Le renouveau des mobilisations sociales et politiques dans le monde arabe
vendredi 7 janvier 2011 - 19h:11
Lamis Andoni - Al Jazeera
Comment un jeune Tunisien est devenu le symbole d’une jeunesse arabe privée de droits civiques et vivant dans la pauvreté...
- L’immolation par le feu de Mohammed Bouazizi a déclenché de nombreuses et fortes manifestations - Photo : AFP
Mohamed Bou’aziz, le jeune Tunisien qui s’est immolé par le feu le 17 décembre, apparait comme le symbole de la situation difficile plus largement vécue par des millions de jeunes Arabes qui se battent pour améliorer leurs conditions de vie (Mohamed Nou’aziz est hélas depuis lors décédé des suites de ses blessures - N.d.T).
Comme beaucoup d’autres à travers le monde arabe, Bou’aziz (...] a découvert qu’un diplôme universitaire était insuffisant pour trouver un emploi décent. Il s’est tourné vers la vente de fruits pour pouvoir vivre, mais quand la police a confisqué son chariot pour la vente, il s’est immolé par le feu, déclenchant une série de manifestations à travers la Tunisie.
Les racines de ce « soulèvement » tunisien doivent être trouvées dans un cocktail mortel de pauvreté, de chômage et de répression politique : trois caractéristiques de la majorité des sociétés du monde arabe.
Corruption, népotisme et incompétence
Les chiffres officiels situent le chômage dans le monde arabe à 15 % mais beaucoup d’économistes estiment que le véritable taux est bien plus élevé que ce que suggèrent les statistiques fournies par les gouvernements.
Une étude commune de la Ligue Arabe et du Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) indique que dans la plupart des pays arabes les jeunes représentent 50 % des chômeurs - le taux le plus élevé au monde.
Selon le même rapport, les taux de pauvreté restent élevés - « atteignant jusqu’à 40 % [de la population] en moyenne, ce qui signifie que presque 140 millions d’Arabes continuent à vivre sous le seuil de pauvreté ». Encore plus grave, l’étude a relevé que la région n’a vu aucune diminution de ces taux de pauvreté durant ces 20 dernières années.
Le rapport a été soumis au sommet arabe qui s’est réuni au Koweït en 2009, mais il n’a obtenu aucune vraie réponse de la part des officiels arabes - qui ont continué à appliquer les politiques économiques qui, dans leurs principaux aspects, ont été imposées par la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International (FMI).
Dans la plupart des pays arabes, une corruption endémique, le népotisme et l’incompétence ont encore aggravé l’impact des politiques - inspirées par le FMI - de privatisations, de mesures d’austérité et de réduction ou de suppression des subventions gouvernementales sur les carburants et les produits alimentaires de base.
Pain et semoule
Ce sont en fait les Tunisiens qui ont les premiers rejeté les nouvelles directives présentées par le FMI en manifestant en janvier 1984 contre les pénuries de produits alimentaires qui en ont résulté. Mais le gouvernement de Habib Bourguiba, alors président de la Tunisie, a écrasé les « émeutes pour le pain » comme elles avaient été nommées, et a imposé des couvre-feux nocturnes pour limiter les protestations.
Mais les protestations des Tunisiens n’ont pas empêché les gouvernements qui ont suivi d’approuver et d’endosser « le programme de libéralisation économique » dicté par la Banque Mondiale et le FMI. En octobre 1988, des protestations violentes ont balayé l’Algérie pendant que des politiques de libéralisation étaient mises en oeuvre. Les « manifestations du couscous » - nom sous lequel elles sont devenues fameuses - ont été conduites par des jeunes qui ont voulu s’inspirer de l’Intifada palestinienne contre l’occupation israélienne, en portant le keffeya palestinien, en brûlant des pneus et en jetant des pierres sur les forces de sécurité.
La répression qui s’en est suivie a eu comme conséquence la mort de centaines de personnes et l’emprisonnement de plus d’un millier - le nécessaire pour faire taire les critiques et préparer le terrain pour que plus de gouvernements encore adoptent les mesures d’austérité avancées par le FMI.
Moins d’un an après, la Jordanie a conclu un accord avec le FMI impliquant une décroissance des subventions gouvernementales. Ceci a entraîné immédiatement des hausses des prix du carburant et a eu comme conséquence des manifestations dans les villes méridionales de Ma’an et de Karak. Le gouvernement, comme ceux des autres pays arabes, a répondu en envoyant les forces de sécurité pour se saisir des militants et des dirigeants des manifestations.
Mais le tollé provoqué - et qui a secoué le socle du régime hachémite dans le sud du pays - a incité le défunt roi Hussein à appeler à des élections, à lever la loi martiale datant de 30 ans et à autoriser l’existence de partis politiques afin de calmer l’opposition et limiter la colère croissante.
