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Printemps arabe et fracture intellectuelle
mardi 6 décembre 2011 - Ramzy Baroud
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Manifestants anti-gouvernementaux dans la ville du nord-ouest de Saada le 25 novembre 2011, lors d’un rassemblement pour exiger la mise en procès du président du Yémen, Ali Abdallah Saleh . La banderole au centre dit : « L’initiative du Golfe est une fabrication américaine. » - Photo : REUTERS - Al-Houthi Rebel Group - Handout

Alors qu’il est largement admis que les révolutions s’efforcent de renverser les structures politiques et visent à changer l’ordre social et l’organisation du pouvoir au sein d’une société donnée, il n’existe toujours pas de compréhension acceptée par tous de ce qui constitue effectivement une révolution. Il n’y a pas non plus de consensus sur ce qu’une révolution est censée exactement réaliser.

Un égyptien du peuple aura tendance à évaluer la révolution sous différents angles : des progrès économiques mesurables - ou leur absence - la possibilité d’exprimer une opinion sans crainte de censure ou de représailles, le droit de participer à une action collective et d’influencer l’orientation générale prise par son pays.

Une révolution peut aussi se plonger dans l’auto-définition. Certains collectifs arabes se sont redéfinis selon des lignes religieuses, nationalistes ou idéologiques - en recolorant un drapeau ou en changeant d’hymne national - dans l’espoir que cela leur permettrait de consolider un changement politique pour passer collectivement d’une époque à une autre.

Alors que des représentations conceptuelles de phénomènes majeurs peuvent être faites, la compréhension de leur application pratique peut être hors de portée. Le 14 janvier, quelques jours seulement après l’éviction du président tunisien Zine El Abidine Ben Ali, j’ai alerté sur la possible incapacité d’apprécier les circonstances uniques de la révolution tunisienne et le caractère distinctif de la société tunisienne dans son ensemble :

« Il n’y a pas de mal à vouloir généraliser une expérience populaire afin de comprendre le monde et ses conflits. Mais dans le cas de la Tunisie, il semble que ce pays est largement appréhendé au sein d’un empilement de contextes, se retrouvant ainsi dépourvu de toute spécificité politique, culturelle ou socio-économique. Comprendre la Tunisie comme un simple ’régime arabe’, un autre tremplin possible pour la violence d’Al-Qaïda, est pratique mais tout à fait inutile pour une compréhension cohérente de la situation et des événements qui sont susceptibles de suivre. »

L’article était rédigé en réponse à l’emballement médiatique qui plaçait toutes les sociétés arabes dans une seule catégorie. Mais cette incapacité à faire des distinctions ne peut être attribuée simplement à la profonde ignorance manifestée par les médias occidentaux et leurs intellectuels dans leur compréhension des Arabes, ni aux « relations opportunistes des gouvernements occidentaux avec le monde arabe ». Des généralisations analogues ont été également propagées par les médias et les intellectuels arabes, et même par les masses en rébellion elles-mêmes.

Il semblait y avoir peu de problème que des militants yéménites s’inspirent de l’expérience révolutionnaire égyptienne ou que les Syriens et les Libyens s’empruntent des slogans les uns les autres. Après tout, il y a d’incontestables liens culturels et historiques entre les diverses sociétés arabes, et elles sont en proie à des expériences où se chevauchent la colonisation, l’occupation étrangère, la dictature et les soulèvements populaires. Mais ce qui était destiné à inspirer un sentiment de valeurs et d’expériences partagées est rapidement devenu une ligne de faille, exploitée par ceux qui voulaient s’assurer de l’échec des soulèvements arabes ou tenir sous contrôle leurs résultats.

Il n’est pas surprenant que les soulèvements arabes ne soient pas restés l’affaire des seuls Arabes. Même avant que les gouvernements de la France et du Royaume-Uni aient signé leur fameux accord Sykes-Picot de 1916 - en divisant les provinces arabes qui faisaient alors partie de l’Empire ottoman, en sphères d’influence - le destin de la région avaient déjà été fixé par des puissances extérieures. Et contrairement à la plupart des mythes associés au « printemps arabe », les nations arabes se sont à maintes reprises rebellées contre les colonisateurs étrangers et contre leurs propres despotes.

