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L’Orientalisme américain après Edward Saïd
samedi 3 décembre 2011 - John Carlos Rowe - Al Ahram
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Edward Wadi Said

La critique de l’impérialisme étasunien par Edward Saïd, surtout en ce qui concerne le Moyen Orient, est la vraie raison pour laquelle plusieurs d’entre nous le considèrent comme un intellectuel engagé des American Studies. Un intellectuel de grande intelligence doté d’une assurance justifiée, Saïd a été aussi le seul à dire que nous ne devrions pas vénérer nos prédécesseurs mais les replacer dans leur contexte historique. A la lumière de l’immense travail de recherche de Saïd sur l’impérialisme étasunien au Moyen Orient qui va de : « Orientalisme » (1978) à « A contre-voie : mémoires » (1999) en passant par « L’Islam dans les médias » (1981) et « Condamner les victimes » (1988), les intellectuels américains auraient dû entreprendre des études plus approfondies sur les relations entre les Etats-Unis et les mondes arabes et islamiques qui commencent seulement maintenant à avoir un impact.

Saïd était véritablement « à contre-voie » aux Etats-Unis dans ce domaine, au point que ses contributions régulières à Al-Ahram Weekly, ici au Caire, étaient virtuellement inconnues dans les cercles intellectuels étasuniens. La compilation d’essais de Adel Iskandar et Hakem Rustom publiée l’année dernière, Edward Saïd : Emancipation and Representation contribue à surmonter le provincialisme américain comme le font les nombreuses études de Saïd publiées dans le monde arabe avant et après sa mort, dont le numéro de la revue Alif consacré à son travail en 2005. Bien sûr l’expression « en avance sur son époque » décrit mieux que « A contre-voie » la réelle capacité d’anticipation de Saïd en ce qui concerne le nouvel intérêt porté par les American Studies aux mondes islamiques et arabes.

Mon amitié avec Edward Saïd était profondément académique et professionnelle, ce qui semble une manière froide de décrire des relations personnelles mais pour moi, cette amitié possédait une pureté plus grande qu’une amitié basée sur les trivialités de la vie quotidienne, les rencontres occasionnelles et les réunions fortuites. Edward Saïd et moi étions liés par « le travail » et ce que je dis de lui en ce jour d’anniversaire, ici au Caire, sur la place Tahrir, au milieu d’événements politiques qui ont changé si intensément non seulement l’Egypte que Saïd aimait mais aussi le monde— ce que je dis de lui se doit d’être conforme à la plus grande leçon qu’il m’ait enseigné : « Critique tes maîtres ».

Dans l’ère post-nationaliste dans laquelle nous vivons si difficilement aujourd’hui, et qui est caractérisée autant par les luttes néo-nationalistes que par toute une série vertigineuse de dangers et d’espoirs transnationaux, le comparatisme qu’Edward Saïd a illustré dans sa personne publique et sa carrière remarquable devrait être l’oeuvre de nombreux intellectuels, différents et venant de nombreuses disciplines qui se recoupent de plus en plus dans les départements comme les Etudes américaines, les Etudes orientales, les Religions comparatives, l’Histoire, la Littérature comparative, la Philosophie, les Sciences politiques, l’Anthropologie et les Langues étrangères.

Je vais maintenant parler du développement d’un « Orientalisme américain » que Saïd a peut-être anticipé mais que sa mort a empêché d’en être le témoin dans son développement d’aujourd’hui, et qui se manifeste particulièrement dans cette islamophobie troublante qui règne dans certaines parties de la société étasunienne contemporaine. Les débats en 2010 autour de la construction d’un centre islamique à deux pâtés de maisons de ground zero à Manhattan, assorti au même moment du projet du prédicateur d’une petite ville du centre de la Floride de brûler le Coran le 11 septembre pour protester contre les terroristes islamistes, sont des exemples troublants du degré de polarisation que les mondes étasunien et islamiste ont atteint.

