« Nous habitons ici depuis 40 ans. Avant nous y habitaient nos grands-parents, et leurs grands-parents. Nous sommes les fondateurs de cette ville. Mon mari a 50 ans, il travaille comme marchand de légumes. Au début de l’Intifada, nous avons souffert. En effet, au cours des premiers jours du couvre-feu il nous fallait jeter aux ordures beaucoup de caisses de légumes. Mon mari, Abou Sameh, descendait au magasin où il trouvait tout pourri : les concombres, les courgettes, les tomates, les épinards... tout à jeter à la poubelle. Nous avons passé 4 à 5 mois dans ces conditions. Grâce à Dieu, nous n’avons jamais manqué de rien, les comités populaires nous amenaient les vivres en baluchons jusqu’à la porte chaque matin. Les voisins n’ont jamais failli à leur devoir. Après, les conditions se sont améliorées. Maintenant, nous sommes protégés par les bienfaits de Dieu. Nous voulons que les jeunes restent saufs et rien d’autre.
« Comme je l’ai déjà dit, cela est notre maison. Nous n’en sortirons jamais. Nous n’avons pas les moyens de partir, nous ne partirons pas, même si la possibilité nous en est offerte. Je jure par Dieu que les jours d’hiver et du fait des infiltrations d’eau, je sors mes enfants le matin, de leurs lits, trempés jusqu’aux os. Mais que faire ? Ceci est notre maison, et ça s’arrête là. Partir, pour aller où ? C’est notre pays. Bien sûr, Naplouse est aussi notre patrie, mais surtout c’est ce quartier notre pays. Mon fils travaille en Arabie Saoudite. Je ne l’ai pas vu depuis 3 ans. Il a fait l’impossible pour que j’aille le retrouver à Amman. J’ai refusé. Ma s ?ur habite le quartier de Khillet al-Ruhban. Elle voulait me persuader d’aller chez elle au lieu de rester ici, encerclée par les matraques et les balles. J’ai refusé. J’ai dit à mon mari : « Tu vois, notre maison, je n’en sortirai jamais. Je jure par Dieu que même si vous allongez de l’argent comme d’ici jusqu’à Cheikh Musallam, je ne quitterai pas ce quartier. »
« Parce que nous avons été tant battus, qu’il y a eu tant de meurtres, et que tous les jours... tous les jours, les soldats font des allers-retours, réclamant mon fils à qui j’ai dit : « Fiston, allons chez ta tante au quartier de Khillet al-Ruhban, plutôt que de rester ici à revoir des coups de bottes. » Il m’a dit ; « Dieu jamais ! Moi, quitter ce quartier ! Par Dieu, quoi qu’il m’arrive, je ne partirai pas. S’ils veulent me prendre, qu’ils m’arrêtent. S’ils veulent tirer une balle sur moi, qu’ils y aillent. D’ici je ne bougerai pas. Va chez ta s ?ur, si tu veux, mais moi je reste. D’ici je ne partirai pas ! »
« Par Dieu, nous sommes restés. Voilà que quotidiennement, les soldats prennent d’assaut la maison. Avec leurs bottes, ils enfoncent la porte au milieu de la nuit, à l’aube, ou après la prière du soir, c’est pareil pour eux. Ils encerclent le quartier. Avec leurs pataugas et leurs armes, ils enfoncent la porte, boum boum... Tu peux entendre leurs pas depuis le quartier Sitt Slemieh. Les voisins se mettent derrière les fenêtres et l’histoire recommence. Neuf fois, ils ont pris d’assaut ma maison. Ma fille s’est coltiné 7 bombes lacrymogènes. Le médecin a dit que si elle continuait à respirer des lacrymogènes, elle allait mourir. Elle doit partir ailleurs. Je lui dis d’aller à Amman, Riyad, ou au quartier Khillet al-Amoud. Elle refuse. La voilà qui se présente à vous tel un chevalier !
« Vous pensez qu’ils m’ont épargnée ? Moi aussi, j’ai été battue plus d’une fois. Un jour, j’ai été battue ici au milieu de ma maison. Une autre fois, 10 soldats se sont jetés sur moi. Ils m’ont coincée dans le coin de al-Adasi. Ils m’ont battue et battue. Ils ont fermé les entrées et isolé le quartier. Personne ne pouvait approcher. Ils m’ont frappée et moi aussi je leur rendais leurs coups, les injuriais et criais. Les gens du dehors criaient et disaient : « Ils ont tué la femme... ils l’ont tuée. » Après, ils m’ont amenée au gouverneur militaire, et moi je continuais de crier et de les injurier. Personne ne pouvait m’en empêcher. A la fin, ils m’ont amenée devant un certain X [collaborateur de l’armée israélienne]. Il m’a dit : « Au nom de Dieu, je suis le seul à pouvoir te maîtriser, Oum Sameh. » Je lui ai dit : « Va-t-en, quelle honte, toi le minable, espèce de crapule ! Par le prophète et Celui qui l’a fait prophète, que ta mort et la mort de tes semblables viennent de mes propres mains. Moi, moi je purifierai la ville de toi et de tes semblables. Espèce de chien ! ».
