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Comment porter un jugement sur Hassan Nasrallah
dimanche 15 avril 2007 - Sami Hermez

Cependant, Nasrallah ne bénéficiera probablement pas du statut d’un Gandhi, d’un Mandela ou d’autres leaders de mouvements de résistance de notre temps, de même qu’on ne le traitera pas avec le même respect et la même vénération. On gardera plutôt le souvenir d’un homme violent, d’un terroriste, apparaissant comme un homme en colère sur les photos plutôt qu’avec son sourire innocent, presque enfantin.

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Des Palestiniens arborent un portrait de Hassan Nasrallah, Secrétaire général du Hezbollah, pendant une manifestation à l’extérieur du Parlement palestinien, à Gaza (24 juillet 2006)

On pourrait être choqué par la simple suggestion de comparer Nasrallah à Gandhi ou à Mandela. Une amie m’a dit que je pourrais bien avoir raison, mais que la barbe de Nasrallah l’effraye, comme si on devait être rasé de frais pour être non-violent et moderne ! D’autres ne cessent de parler de leur respect pour lui mais ne peuvent surmonter leur crainte primordiale : « Si seulement il était chrétien ». Peut-être, un peu comme pour moi, ils seraient plus à l’aise s’il ne portait ni turban ni costume traditionnel ; mais alors, Gandhi avait adopté une manière de se vêtir « plus fanatique » et avait été rejeté par beaucoup à cause de son allure humble.

Nous avons une attitude critique à l’égard de ce leader à cause de la propagande des medias, de la peur de l’Islam et de notre répulsion à l’égard de la violence non étatique (comme si elle était quelque peu pire que celle de l’Etat)

Il nous est interdit de nous engager dans une discussion rationnelle car la plupart de nos auditeurs ne se soucient pas d’être attentifs à la rhétorique et aux actes de Nasrallah, préférant le ridiculiser, lui et son mouvement, à l’avance (ou pire, ils ont peur que le fait de s’engager dans un tel débat les désignerait comme des terroristes internationaux et des ennemis de l’Amérique). Nous avons une attitude critique à l’égard de ce leader à cause de la propagande des medias, de la peur de l’Islam et de notre répulsion à l’égard de la violence non étatique (comme si elle était quelque peu pire que celle de l’Etat) - aucune de ces attitudes ne se fondant sur la compréhension de la rhétorique, des enseignements ou des pratiques du Hezbollah et de son leader.

Bien sûr, il y a un argument plus rationnel, selon lequel Nasrallah ne va pas rejoindre les rangs de ces autres hommes car il dirige un mouvement de résistance armée. Sauf que nous devrions nous souvenir d’un autre leader qui n’était pas opposé à la violence, et que cependant, aujourd’hui, nous couvrons de médailles et nous autorisons à parler dans les universités américaines et dans le monde entier, pour servir de source d’inspiration aux jeunes générations : Nelson Mandela. Dans son livre - « One country » - Ali Abunimah parle de Mandela, particulièrement de sa « Long Walk to Freedom » (la longue marche vers la liberté), et je trouve ici nécessaire de reproduire les propos d’Abunimah :

« L’ANC n’a abandonné son droit à la lutte armée que bien après la libération de Mandela et le début des négociations avec le gouvernement. Tout au long de ses années de détention, il a soutenu qu’il était juste que l’ANC se tourne vers la lutte armée, et serait en droit d’user du « terrorisme » si sabotages et guérilla restaient sans résultat. Mandela défendit sa décision de renoncer à la non-violence au début des années 60 « car elle n’avait rien fait pour endiguer la violence d’état ni pour changer le c ?ur de nos oppresseurs. » Selon l’analyse faite par Mandela, « c’est toujours l’oppresseur, pas l’opprimé, qui impose la forme prise par le combat. Si l’oppresseur use de violence, l’opprimé n’a d’autre choix que de répondre par la violence. »

Alors que l’ANC n’était pas une force paramilitaire, et que Mandela ne commandait pas le type d’armée que contrôle Nasrallah, la question du type de violence est essentiellement un problème de sémantique, une fois qu’on a décidé d’y avoir recours.

La question à poser n’est pas celle de savoir pourquoi Nasrallah n’a pas ou ne veut pas être élevé au niveau de Gandhi et de ses pareils ; après tout, ces leaders ont tous été considérés comme des terroristes à un moment de leur combat. Il est plus intéressant de se demander pourquoi beaucoup d’entre nous dans l’opinion courante ont une double échelle de valeurs lorsqu’on en arrive à opposer Gandhi et Nasrallah. Leurs combats et leurs philosophies sont-ils si radicalement différents ? Pour avoir une vue complète nous devons examiner la résistance de Nasrallah à Israël et à l’impérialisme occidental, à la fois dans son contexte interne et externe. Nous devons aussi être conscients de la différence entre l’idéal et le réel en ce qui concerne les philosophies et les mouvements de personnages que l’histoire ne comparera pas à Nasrallah. Par exemple, en y regardant de près, nous voyons que l’enseignement idéal de Gandhi et les pratiques effectives de ceux qui l’entouraient ne se recoupaient pas toujours ; en d’autres mots, la non-violence prêchée par Gandhi ne rencontrait pas toujours l’adhésion en pratique. Ici, je voudrais souligner quelques autres points concernant Gandhi et son mouvement en Inde qui pourraient nous aider à voir Nasrallah sous un jour plus équilibré et nous rendre plus critiques à l’égard de nos propres conceptions.