En tant qu’avocat de longue date d’une réforme de l’enseignement, spécialement en ce qui concerne l’éducation des Américains sur le monde arabe et l’Islam, Saïd aurait sûrement considéré l’échec de nos institutions éducatives comme un exemple supplémentaire d’Orientalisme américain. Mon but est de montrer que la contribution d’Edward Saïd aux Etudes Américaines est plus que simplement une contribution à notre branche d’études et elle est certainement plus importante que ce qu’il peut avoir dit sur Henry James, Ernest Hemingway, et T S Eliot. L’héritage que Saïd a laissé aux nouvelles Etudes Américaines et à ses orientations culturelles, c’est l’élaboration d’idées maîtresses permettant d’appréhender les Etats-Unis comme une puissance mondiale profondément impliquée dans les politiques du Moyen-Orient.

Quand Saïd est mort, le 25 septembre 2003, la seconde guerre du Golfe avait été officiellement déclarée et notre « mission accomplie », comme l’a dit le président George W Bush dans un discours honteux le 1° mai 2003, même si l’occupation militaire de l’Irak devait durer encore huit années et n’approcher officiellement de sa fin que ces dernières semaines. Saïd a compris bien sûr que la bravache militaire de Bush et notre injuste invasion sous prétexte d’illusoires « armes de destruction massive » causeraient une guerre civile en Irak ainsi que l’effondrement de la société civile, et engendreraient de ce fait la mort des centaines de milliers d’Irakiens dans des violences sectaires, et la fuite de millions d’autres hors du pays. Pour Saïd, il s’agissait d’un épisode familier de l’histoire de l’impérialisme occidental dans la région.

Saïd a aussi prédit de manière précise que l’impérialisme étasunien traditionnel se métamorphoserait en néo-impérialisme à partir de la première guerre du Golfe pour aboutir à la vision de l’administration George W Bush d’un « Grand Moyen Orient » équilibré et sécurisé par notre désastreuse invasion et occupation de l’Irak pendant la seconde guerre du Golfe. Ce « nouvel Orient » suit historiquement les voies du colonialisme européen au Moyen Orient, spécialement dans le développement et les conséquences des luttes coloniales en Afrique du Nord et au Moyen Orient, autour de la construction du Canal de Suez ouvert en 1869, de l’équilibre des pouvoirs politiques de l’Europe et de l’empire ottoman, négociés dans la région pendant la période de la première guerre mondiale, et des premières exploitations étrangères des ressources pétrolières du Moyen Orient dans les années 1920.

Saïd avait aussi compris combien l’héritage impérial pesait sur l’impasse israélo-palestinienne de même que sur la politique interne et étrangère de leurs voisins dans la région - une impasse politique virtuellement garantie par le découpage territorial qui a rendu les différentes souverainetés nationales de la région si difficiles à définir sans parler de les maintenir.

« L’Impérialisme porte en définitif sur la terre », écrit Saïd dans « Culture et Impérialisme » en insistant sur un aspect capital de l’impérialisme qu’il nous enjoint de ne pas oublier. Mais il y a des limites à la simple évolution du modèle traditionnel impérialiste vers le néo-impérialisme des Etats-Unis d’aujourd’hui qui date certainement de la guerre du Vietnam (1965-1975), la dernière dans la série des guerres coloniales en Asie du sud-est qui a déstabilisé cette région mais qui s’est aussi révélée exceptionnelle par le néo-impérialisme déployé par les Etats-Unis pour « gagner les coeurs et les esprits » au Vietnam, avec les résultats catastrophiques que nous oublions pour notre malheur.

