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A. Gresh : Sartre, les juifs, Israël et la Palestine
mercredi 14 novembre 2012 - Alain Gresh - Le Monde diplomatique

« Je voulais seulement rappeler qu’il y a, chez beaucoup d’entre nous, cette détermination affective qui n’est pas, pour autant, un trait sans importance de notre subjectivité mais un effet général de circonstances historiques et parfaitement objectives que nous ne sommes pas près d’oublier. Ainsi sommes-nous allergiques à tout ce qui pourrait, de près ou de loin, ressembler à de l’antisémitisme. À quoi nombre d’Arabes répondront : "Nous ne sommes pas antisémites, mais anti-israéliens." Sans doute ont-ils raison : mais peuvent-ils empêcher que ces Israéliens, pour nous, ne soient aussi des Juifs ? »

Je faisais remarquer, dans De quoi la Palestine est-elle le nom ? :

« On ne peut mieux résumer les réticences de la gauche européenne vis-à-vis de la cause palestinienne. Réticences qui confinent à l’aveuglement : les Palestiniens en tant que tels ne sont même pas évoqués en 1967, alors que la menace sur Israël, peinte dans les termes les plus alarmistes dans les années 1960, perdait toute consistance réelle : le pays, appuyé par les États-Unis, pouvait vaincre toutes les armées arabes réunies. En Europe, comme l’expliquait Sartre, on percevait ce conflit à travers les persécutions antisémites et "la légitime aspiration à une patrie du peuple juif", chassé de ses terres deux mille ans plus tôt. »

Cet aveuglement transparaît bien plus tard, à la fin des années 1970. Comme le rappelle l’intellectuel palestino-américain Edward Said, dans un texte publié dans Le Monde diplomatique de septembre 2000, Ma rencontre avec Jean-Paul Sartre dont voici un extrait (le texte complet est disponible sur le DVD-ROM du Monde diplomatique qui regroupe tous les articles du journal publiés depuis 1954). Il y raconte une réunion organisée sous l’égide de Sartre à Paris, après les accords de Camp David (1978), et qui regroupe des intellectuels français, des Palestiniens, des Arabes et des Israéliens.

« Las des discussions ampoulées et vaines, j’interrompis sans vergogne les débats tôt dans la matinée, et j’insistai pour qu’on écoute Sartre immédiatement, ce qui suscita la consternation chez ses satellites. La séance fut suspendue, pendant qu’ils délibéraient en catastrophe. L’ensemble, je dois dire, se partageait pour moi entre farce et tragédie, car Sartre lui-même ne semblait prendre aucune part à ces délibérations qui concernaient précisément sa participation ! A la fin, nous fûmes rappelés à la table par un Pierre Victor visiblement irrité, qui, avec toute la pompeuse affectation d’un sénateur romain, annonça d’un ton agacé : "Demain, Sartre parlera." Et nous nous retirâmes, pour nous retrouver le lendemain matin afin d’écouter le grand homme. »

« Le lendemain, Sartre avait bien quelque chose à nous offrir : un texte dactylographié de deux pages environ qui, pour l’essentiel - ce que j’écris se fonde uniquement sur un souvenir vieux de vingt ans -, recourait aux pires platitudes pour louer le courage de Sadate. Je ne peux me rappeler beaucoup de mots pour évoquer les Palestiniens ou leur passé tragique, les territoires occupés. Il n’y eut, c’est une certitude, aucune référence au colonialisme d’implantation israélien comparable à beaucoup d’égards aux pratiques françaises en Algérie. C’était aussi instructif qu’une dépêche de l’agence Reuter, et écrit à l’évidence par Victor, pour tirer d’affaire un Sartre qu’il semblait tenir entièrement sous sa coupe. »

« J’étais complètement retourné de voir que ce héros intellectuel avait succombé, en ses dernières années, à un mentor aussi réactionnaire, et qu’à propos de la Palestine, une question qui relevait à mes yeux de l’urgence morale et politique - sur le même plan assurément que l’Algérie et le Vietnam -, le vieux partisan des opprimés ne pouvait trouver que les mots les plus conventionnels pour l’éloge d’un leader égyptien déjà largement célébré. »

Said soulignait aussi que Sartre était tombé sous la coupe de Pierre Victor (Benny Lévy), un ancien maoïste qui deviendra rabbin et qui se transformera en défenseur acharné, aux côtés de Bernard-Henri Lévy, d’Israël et des actions de son armée contre les Palestiniens.

Entre ces deux dates, peu d’écrits avaient été consacrés aux positions de Sartre, notamment durant le début des années 1970, alors qu’il soutenait le groupe maoïste de la Gauche prolétarienne. Serge Halimi a attiré mon attention sur un ouvrage qui m’avait échappé, un livre de conversations menées de 1970 à 1974 entre un universitaire américain, John Gerassi, et Sartre, et qui a été publié en français en 2011, Entretiens avec Sartre (Grasset).

Interrogé sur les contradictions entre sa position et celle de la Gauche prolétarienne, Sartre répondait :

« Nos positions ne sont pas si éloignées que ça. J’ai toujours été favorable à un Etat israélo-palestinien, au sein duquel tous seraient égaux. Le problème, c’est que la droite religieuse est trop puissante. Ils veulent un Etat juif, quel qu’il soit, avec cette connerie historique dont on a embrouillé leur constitution, ce qui bien sûr leur aliène non seulement tous les musulmans et tous les chrétiens mais également tous les Juifs laïques. Donc voilà, si on envisage les choses comme ça, je suis favorable à l’existence de deux Etats indépendants, égaux et libres. » Avant de préciser qu’Israël « asservit les Palestiniens, leur prend leurs terres, les empêche de vivre libres ».

Concernant les opérations suicide et les kamikazes, Sartre affirme : « J’ai toujours soutenu la contre-terreur contre la terreur institutionnelle. Et j’ai toujours défini la terreur comme l’occupation, la saisie des terres, les arrestations arbitraires, ainsi de suite... » Une position proche de celle qu’a toujours défendue Nelson Mandela : « C’est toujours l’oppresseur, non l’opprimé, qui détermine la forme de la lutte. Si l’oppresseur utilise la violence, l’opprimé n’aura pas d’autre choix que de répondre par la violence. Dans notre cas, ce n’était qu’une forme de légitime défense. »

Sartre critique ensuite Claude Lanzmann qui déclara, en plein milieu de la guerre du Vietnam, que si le président américain Lyndon B. Jonhson soutenait Israël, il crierait « Bravo, Johnson ! »

Dans une autre partie du livre, le philosophe revient sur les Jeux olympiques de Munich de 1972 et la prise d’otages israéliens par un commando palestinien. « Les Palestiniens n’ont pas d’autre choix, faute d’armes, de défenseurs, que le recours au terrorisme. (...) L’acte de terreur commis à Munich, ai-je dit, se justifiait à deux niveaux : d’abord, parce que tous les athlètes israéliens aux Jeux olympiques étaient des soldats, et ensuite, parce qu’il s’agissait d’une action destinée à obtenir un échange de prisonniers. Quoiqu’il en soit, nous savons désormais que tous, Israéliens et Palestiniens, ont été tués par la police allemande. »


Voir aussi l’article précédent d’Alain Gresh :

- Sartre et le « racisme antiraciste » - 6 novembre 2012


Du même auteur :

- Palestine : Hollande en recul par rapport à Sarkozy
- « Dans les coulisses du Proche-Orient », un témoignage majeur
- Comment l’Union européenne renforce les colonies israéliennes
- Cette lancinante « menace islamique »
- Le Liban dans la tourmente syrienne
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13 novembre 2012 - Blog du Monde diplomatique