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Le journalisme et les « mots de pouvoir »

lundi 31 mai 2010 - 06h:50

Robert Fisk

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Intervention de Robert Fisk, correspondant du journal The Independent au Moyen-Orient, au 5è forum annuel d’Al Jazeera, le 23 mai 2010.

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Robert Fisk intervient au cinquième forum annuel d’Al Jazeera
(EPA)




Ce qui compte pour le pouvoir et les médias, ce n’est pas seulement d’avoir des relations étroites entre les journalistes et les dirigeants politiques, entre les éditeurs et les présidents. Ce ne sont pas seulement les relations parasitaires osmotiques entre des reporters supposés honnêtes et le réseau des pouvoirs qui s’étend entre la Maison-Blanche et le Département d’Etat et le Pentagone, entre Downing Street et le Foreign Office et le ministère de la Défense. Dans le contexte occidental, pour le pouvoir et les médias, ce qui compte, ce sont les mots - et l’usage des mots.

C’est la sémantique.

C’est l’emploi d’expressions et de propositions, et de leurs origines. Du mauvais usage de l’histoire ; et de notre ignorance de l’histoire.

De plus en plus, aujourd’hui, nous, les journalistes, nous sommes devenus les prisonniers du langage de pouvoir.

Est-ce parce que nous négligeons la linguistique ? Est-ce à cause de nos pc portables qui « corrigent » notre orthographe, qui « affinent » notre grammaire, que nos phrases sont devenues si souvent identiques à celles de nos dirigeants ? Est-ce pour cela que les éditoriaux de la presse aujourd’hui ressemblent tant aux discours des politiques ?

Permettez-moi de vous donner le sens de ce que je veux dire.


(Les mots qu’ils nous choisissent)

Depuis deux décennies maintenant, les directions états-uniennes et britanniques - et israéliennes et palestiniennes - utilisent les mots « processus de paix » pour définir un accord inextricable, inadéquat, déshonorant qui permet aux Etats-Unis et à Israël de dominer cette mince bande de terre qui serait accordée à un peuple occupée.

J’ai, dès le début, à l’époque d’Oslo, douté de cette expression, et de sa provenance - même si c’est bien facilement que nous avons oublié que les abandons cachés d’Oslo relevaient eux-mêmes d’une conspiration sans aucune base légale. Pauvre vieux Oslo, et je le pense toujours ! Qu’a fait Oslo pour mériter cela ? C’est par l’accord de la Maison-Blanche que fut scellé ce traité grotesque et contestable, par lequel les réfugiés, les frontières, les colonies israéliennes, et même le calendrier, devaient être reportés jusqu’à ne plus pouvoir être négociés

Et avec quelle facilité nous avons oublié la pelouse de la Maison-Blanche - quoique si, nous nous souvenons de cette scène - là où l’on voit Clinton citant le Qoran et Arafat choisissant de dire : « Merci, merci, merci, Mr le Président. » Et, par la suite, comment avons-nous appelé cette absurdité ? Oui, nous avons dit que c’était un « moment historique » ! Etait-ce le cas ? Etait-ce vraiment le cas ?

Vous souvenez-vous de ce qu’en a dit Arafat ? Que c’était « La paix des braves ». Mais je n’ai pas souvenir que quelqu’un parmi nous ait insisté sur le fait que ce « la paix des braves » avait été utilisé par le Général de Gaulle à la fin de la guerre d’Algérie. Et les Français ont perdu la guerre en Algérie. Nous n’avions pas remarqué cette extraordinaire ironie du sort.

Même encore aujourd’hui. Nous les journalistes occidentaux - utilisés une fois de plus par nos maîtres -, nous avons rapporté que, selon nos généraux enjoués en Afghanistan, leur guerre ne pouvait être gagnée qu’avec une campagne des « c ?urs et des esprits ». Personne ne leur a posé la bonne question : n’est-ce pas justement cette même expression qui fut utilisée à propos des civils vietnamiens dans la guerre du Vietnam ? Et n’avons-nous pas - l’Occident n’a-t-il pas - perdu la guerre au Vietnam ?

Et pourtant, nous, les journalistes occidentaux, nous réutilisons aujourd’hui, pour l’Afghanistan, cette expression, « des c ?urs et des esprits », dans nos articles, comme une nouvelle définition du dictionnaire alors qu’elle est, pour la seconde fois en vingt ans, un symbole de défaite et dans certains cas, utilisée par les mêmes soldats qui ont colporté ces inepties - à un plus jeune âge - au Vietnam.

Il suffit de regarder ces mots que chacun d’entre nous a repris des militaires américains.

Quand nous, les Occidentaux, nous constatons que « nos » ennemis - Al-Qaïda par exemple, ou les Taliban - ont fait sauté plus de bombes et fomenté plus d’agressions qu’à l’habitude, nous appelons cela « un pic de violence ». Eh oui, un « pic » !

