La fête a une atmosphère à part, presque libératrice. Elle est différente de ce que l’on voit avec les tracas quotidiens de la vie partout ailleurs en Cisjordanie. Elle se sent loin aussi de l’étouffement physique aussi bien que psychologique de l’occupation. Après tout, c’est la raison d’être de toutes les fêtes.
En s’approchant jusqu’à la colline qui conduit à l’enceinte où se tenait la fête, je pouvais percevoir la fumée des chiches-kebabs grillés, les rires de la foule et la musique bavaroise de la scène. Des Palestiniens de tous âges et des internationaux montaient, descendaient, achetant de la nourriture et des boissons, regardant le spectacle et se retrouvant en groupes. Dans ma tête, je me demandais s’il y avait quelque Israélien parmi eux, traînant là juste pour profiter de leur bière. Et pendant un instant, j’ai rêvé d’un temps futur où cette même fête verrait autant d’Israéliens que de Palestiniens, tous égaux, unis par une juste paix.
Taybeh est le seul village entièrement chrétien en Cisjordanie, et il est connu pour sa bière artisanale, sans agent de conservation, non pasteurisée, la Bière de Taybeh. C’est la seule bière palestinienne et « la meilleure du Moyen-Orient ». Elle n’est pas destinée qu’aux Palestiniens - il y a de la bière d’alcool pur et de la non alcoolisée -, et c’est la seule bière franchisée qui circule sur les marchés européens, en particulier en Allemagne.
Les propriétaires sont fiers de leur bière presque entièrement maison qu’ils offrent à leurs clients, et du fait qu’ils représentent la Palestine sur les marchés européens.
La brasserie a été créée par une famille palestinienne revenue dans sa patrie après la signature des Accords d’Oslo. Comme beaucoup d’autres rapatriés palestiniens, les Koury sont revenus avec l’espoir que la paix était acquise une fois pour toutes et ils étaient impatients d’agir pour leur mère patrie. Mais les Accords d’Oslo n’ont pas répondu aux attentes des Palestiniens. L’indépendance économique que les Accords étaient censés faciliter s’est transformée en une économie palestinienne sous la dépendance d’Israël, qui a commencé à mettre des restrictions sur ce qui pouvait être exporté et à qui, et en quelle quantité. Pendant que les produits israéliens inondaient les marchés palestiniens, les produits palestiniens avaient du mal à accéder aux marchés israéliens en raison des subventions élevées dont profitaient les fabricants israéliens.
Peu après, quand la deuxième Intifada a éclaté et que l’instabilité est venue, Israël a pris le contrôle de la mobilité palestinienne à l’intérieur même de la Cisjordanie ; produire et distribuer des produits locaux sont alors devenus difficiles, sinon impossibles. Les fabricants palestiniens ne pouvaient accéder aux marchés palestiniens, laissés aux seuls magasins israéliens. Les investisseurs et les personnels qualifiés palestiniens qui étaient rentrés à l’époque ont commencé à partir, leurs attentes financières insatisfaites et leurs rêves brisés.
D’un autre côté, de nombreux Palestiniens ont aujourd’hui pris la décision consciente quoique difficile de rester en Palestine et ils y ont élevé leurs enfants, alors même qu’ils avaient le choix de partir ailleurs. Ils refusent de laisser Israël détruire l’identité de la Palestine et des Palestiniens. Leur simple présence, disent-ils, est leur arme de résistance ; c’est la seule chose qui peut contraindre Israël à trouver une solution au « problème palestinien ». Vivre sur leur terre, malgré l’occupation, la criminalisation et la déshumanisation auxquelles ils sont confrontés jour après jour, est leur façon de refuser à Israël une victoire absolue sur ses violations incessantes des droits humains et du droit international.
Néanmoins, pour la plupart, rien que vie quotidienne est déjà parfois quasiment impossible à supporter. Un chômage élevé à côté d’un coût de la vie qui grimpe et d’un manque de possibilités à la hauteur de leurs capacités poussent de nombreux Palestiniens instruits et compétents hors de leur pays, alors que si l’occasion leur en était donnée, ils choisiraient de vivre en Palestine.
Si la famille Khoury n’est que l’un parmi beaucoup d’autres des rapatriés d’Oslo, leur brasserie est l’une des rares à être encore debout. Beaucoup d’autres rapatriés palestiniens qui sont revenus avec le savoir et le capital, qui étaient prêts à aider à la relance de l’économie palestinienne, sont maintenant en faillite, ont quitté les affaires ou sont retournés à leur vie d’avant leur retour en Palestine. En tant que telle, la Bière de Taybeh fait plus que représenter la Palestine en Europe. Elle est aussi un symbole de la résistance palestinienne et de la persévérance des Palestiniens.
L’Oktoberfest donne peut-être un sentiment festif, libérateur. Mais d’y réfléchir plus profondément révèle que même si les soldats et les check-point israéliens sont absents de la fête, les craintes de l’occupation et son emprise socio-économique sur tout ce qui est palestinien étaient bien présentes dans tout ce que nous consommions, la nourriture, la bière, la musique, et même dans l’atmosphère emmurée qui nous entourait.
Melkam Lidet écrit pour le département informations du MIFTAH (Initiative palestinienne pour la promotion du dialogue mondial et de la démocratie). Elle peut être jointe à l’adresse : mid@miftah.org.
Voir aussi, la 8e fête de la bière palestinienne, en 2008 :
Une fête étrange en Palestine,
la Fête de la Bière de Taybeh - Maria C. Khoury - PNN
10 octobre 2012 - MIFTAH - traduction : Info-Palestine/JPP