L’insistance de Saïd sur la « réalité » irréductible de la terre comme objet du désir impérialiste marque peut-être aussi les limites de sa conception profondément moderne de l’Orientalisme en tant que stratégie-clé de l’impérialisme occidental. En mettant en lumière le fait que sous l’Orientalisme se dissimilait la simple appropriation de terre par les impérialistes européens, Saïd a imaginé une démystification relativement directe des pratiques discursives occidentales - science, littérature, arts visuels, nouveaux médias etc... — qui masquent ou déguisent la situation politique réelle au Moyen Orient. En s’attelant à la tâche de traducteur et démystificateur de la culture, Saïd a assumé la fonction de critique anti-impérialiste d’un Occident dont il comprenait les codes culturels en tant que professionnel qualifié du Comparatisme européen et de la Philosophie continentale. Comme je l’ai remarqué plus haut, les intellectuels étasuniens devraient reconnaître ce qu’à mon avis certains intellectuel arabes et islamiques savent déjà : l’anti-impérialisme de Saïd représente aussi une contribution importante aux Etudes Américaines.

Aujourd’hui « la couverture médiatique de l’Islam » a pris diverses formes que Saïd n’avait pas entièrement anticipées et qui modifient notre compréhension de ce que l’on doit appeler un « néo-Orientalisme » manipulé par les Etats-Unis et qui tire seulement en partie son origine de l’Orientalisme occidental traditionnel, lui-même essentiellement l’oeuvre de l’impérialisme européen. Je vais parler de quelques unes de ces nouvelles formes en les regroupant sous un titre général : l’internalisation de « l’Orient » traditionnel aux Etats-Unis. De fait un des aspects importants de cette « nationalisation » étasunienne de l’Orient implique un curieux rapport avec les contextes culturels européens, tel que les efforts étasuniens pour déplacer les relations culturelles et politiques des Etats-Unis et du Moyen-orient aux Etats-Unis et à l’Europe. La complexe configuration européenne facilite la mise en place d’un « discours écran » qui nous fait oublier les véritables enjeux politiques, culturels et religieux.

Le coeur d’une telle « internalisation » de l’Autre tire son origine généalogique dans l’impérialisme européen que Saïd analysait si bien. Dans « Orientalisme » il analyse brillamment la manière dont l’Orientalisme européen du 19ième siècle a projeté les angoisses inconscientes de l’Europe à propos de l’étranger, la femme, la sexualité, la race et l’irrationnel « autre », sur d’autres peuples et cultures en les réduisant à ces représentations européennes imaginaires. Bien que Saïd ait souvent critiqué la déconstruction et le post-structuralisme, il a « déconstruit » ces « autres » pour mettre en lumière la psychose européenne dont le symptôme principal est sans doute son incurable et inextinguible avidité impériale.

Mais la critique par Saïd de l’Orientalisme a atteint sa limite quand il s’est trouvé confronté à des productions culturelles comme John Walker Lindh « Le Taliban américain » et Azar Nafisi, l’Américain Iranien dont le « Lire Lolita à Téhéran : une mémoire en livres » (2003) est devenu un best-seller national. John Walker Lindh (1981- ) est le « combattant ennemi » jugé coupable et emprisonné (pas un « terroriste » au plan légal sinon il serait à Guantanamo probablement sans avoir été jugé) qui a été capturé en Afghanistan au début de l’invasion étasunienne en 2001 et condamné par un tribunal étasunien à 20 ans de prison. Azar Nafisi (1950- ) est devenu célèbre dans le monde entier et tout spécialement aux Etats-Unis en tant que nouveau « patriote » à la fois pour les Etats-Unis et les dissidents, à la fois à l’extérieur et à l’intérieur de l’Iran, représentant peut-être l’incarnation d’une entité « transnationale » presque inconcevable : « l’Iran Américain ». Je voudrais me servir de John Walker Lindh et d’Azar Nafisi pour illustrer le néo-Orientalisme que Saïd n’a pas tout à fait saisi, bien que ces deux hommes aient été l’objet d’un large débat public à l’époque, avant que Saïd ne nous quitte.