Il est vraiment difficile de trouver dans l’histoire un leader pacifiste qui ait obtenu de réels changements sans mettre en balance le recours à la force et la protestation non violente.

Avant tout, Gandhi n’était pas un pacifiste. Il est vraiment difficile de trouver dans l’histoire un leader pacifiste qui ait obtenu de réels changements sans mettre en balance le recours à la force et la protestation non violente. (N’évoquons pas Jésus de peur que l’on se souvienne que le changement qu’il accomplit survint des années après son violent sacrifice) Le mouvement de Gandhi, Satyagraha, qui débuta en Afrique du Sud, n’était pas une stratégie d’esquive ou de défense. Gandhi croyait que l’on pouvait éviter le recours à la violence à l’égard de ses opposants, mais qu’il était nécessaire d’être disposé à mourir pour sa cause. Gandhi ne voulait pas éviter la violence pour lui-même ou ses partisans. Il y a un parallèle évident ici entre les notions de martyre et de sacrifice dans les enseignements de Nasrallah et de Gandhi, tous deux étant persuadés que l’on doit être prêt à mourir pour sa cause.

Deuxièmement, pendant que Gandhi prêchait devant Satyagraha, les Indiens n’échappaient pas à la violence. De fait, quand Gandhi était au pouvoir, en 1947, la partition de l’Inde et du Pakistan provoqua la mort d’environ 500000 personnes. Avant cette date, la libération du joug britannique ne se fit pas sans un prix à payer. Le mouvement de Gandhi débuta en 1920, en Inde, avec la reformation du parti du Congrès et une série d’actions non-violentes. Il prit de l’ampleur en 1942, quand il déclencha, sous la direction de Gandhi, le « Quit India movement » (ou mouvement de boycott), mais il s’acheva en 1943. Les historiens ne sont pas d’accord entre eux sur l’impact de ce mouvement, mais les chercheurs sont nombreux à reconnaître que la mutinerie de la Royal Indian Navy en 1946, dont le résultat fut la mort de milliers d’Indiens, annonça la fin de la mainmise de l’Empire britannique . C’est peut être cette combinaison, ce balancement entre violence et non violence, qui se révéla finalement être un succès. Et si aujourd’hui nous voyons le chemin de la libération de l’Inde semé de roses, ce n’est pas parce que nous l’avons vu ainsi à l’époque, mais parce que notre mémoire, rétrospectivement, a peint cette image en rose. Il en reste une pensée : personne ne pourrait savoir qui est le prochain Gandhi, même si nous l’avions sous les yeux.

Finalement, j’ai entendu récemment plusieurs petites phrases tirées de discours passés de Nasrallah (venant d’Internet et d’autres sources) qui ne sont que vaine tentative pour prouver que ses intentions sont malveillantes ou contradictoires. Dans l’une d’entre elles il déclarait, il y a plus de deux décennies, que son plan était de faire du Liban, par la force, une république islamique. Ces remarques et d’autres, sur différents sujets, ont entrainé des critiques selon lesquelles il se contredit lui-même, ce qui, pour poursuivre la comparaison, est similaire à la façon dont on dénigrait Gandhi. De telles contradictions émergent quand des leaders se livrent à des réflexions en public ; ils devraient être évalués sur la direction générale du changement qu’ils préconisent et sur la manière dont ils l’appliquent dans leur rhétorique, leurs discours, leurs actes. Bien entendu, l’opinion courante rechigne souvent à faire ce pas nécessaire, d’abord parce qu’il est plus facile de se gorger de stéréotypes médiatiques simplistes, s’appuyant sur les efforts américains qui visent à diaboliser, comme je l’ai dit plus tôt, un mouvement d’auto détermination dont les valeurs s’opposent à l’hégémonie américaine.

En écoutant les discours de Nasrallah des deux dernières années, et surtout ceux des derniers mois, on assiste à la fusion de deux idéologies qui sont normalement en compétition .

Comment puis-je comparer Nasrallah à Gandhi ? En écoutant les discours de Nasrallah des deux dernières années, et surtout ceux des derniers mois, on assiste à la fusion de deux idéologies qui sont normalement en compétition. Nasrallah parle de recours aux armes pour combattre l’ennemi extérieur, Israël et l’impérialisme, mais il est allé jusqu’à enseigner à ses partisans que leur usage interne (au Liban) est interdit (un point sur lequel il va indiscutablement plus loin que Gandhi, lequel se servait de la violence des autres comme d’un levier pour convaincre les gens que son choix était le bon ; la distinction de Nasrallah entre champs de bataille interne/externe relève d’un autre niveau de complexité. Le changement social interne, selon Nasrallah, « est un devoir national, religieux et humain qui se passe de façon accomodante », mais il devrait se faire sans recours aux armes. Il poursuit : « Envers les familles des martyrs (des incidents de Janvier 2007) ... je sais quelle est votre colère...mais c’est notre intérêt à tous, à tous les Libanais, de ne pas se laisser entraîner à des actes en réaction. Je m’adresse tout particulièrement aux familles des martyrs : il faut refréner la voix du sang de vos fils, l’allégeance aux martyrs qui sont tombés ; refréner ne signifie pas pour moi pardonner aux tueurs ! Il y a un état... » et par ce biais, dit-il, c’est la voie de la justice.