Un « pic » dans la violence, Mesdames et Messieurs, est un mot qui a d’abord été utilisé, selon mes dossiers, par un général de brigade dans la Zone verte à Bagdad, en 2004. Encore maintenant, nous utilisons cette expression, nous improvisons sur elle, nous la transmettons sur un ton comme si elle était de nous. Nous nous servons, très littéralement, d’une expression créée à notre attention par le Pentagone. Un pic, bien sûr, monte brutalement, et ensuite, toujours brutalement, il redescend. Le mot « pic » par conséquent évite d’utiliser l’expression « accroissement de la violence », qui serait de mauvais augure - car un accroissement, Mesdames et Messieurs, peut ne pas être suivi d’une diminution.

Aujourd’hui encore, quand les généraux US se réfèrent à une augmentation soudaine de leurs forces, pour attaquer Fallujah ou le centre de Bagdad ou Kandahar - mouvement massif de soldats amenés par dizaines de milliers dans des pays musulmans -, ils parlent de « poussée ». Et une poussée, comme un tsunami, ou comme tout autre phénomène naturel, peut être dévastatrice dans ses effets. En réalité, ces « poussées » sont - pour utiliser les vrais mots d’un vrai journalisme - des renforts. Et ces renforts sont envoyés à la guerre quand les armées sont en train de perdre cette guerre. Mais nos télévisions et les gars et filles de nos journaux parlent toujours de « poussées », sans le justifier le moins du monde ! Le Pentagone a encore gagné.

Pendant ce temps, le « processus de paix » s’est effondré. Par conséquent, nos dirigeants - ou les « acteurs clés » comme nous aimons à les appeler - essaient de le remettre en route. Par conséquent, il faut que le processus soit « remis sur les rails ». Vous voyez, le processus, c’est comme un train. Les voitures n’avaient fait que quitter la voie. Donc le train devait être « remis sur les rails ». C’est l’administration Clinton qui, la première, a utilisé cette expression, puis les Israéliens, puis la BBC.

Mais il y a eu un problème à la remise « sur rails » du « processus de paix » - il sort toujours de la voie. Alors nous avons produit une « feuille de route » - initiée par le Quartet (USA, ONU, Russie, UE) et présidée par notre bon vieil ami de Dieu, Tony Blair, celui - par une certaine obscénité de l’histoire - que nous appelons aujourd’hui, « envoyé pour la paix ».

Mais la « feuille de route » ne fonctionne pas. Et aujourd’hui, je remarque que le bon vieux « processus de paix » revient dans nos journaux et sur nos écrans de télévision. Et il y a deux jours, sur CNN, une de ces vieilles badernes rasantes, que nos gars et filles de télévision appellent des « spécialistes » - je vais revenir à eux dans un instant - nous répétait que le « processus de paix » était remis en ce moment « sur les rails » grâce à l’ouverture de « discussions indirectes » entre Israéliens et Palestiniens.

Mesdames et Messieurs, il ne s’agit pas là de clichés, mais d’un journalisme grotesque. Il n’y a aucun conflit entre le pouvoir et les médias. A travers le langage, nous sommes devenus eux.


(Les « récits concurrents »)

Le problème est peut-être que nous ne pensons plus par nous-mêmes, que nous ne lisons plus de livres. Les Arabes lisent toujours des livres - je ne parle pas ici des taux d’analphabétisme arabes - mais je ne suis pas certain que nous, en Occident, nous lisions encore des livres. J’ai souvent dicté des messages par téléphone et constaté qu’il me fallait passer une dizaine de minutes à répéter à la secrétaire d’untel et untel une centaine de mots simples. Elles ne savaient pas comment les écrire.

Je me trouvais dans un avion l’autre jour, entre Paris et Beyrouth - temps de vol, environ 3 heures et 45 minutes -, la femme qui était près de moi lisait un livre français sur la Seconde Guerre mondiale. Et elle tournait les pages après simplement quelques secondes. Elle a eu fini le livre avant même que nous soyons arrivés à Beyrouth ! Et je réalisai brusquement qu’elle n’avait pas lu le livre - elle avait seulement survolé les pages ! Cette femme avait perdu la capacité de ce que j’appelle « lire en profondeur ». Est-ce là l’un de nos problèmes en tant que journalistes, me suis-je demandé, que nous ne sachions plus « lire en profondeur » ? Que nous utilisions simplement les premiers mots qui nous viennent...

Permettez-moi d’évoquer avec vous une autre de ces poltronneries de médias qui me font grincer des dents à 63 ans, dont 34 à manger de l’hummus et de la tahina au Moyen-Orient.