La réponse du roi a fonctionné, en particulier parce que des élections parlementaires se sont tenues et que des prisonniers politiques ont été libérés. Son refus qui a suivi de se joindre aux forces de la coalition menées par les Etats-Unis dans la bataille pour reconquérir le Koweït et dans les bombardements de l’Irak - une position qui s’accordait avec le sentiment populaire - a également contribué à atténuer les tensions qui avaient résulté de ses politiques économiques. Puis les gouvernements qui ont suivi ont continué de « libéraliser l’économie » avec comme résultat des taux d’inflation plus élevés et des augmentations des prix.
Un prélude à une libéralisation politique ?
L’administration de George Bush senior, un républicain, comme celle de Bill Clinton, un démocrate, ont affirmé faire pression sur les gouvernements arabes pour qu’ils appliquent le « modèle économique néo-libéral » promu par l’économiste américain Milton Friedman.
Le néo-libéralisme a marqué un fort recul par rapport au modèle keynésien de l’intervention de l’Etat par le biais des politiques sociales afin d’assurer un certain degré d’équilibre social au sein des sociétés capitalistes. Avec l’effondrement de l’ancien bloc communiste, les promoteurs de l’économie néo-libérale ont cherché à associer une économie libérale à une société plus libre politiquement.
Durant les années 1990, l’économie néo-libérale s’est plus enracinée dans les sociétés arabes - produisant une nouvelle élite de riches et jeunes entrepreneurs capitalistes, suscitant l’envie et le mécontentement parmi l’élite en place qui s’était également précipitée pour se joindre aux nouvelles règles du jeu.
Même de nombreux ex-intellectuels de gauche, dans le monde arabe et au-delà, ont épousé la nouvelle école de pensée comme le prélude d’une société politiquement libérale - compromettant l’opposition avec des politiques économiques qui ont augmenté la pauvreté et le chômage.
Mais les libertés politiques ne vont pas main dans la main avec la libéralisation économique. En fait, dans la plupart des pays arabes les gouvernements ont augmenté leur contrôle, tout en prenant des mesures pour faire disparaître la dissidence et l’opposition.
En 1996, des manifestations ont éclaté à nouveau dans le sud de la Jordanie en réponse à l’augmentation du prix du pain. Le gouvernement a répondu par la répression - mais cette fois sans que cela soit suivi d’un élargissement des libertés politiques.
Crier contre l’injustice
Le monde arabe n’a pas attendu la crise économique globale pour être le témoin du retour d’une opposition populaire - d’abord concrétisée en Egypte en 2007 et 2008. Ces grèves et manifestations étaient les premières indications d’un retour aux protestations organisées contre la répression politique et la pauvreté provoquée par les politiques économiques.
Ces mouvements, finalement restés sans succès, ont réuni des étudiants et des ouvriers voulant contester l’apathie et le dédain de l’élite en place face à la douleur des pauvres et des marginalisés. Le mouvement politique pour le changement, mené par Mohamed El Baradei, pour établir un système politique s’appuyant sur la démocratie et la participation, a été le reflet d’une fusion des secteurs mécontents de la société égyptienne.
Mais c’est le bouleversant suicide de Bou’aziz qui le plus crument représenté le cri puissant de millions de citoyens pauvres et malheureux, contre le joug de systèmes politiquement et économiquement répressifs. Son acte a été un acte d’un désespoir extrême. Mais il n’est pas seul. Lahseen Naji, un autre jeune Tunisien, l’a suivi - s’électrocutant à mort - et au moins cinq autres personnes ont tenté de se suicider mais en ont été empêchées.
En Jordanie et dans quelques autres pays arabes, la frustration produite par les blocages politiques et économiques s’est manifestée dans un taux plus élevé de violence sociale, particulièrement parmi les jeunes.
L’absence de partis et mouvements politiques forts renforce des rivalités tribales parmi les plus jeunes générations, menant souvent à des affrontements armés.
Mais la société jordanienne a également été le témoin d’une transformation de cette frustration en action positive, sous la forme de revendications portées par les ouvriers et les enseignants pour une amélioration de leurs conditions de travail. Les professeurs de Jordanie sont apparus comme une force importante dans le pays, résistant à des tentatives du gouvernement de les marginaliser et poussant en avant leur exigence de création d’un syndicat pour défendre leurs intérêts.
Pendant que les protestations tunisiennes se poursuivaient, des manifestations ont eu lieu en Algérie contre un programme de logement incapable de venir en aide aux milliers de familles restées sans foyer après le tremblement de terre de 2003 qui avait dévasté le pays.
Les décès de Bou’aziz et de Naji ne devraient pas être considérés dans l’histoire comme simplement de tragiques incidents : si les manifestations tunisiennes marquent en effet le retour des mouvements sociaux dans le monde arabe, leurs espoirs étouffés peuvent juste être transformés en cri contre l’injustice.
* Lamis Andoni est une analyste et une commentatrice des questions du Moyen-Orient et de la Palestine.
Du même auteur :
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3 janvier 2010 - Al Jazeera - Vous pouvez consulter cet article à :
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Traduction : Abd al-Rahim