Je ne veux pas exagérer la position exceptionnelle que ces personnes incarnent pour le moment. Le néo-impérialisme étasunien actuel vient d’une longue tradition d’Orientalisme américain qui nuit à la nation américaine et qui a été exploité de façon réelle, avec d’autres attitudes xénophobes, pour consolider et légitimer la nouvelle nation, comme le Alien and Sedition Acts l’a fait de manière ouvertement par des voies légales en 1798 et plus récemment le Patriot Act depuis 2001.

Lindh a introduit le « nouvel Orient » dans le domaine par ailleurs disparate du « terrorisme intérieur » en associant les sécessionnistes David Koresh, Timothy McVeigh, Ruby Ridge (Idaho) et les représentations populaires fantaisistes du radicalisme islamiste et du Moyen-Orient. Aujourd’hui, cet amalgame s’est élargi à la lutte anti-impérialiste de la gauche politique du mouvement anti-guerre du Vietnam, et donc tacitement aux mouvements anti-guerre s’opposant aux guerres immorales d’Irak et d’Afghanistan. Le rappel par Sarah Palin des liens de Barak Obama avec William Ayres, pendant la campagne présidentielle de 2008, met en lumière cette évolution car dans sa « critique » de l’Amérique et de la seconde guerre du Golfe, le président Obama fait l’amalgame entre le Weather Underground que Ayres a co-fondé dans les années 1960 et les politiques anti-guerre du Vietnam qu’il défendait, et une « haine » anti-américaine plus large qui englobe de liens improbable entre des positions aussi éloignées que celles des critiques des Etudes Américaines en tant que discipline, des manifestations anti-guerre du Golfe sponsorisées par MoveOn.org, des groupes néo-nazis et libertaires radicaux qui prônaient l’isolationnisme américain et la pureté raciale, et les manifestations naissantes de « Occupy Wall Street » des « 99 % » qui s’organisent dans des dizaines de villes américaines.

Il fallait neutraliser Lindh idéologiquement en l’infantilisant et en l’abreuvant de paroles « lénifiantes » qui prouvaient encore davantage sa rébellion « d’adolescent » contre des parents bobos, le laissez-aller qui régnait à San Francisco et autres « symptômes » de la génération post-Vietnam incapable de faire de bons parents puisque eux-mêmes n’avaient « jamais grandi ». L’explication néo-conservatrice habituelle du mouvement anti-guerre du Vietnam, telle que la donne Paul Berman dans « L’histoire de deux utopies » 1996) et sa suite « Le pouvoir et les idéalistes » (2005), rejette les critiques sérieuses portant sur la politique étrangère, l’impérialisme et les guerres injustifiables, les traitant « d’infantiles », sans lien avec le « monde réel » et la soit-disant « Realpolitik » de l’armée américaine et des politiques économiques mondiales.

En vérité, la juxtaposition des mots « Orient » (le Yémen et l’Afghanistan dans le cas de Lindh) et « infantilisme » rappelle les théories hégéliennes sophistiquées de « développement » historique du « bébé » Orient en adolescent égyptien, puis en jeune adulte gréco-romain pour arriver à la plein maturité des philosophes idéalistes allemands, à l’image d’Hégel lui-même.

Le déminage du radicalisme islamique de Lindh se sert de sa rébellion d’adolescent contre la « modernité et le développement », une attitude réactionnaire à travers laquelle « il » déplace et intègre les institutions sociales arabes, afghanes et yéménites et d’autres institutions « orientales » et l’Islam, donnant à ce « nouvel Orient » l’étrange visage d’un jeune barbu de San Francisco dans un tribunal étasunien, en confondant une fois de plus les hippies anti-guerre du Vietnam sortis de San-Francisco et l’Islam radical.