« Tu vois ? Même si je devais mourir et disparaître, son jour viendra : merdier, fils de putain, il se balade et fouine comme il veut et il rafle des jeunes. Des jeunes comme des fleurs. Le mauvais ?il sur lui. Penses-tu que les jeunes dorment ? Non, ils ne sont pas endormis, ils sont bien éveillés, et ils attendent. A l’heure venue, X recevra le même châtiment que le fils de N. L’autre qui a été puni, et jeté dans les égouts. Depuis ce jour, on l’appelle l’égout des collaborateurs. Ils seront tous exécutés là-bas. Ça fait trembler. Mais ça, c’est du boulot. Autrement quoi ? Les laisser libres à rafler des jeunes ? Non, il faut que les collabos payent le prix, corps et âme. Mes enfants, que le Prophète soit béni, ont tous l’âge requis, de 15 à 21 ans. Un jour, les soldats ont fait une descente à l’aube. Ils sont venus par le toit. Soudain, ils étaient au milieu de la maison. Je sursaute du lit comme une folle et dis à mon mari : « Vas-y. » Il a dit : « Où ? » Je lui dis : « À la cuisine, va à la cuisine, c’est moi qui vais les accueillir. » Il a dit : « Ils vont te battre. » J’ai dit : « Ça ne me fait rien d’être battue, mais pas toi ! Les femmes résistent mieux que les hommes. » Je l’ai installé à la cuisine, puis je suis partie à leur rencontre. Ils étaient debout à la porte de la chambre de mes enfants. J’ai dit : « Chut ! Les enfants dorment. » Mais ils ont donné des coups de pieds et sont entrés dans la chambre. Ils ont déchiré le canapé avec un schlass et se sont mis à fouiller. L’un d’entre eux rouait de coups de bottes mes enfants couchés par terre. Je lui ai dit :
Écoute ! Sois un fils d’Adam, et ne commence pas à être méprisable ! Tu comprends ! Vous n’avez pas la permission de frapper ni avec vos mains ni avec vos pieds. » J’ai fait lever mes enfants, je les ai mis le long du mur en les protégeant de mes bras. Le soldat dit : « Je veux des jeunes ! » Je lui ai dit : « Il n’y a pas de jeunes, ce sont mes enfants. » Il a dit : « Ah ! Ils sont tes fils mais ils sont jeunes ! » Je lui ai dit : « Tu veux tirer sur moi, vas-y. Tu veux m’assassiner, vas-y ; mais mes enfants ne sortiront pas d’ici. » Il a dit : « Poussez-vous d’ici. » Je lui ai dit : « Le mauvais ?il mille fois sur toi, vous n’en n’avez pas marre ? Ça ne vous suffit pas tous ces jeunes que vous avez pris hier, avant-hier, et le jour d’avant ? » Je me suis mise à les injurier, et à crier avec mon charabia. Ils m’ont poussé loin de mes enfants et moi je résistais. Je me suis dit : « Que je crève maintenant ou après ! Au nom de Dieu, même s’ils me coupent en morceaux, je ne leur donne aucun de mes fils ! » Ils disent qu’ils veulent des jeunes ! Quelle est celle qui accepterait de leur donner ses enfants ? Chacune de nous sacrifie son âme et son sang mais on ne se laisse pas prendre ses enfants. Même si ces enfants n’étaient pas mes propres fils, je ne les laisserais pas me les prendre, même s’ils devaient me couper le cou. Après, je ne sais pas comment, Dieu a assombri leurs c ?urs. Ils ont laissé tomber.
« Quelques jours plus tard, ils ont envahi la maison de nouveau. Ils ont dit : Où est le garçon ? » Je leur ai dit : « Quel garçon ? » Ils m’ont dit : « Le garçon qui est caché ici. » Je leur ai dit : « Il n’y a pas de garçon. Il y a... non il n’y a pas... » Nos cris ont atteint le ciel. Mon fils était là-haut dans la chambre qui donne sur l’escalier avec ses deux s ?urs. Le soldat est monté jusqu’à la porte de la chambre. Ma petite fille, Sarah, l’empêchait d’entrer avec ses petites mains. Il lui a dit : « Je ne ferai rien, mais laisse-moi voir le garçon. » Elle lui a dit : « Ce n’est pas un garçon, c’est mon frère ! » Il a dit : « Montre-moi le garçon, et si ce n’est pas celui qu’on cherche, on s’en va. » Elle lui a dit : « Impossible ! » Il a dit : « Par mon honneur je ne ferai rien. » Elle lui a dit : « Ah ! Tu as de l’honneur ? » Il a dit : « Montre-le moi ! » Au moment où elle a bougé, il s’est lancé sur Sameh, son frère, comme un loup et s’est mis à le frapper. Je ne sais pas comment la maison s’est remplie de soldats. Ils se sont mis à tout chambouler, à casser, et à frapper. J’ai couru en haut, voir ce qui arrivait à Sameh et aux filles. J’ai trouvé des matraques en action. Ma fille Sharifa est intervenue. L’un des soldats l’a tirée par les cheveux et l’a jetée par terre. Je me trouvais à portée de la poubelle dont j’ai couvert la tête d’un des soldats. Deux autres soldats m’ont agrippée et tirée en bas. Ils se sont mis à me frapper sur la tête, le visage, le ventre, jusqu’à tomber dans les pommes sur le sol. L’un d’entre eux a posé ma tête sur la marche de l’entrée, sa jambe sur mon cou, et l’autre soldat s’est mis à m’aiguillonner avec son fusil jusqu’à ce que je m’évanouisse encore. Un autre soldat a trainé Sameh dehors, le sang coulait le long de son visage. Ils lui ont cassé le nez. Lorsque le garçon a vu qu’il était tout en sang, moi par terre, et le reste... la force a pris son c ?ur et il a mordu le soldat à la cuisse, à lui couper le souffle. Le soldat a beuglé « Aïe ! » et a relâché mon fils qui a pris ses jambes à son cou. Le mauvais ?il sur eux et leur histoire. Au nom de Dieu, mon corps tremble ! Tu veux que je t’en raconte davantage ? »
* Témoignage recueilli par Sahar Khalife, traduit par Fathia Seoudi et Henri Desseay.
Revue d’études Palestiniennes - n°33 Automne 1989