En se référant à la philosophie de Karbala et à l’Islam, Nasrallah démontre que c’est un crime religieux que d’utiliser des armes contre son frère, et tourner ses armes « à l’intérieur » (i.e. contre un membre de sa communauté) en fait un ennemi ; résister à l’ennemi, dans la philosophie chiite, c’est résister par l ?unité du peuple. Dans un autre discours il affirme que si l’on se bat avec des armes à l’extérieur, contre l’ennemi israélien, à l’intérieur, on use de moyens non violents. « Tout homme qui tire une balle ou répand le sang de son frère libanais est Israélien ! » Le message à ses partisans est clair : la violence interne en ferait un ennemi, ce qui est classique en cas de guerre, ainsi dans le cas de la Révolution américaine, au sein de laquelle les Loyalistes (partisans de la couronne britannique) ont été perçus comme des ennemis de l’intérieur en raison de leur soutien politique aux intérêts anglais.

L’Histoire n’a pas encore porté son jugement sur Sayed Hassan Nasrallah, mais il sera vraisemblablement jugé, comme il l’est à présent, pour avoir usé des armes pour libérer une nation. Cependant, si nous devons porter un jugement équitable sur les guerres de libération, alors il faudra prendre en compte les cas historiques, Algérie, Inde, Afrique du Sud, Etats-Unis et au-delà, et prendre en considération le fait que la violence ne peut pas être considérée de façon unidimensionnelle, toujours destructive, car dans ces exemples historiques elle a toujours été présente. Plus exactement, il faut la considérer en rapport avec l’existence de mouvements non-violents qui étaient toujours présents, inévitablement. C’est en négociant toujours entre violence et non-violence que les combats du passé ont été couronnés de succès et que des leaders comme Gandhi ont accédé à ce niveau de sanctification internationale. En y regardant de plus près, c’est cette négociation que Nasrallah cherche à maintenir en équilibre entre ses enseignements et ses actes. Au niveau rhétorique, et ainsi loin au travers de ses actions, il tente de combiner , en un seul mouvement, les philosophies de la violence et de la non-violence, de façon circulaire, pour la libération d’un peuple. Peut-être cela devrait-il être pris en compte, et pour ceux qui ne jugent pas utile d’explorer cet aspect, peut-être devraient-ils assouplir leur agenda, leur détermination trop obstinée. Néanmoins, c’est sur le succès ou l’échec de cette négociation que nous devons centrer nos débats et critiques du Hezbollah et de son leader.

Parler de Nasrallah en le comparant à ces autres personnalités ne revient pas à excuser ses échecs ou à excuser la violence en général. Plus à propos, cela consiste à lui rendre ce qui lui est dû et à affûter nos critiques de façon plus utile et plus constructive. De fait, je crois aussi que Nasrallah ne parviendra ni à l’honneur ni à la valeur d’une stature internationale comme celles de Mandela ou de Gandhi. Cependant, son juge en dernier ressort, ce sera son inaptitude à se hisser au-dessus du paysage politique libanais et à construire un mouvement qui transcende son identité sectaire, un échec qui est source de désunion. La politique libanaise est si habile à dépeindre chaque leader sur un canevas sectaire, et sous cet angle, Nasrallah n’a jusqu’ici pas rencontré le succès (ou pas essayé) en construisant un mouvement basé sur la philosophie chiite et capable de s’adresser à un plus large public libanais. C’est tout à fait possible et c’est un concept à propos duquel nos exemples historiques peuvent servir de précédent. Dans un cas, le mouvement de Gandhi, basé d’abord sur des traditions hindoues et chrétiennes, a élargi ses objectifs et parlé à un grand nombre de sectes indiennes, malgré les critiques adressées à ses préjugés pro-hindouistes. En fin de compte, nous sommes obligés de reconnaître que ce n’est qu’en gérant à la fois non-violence et violence dans nos vies, plutôt qu’en capitulant devant l’un ou l’autre moyen, que nous pourrons garantir un vrai contrôle sur notre futur. Et c’est de cela que nous devons débattre, plutôt que de laisser la peur nous cantonner au royaume de l’irrationnel. »


Sami Herfez est doctorant en anthropologie à l’Université de Princeton ; sa recherche porte sur la violence et la résistance armée au Sud-Liban. Il a été actif dans des projets de secours et de « redéveloppement » dans cette région. On peut le joindre sur shermez@princeton.edu

Sami Hermez - The Electronic Intifada, le 27 mars 2007 : Judging Hassan Nasrallah
Traduction : Michel Zurbach

Et aussi :
- Rencontre avec Hassan Nasrallah