Dans le cas où vous penseriez que le « récit » de John Walker Lindh, est un petit morceau de la culture populaire, perdu dans les premiers instants de l’invasion militaire américaine de l’Irak et l’Afghanistan, je voudrais suggérer que Lindh offre un prototype « national » qui fixe les rationalisations des dernières actions tels que l’assassinat par l’armée américaine de Anwar al-Awlaki (1971 - 2011) au moyen d’un missile d’un drone américain tiré sur le territoire souverain du Yémen, et celui de Nidal Malik Hasan, le psychiatre de l’armée américaine accusé d’avoir tiré dans Fort Hood, au Texas le 5 Novembre 2009 et en étroite relation avec al-Awlaki.

Bien que tous deux citoyens américains, ni al-Awlaki, ni Malik Hasan n’ont été exactement « nationalisés » de la même façon que John Walker Lindh, mais plutôt relégués respectivement au rang de « terroristes étrangers » et « psychotiques instables ». En termes de récit culturel tel que je le vois initié par Lindh John Walker, Anwar al-Awlaki constitue l’irréductible « étrangeté » d’un « terrorisme » qui ne peut être résolu que par la force militaire, alors que Lindh « apparaît » américain et donc « réformable », donnant réalité à une foule de problèmes sociaux et culturels que nous devons examiner d’urgence. Nidal Malik Hasan représente encore une autre variante, dans laquelle son « américanité » ne peut être régulée par la voie d’un jugement absolu de « folie », qui paraît un peu ironique quand on considère sa formation professionnelle en tant que psychiatre et son travail quotidien dans le traitement des militaires souffrant de « syndromes de stress post-traumatique ».

Une autre version de cette méconnaissance est l’écrivain émigré iranien, Azar Nafisi, dont l’autorité dans « Reading Lolita in Tehran » (2003) est présumé être celui d’un « informateur indigène », familier avec l’histoire politique et sociale de l’Iran après le règne brutal du Shah. Nafisi n’est, bien sûr, qu’un des nombreux écrivains émigrés qui ont capitalisé sur ces récits de témoins oculaires, avec parmi eux le non moins célèbre Hosseini Khaled, dont « The Kite Runner » (2003), est censé nous donner le compte-rendu d’un initié de l’Afghanistan depuis l’ère pré-soviétique jusqu’au régime des Talibans. Bien sûr, les témoins oculaires devraient toujours être considérés avec scepticisme, surtout quand il est question de sociétés politiquement conflictuelles qui ne peuvent se réduire à un seul point de vue. Assez souvent l’autorité réelle de l’indigène non-occidental est en fait occidentale, affaiblissant donc sa crédibilité. L’autorité de Nafisi est juste celle de la thèse en littérature anglaise qu’elle a obtenue à l’Université de l’Oklahoma, et non sa capacité à séparer l’ethnographie sociale de l’Iran moderne , des nouveaux courants des géographes et anthropologues culturels.

Bien que Nafisi et Hosseini représentent les traditionnels « idéaux assimilationnistes », aucun des deux ne travaille à « oublier » sa culture natale comme les minorités assimilées sont présumées le faire. Au lieu de cela, ces nouveaux subalternes construisent avec zèle de fantaisistes « cultures » iranienne et afghane à l’intérieur des États-Unis, tant dans leur livres en anglais et dans leur mise en valeur particulière des communautés de réfugiés iraniens ou afghans aux Etats-Unis, présentées comme modèles pour ceux qui finiront par « retourner » dans leur pays d’origine.

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La différence dans le nouvel Orientalisme est l’importation auto-consciente de ces fantasmes. Dans l’imaginaire du XIXe siècle, la distance était un facteur crucial, qui a préservé l’exotisme des terres lointaines et des peuples, particulièrement important lorsque les gens de ces terres avaient émigré vers les centres métropolitains de l’Empire. Mais aujourd’hui, le néo-impérialisme américain dépend de sa capacité à rendre familier ce qui est lointain et exotique.