La tardive réponse occidentale à la révolution tunisienne - et sa réaction incohérente à la révolution égyptienne le 25 janvier - a servi de sonnette d’alarme aux héritiers de François Georges-Picot et sir Mark Sykes. En effet, ceux qui se sont jadis rencontrés continuent de définir la nature des liens de l’Occident avec la région du « Moyen-Orient », région appréciée pour le butin économique qu’elle représente et pour son importance stratégique inégalée.

« Les entreprises occidentales des secteurs de la sécurité, de la construction et des infrastructures qui voient les possibilités de profit reculer en Irak et en Afghanistan, ont jeté leur dévolu sur la Libye, libérée aujourd’hui de quatre décennies de dictature », écrit Scott Shane dans le New York Times (28 Octobre 2011).

Cette petite phrase résume vraiment à la perfection les motifs de l’intervention de l’Occident et son attitude générale vis-à-vis de ses anciennes colonies. Cependant, il y a une étrange propension parmi les nombreux acteurs du « printemps arabe » - y compris dans les médias arabes - à rabaisser ou à ignorer l’élément étranger lorsqu’il est question des soulèvements. Cette tendance n’est pas seulement intellectuellement malhonnête et sensiblement ahistorique, mais elle est également très suspecte. Dans le silence délibéré qui entoure le rôle égoïste et destructeur joué par les puissances étrangères, des complots sont ourdis contre différents pays sous les prétextes même qui ont conduit à la destruction de l’Irak, de la Libye, et même du Liban. Oui, en 1982, quand Israël a envahi le Liban, il a exploité le concept de démocratie comme faisant partie de ses justifications.

Toutefois, être pleinement conscients du rôle déstabilisateur et d’exploiteur des puissances étrangères ne devrait pas aboutir forcément à faire l’apologie des dictatures. Une lecture plus crue de l’histoire montre le lien inébranlable entre les dictateurs et leurs bienfaiteurs étrangers - au détriment des masses opprimées, qui sont maintenant en révolte pour placer à nouveau le cours de l’histoire sur une voie plus équitable.

Certes, une révolution peut provoquer des fractures pour ceux qui sont amenés à tout gagner ou à tout perdre une fois que son résultat final est fixé. Mais les intellectuels ont la responsabilité historique de rester vigilants sur l’unicité de chaque expérience collective, en replaçant les expériences dans leurs contextes historiques précis. Ils ne doivent pas omettre les vérités dérangeantes lorsque de telles omissions semblent bien pratiques.

Il n’y a pas non plus de neutralité morale, comme l’a rappelé le chef de file anti-apartheid Desmond Tutu en Afrique du Sud dans sa déclaration fameuse : « Si vous êtes neutres dans des situations d’injustice, c’est que vous avez choisi le camp de l’oppresseur. » Il est plutôt de la responsabilité de l’intellectuel de questionner ce qui est considéré comme acquis. Edward Saïd a affirmé que l’intellectuel idéal devrait être vu comme un « exilé et un marginal, comme un amateur, et comme celui qui use d’un langage qui tente de dire sa vérité au pouvoir. »

Dire la vérité au pouvoir est toujours possible, et cela est plus urgent que jamais. Le destin d’une nation, de n’importe quelle nation, ne doit pas être polarisé jusqu’au point terrible atteint dans les soulèvements arabes. Des deux côtés du fossé, certains acclament les interventions étrangères, tandis que d’autres justifient les assassinats insensés de personnes innocentes par des dictateurs.

Il y a peut-être une ligne très étroite entre les deux camps, et c’est de la responsabilité de l’intellectuel de tracer cette ligne et de s’y tenir fermement. Il peut se retrouver marginalisé et exilé, mais au moins il aura maintenu son intégrité.

Ramzy Baroud (http://www.ramzybaroud.net) est un journaliste international et le directeur du site PalestineChronicle.com. Son dernier livre, Mon père était un combattant de la liberté : L’histoire vraie de Gaza (Pluto Press, London), peut être acheté sur Amazon.com.

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30 novembre 2011 - The Palestine Chronicle - Vous pouvez consulter cet article à :
http://palestinechronicle.com/view_...
Traduction : Claude Zurbach