perdu son sentiment d’appartenance. « Je suis de Lilfta. C’est ce qui façonne ma vie. C’est ma vie. Le jour où je pardonnerai et où j’oublierai sera le jour où j’aurai pu revenir chez moi  ».

Entendre Odeh parler de pardon est particulièrement surprenant alors qu’il reconnait avoir été incarcéré dans une prison israélienne pendant 17 ans, à cause de son implication dans la lutte contre l’occupation.

Aujourd’hui, la plupart des structures sont utilisées par des amants illicites et des drogués, quelque chose que les anciens habitants de Lifta tentent d’empêcher en montant des clôtures autour de leurs propriétés abandonnées.

« Quelle est l’importance de ces pierres pour les Israéliens quand ils peuvent vendre la terre et en tirer des milliers de dollars ? » demande Odeh avec véhémence. « Mais ces pierres représentent quelque chose pour moi, elles racontent l’histoire de ma vie ». Il pointe le doigt dans la direction de la maison où lui, son père et son grand-père ont vu le jour, décrivant son architecture comme si elle se trouvait toujours devant ses yeux.

Des groupes de militants, tant Palestiniens qu’Israéliens, luttent chaque jour pour préserver Lifta de la menace d’une destruction par les bulldozers autant que par les éléments naturels. Ce dont Lifta a besoin, c’est d’être protégée en tant que mémoire collective unissant les deux communautés.

Reconstruire sur ce site historique creuserait encore davantage le fossé entre Palestiniens et Israéliens, et nierait aux Palestiniens non seulement le droit au retour, mais encore le droit à la mémoire. « Nul n’a le droit de faire disparaître l’autre » dit Odeh. « Il y a assez de place pour nous tous, nous pouvons vivre ensemble, mais pas sous une occupation ».

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14 mai 2013 - Palestine Monitor - Photos : Eugene Peress - Traduction : Info-Palestine/JPP