Nous devons ajouter à cette formule le mythe aussi puissant des Etats-Unis comme « société de colons », dont les valeurs sociales ont été façonnées par les immigrants. Bien sûr, la revendication conventionnelle des États-Unis comme étant « exceptionnels » à cet égard ignore le fait que presque toutes les sociétés sont façonnées par les immigrants, pour peu que l’on remonte assez loin dans le temps. La différence est la manière dont l’unicité de la « société des colons américains » a été exploitée non seulement pour ignorer les droits des autochtones et l’histoire elle-même, mais aussi pour traiter d’autres nations souveraines et peuples en cette ère de mondialisation. Ce vieux fantasme britannique du « monde anglais » dans lequel chacun au sein de l’Empire britannique parlerait anglais et se comporterait conformément aux normes britanniques de la société civile, s’est métamorphosé dans l’imaginaire américain en une « fin de l’histoire » lorsque tout le monde sera venu en Amérique pour réaliser son destin.

Et, bien sûr, par implication « l’Amérique » sera omniprésente. Dans cette perspective dystopique [récit fictionnel], les Américains sont encouragés à considérer nos problèmes intérieurs par le biais des questions de politique étrangère en prévision de ces problèmes « étrangers » à venir, les Américains étant avertis à l’avance. C’est ce fantasme de « l’universalité américaine », trop souvent le modèle d’un nouveau cosmopolitisme, dont celui de Saïd lui-même, qui nous dit que le néo-impérialisme américain ne concerne pas tant la terre, les ressources naturelles, voire une puissance économique ou militaire mondiale, mais qu’il est plutôt question d’une identité nationale que nous ne pouvons définir.

Les nouveaux orientalismes sont multiples, se chevauchent, et sont stratégiquement confus, permettant à leurs auteurs de substituer des débats de politique étrangère à toute véritable discussion historique sur les peuples vietnamien, irakien, israélien, palestinien, libanais et afghan. L’ironie de ces processus culturels d’intériorisation, de domestication et de déplacement est qu’ils se déroulent à travers un modèle national américain qui n’a jamais été plus fragile et plus fictionnel, aussi hors de propos que le pouvoir de l’« Etat mondial » brandi par les administrations Reagan-Bush à travers les coalitions transnationales, les alliés des Etats-Unis dans le Grand Moyen-Orient, les intérêts pétroliers dans les abords de la mer Noire en Afghanistan, et la dépendance du capitalisme mondial par rapport à la modernisation de la Chine et à son développement.

L’administration du président Barack Obama a tenté de créer une image de relations internationales plus basée sur la coopération et d’une politique étrangère moins agressive, alors même que les Etats-Unis continuent à mener des guerres au nom de la « sécurité nationale » des Etats-Unis, en conformité avec les politiques des présidents George HW et George W. Bush où les Etats-Unis gèrent le « Nouvel Ordre Mondial. » La nouvelle politique étrangère et l’image internationale de l’administration Obama continuent de dépendre d’un vigoureux exceptionnalisme américain, et Barack Obama en est ironiquement le défenseur le plus éloquent de ces dernières années. Les Etats-Unis ne sont pas seulement « leader » du « monde libre », mais le modèle démocratique de la diversité religieuse, raciale et ethnique, sexuelle, économique et politique. Et « l’Orient » est partout, et surtout à domicile aux Etats-Unis.

Qu’aurait fait Edward Saïd de ces complications néo-impériales façonnées à travers un récit culturel qui est plus proche que jamais des intérêts géopolitiques des Etats-Unis ? Il aurait bien évidemment essayé de comprendre l’intersection de la culture et de la politique tout en cultivant sa perspective critique « à contre-voie », inconfortablement partagé entre les cultures américaine, européenne et arabe.

3 novembre 2011 - Al Ahram Weekly - Vous pouvez consulter cet article à :
http://weekly.ahram.org.eg/2011/107...
Traduction de l’anglais : Dominique Muselet et Claude Zurbach