On nous dit, dans tant de chroniques analytiques, que ce qui doit nous occuper sur le Moyen-Orient, ce sont des « récits concurrents ». Comme c’est confortable. Plus question de justice, ni d’injustice, simplement un couple de personnes qui racontent des histoires différemment. « Récits concurrents » apparaît régulièrement maintenant dans la presse britannique. L’expression est une espèce - ou une sous-espèce - de faux langage d’anthropologie. Avec elle, plus de population occupée - au Moyen-Orient, par exemple - et plus d’occupant. Encore une fois, plus de justice, plus d’injustice, plus d’oppression ni d’oppresseur, juste quelque « récits concurrents » amicaux, si vous voulez c’est comme un match de football, à égalité des chances puisque les deux camps sont - n’est-ce pas ? - « en compétition ». Ce sont les deux équipes d’un match de foot. Et les deux équipes doivent disposer d’un temps égal dans chaque histoire.

Ainsi, une « occupation » devient un « différend ». Ainsi, un « mur » devient une « clôture », ou une « barrière de sécurité ». Ainsi, la colonisation israélienne de la terre arabe en violation de tout le droit international devient des « implantations », ou des « avant-postes », ou des « quartiers juifs ».

Vous ne serez pas surpris d’apprendre que c’est Colin Powel, du temps où il avait la vedette - une apparition sans pouvoir comme secrétaire d’Etat de George W. Bush -, qui disait aux diplomates US au Moyen-Orient de se référer aux territoires palestiniens occupés en disant « territoires disputés » - et que cela a convenu assez bien à la plupart des médias des Etats-Unis.

Aussi, prenez garde aux « récits concurrents », Mesdames et Messieurs. Bien sûr, il n’existe pas de « récits concurrents » entre les militaires américaines et les Taliban. Et s’il y en a, sachez alors que c’est l’Occident qui a perdu.

Mais je vais vous donner un bel exemple personnel de la façon dont les « récits concurrents » se défont. Le mois dernier, je donnais une conférence à Toronto pour commémorer le 95è anniversaire du génocide arménien en 1915, l’assassinat massif délibéré d’un million et demi de chrétiens arméniens par l’armée et les milices turques ottomanes. Avant mon intervention, je fus interviewé sur la télévision canadienne, CTV, qui possède également le journal Globe and Mail de Toronto. Et dès le début, je pus voir que la personne qui m’interviewait avait un problème. Le Canada possède une importante communauté arménienne. Mais Toronto a aussi une importante communauté turque. Et les Turcs, comme le Globe and Mail nous le dit toujours, « contestent ardemment » qu’il s’agisse d’un génocide. C’est pourquoi la femme qui m’interviewait, au lieu de parler de génocide, disait « massacres meurtriers ».

Bien sûr, je m’aperçus de suite de son problème spécifique. Elle ne pouvait pas appeler les massacres, « génocide », parce que la communauté turque aurait été scandalisée. Mais de même, elle sentait que « massacres », venant d’elle -, et spécialement après les photos épouvantables des morts arméniens -, ne pouvait pas vraiment convenir pour évoquer un million et demi d’êtres humains assassinés. D’où l’expression, « massacres meurtriers ». Comme c’est bizarre !!! S’il existe des massacres « meurtriers », y aurait-il des massacres qui ne sont pas « meurtriers », d’où les victimes sortiraient indemnes ? Quelle tautologie ridicule !

A la fin, j’ai raconté cette petite histoire de couardise journalistique à mon public arménien, au milieu desquels siégeaient des dirigeants de CTV. Moins d’une heure avant la fin, mon hôte arménien recevait un SMS à mon propos, d’un journaliste de CTV. « En traitant CTV comme de la merde, vous exagérez », se plaignait le journaliste. Je doute, personnellement, que les mots « traité comme de la merde » puissent trouver leur place sur CTV. Mais d’autre part, pour l’un et pour l’autre, pas de « génocide ». J’ai peur que les « récits concurrents » n’aient juste explosé.

Pourtant, l’utilisation du langage de pouvoir - de ses mots phares et de ses expressions phares - se poursuit chez nous encore. Combien de fois ai-je entendu des journalises occidentaux parler de « combattants étrangers » en Afghanistan ? Ils veulent parler sans doute des différents groupes arabes qui aident soi-disant les Taliban. Nous entendons la même chose sur l’Iraq. Des combattants saoudiens, jordaniens, palestiniens, tchétchènes, bien sûr. Les généraux les appellent des « combattants étrangers ». Et immédiatement, nous, les reporters occidentaux, nous répétons. Les appeler « combattants étrangers » veut dire qu’ils sont une force d’invasion. Mais pas une seule fois - jamais -, je n’ai entendu une station télévision occidentale de grande écoute évoquer le fait qu’il y avait au moins 150 000 « combattants étrangers » en Afghanistan. Et que la plupart d’entre eux, Mesdames et Messieurs, portaient des uniformes états-uniens et d’autres de l’OTAN !

De même, l’expression pernicieuse « Af-Pak » - (Afghanistan/Pakistan, pour impliquer automatiquement les deux pays - ndt) - autant raciste que politiquement malhonnête - est maintenant utilisée par les journalistes alors qu’elle est à l’origine une invention du Département d’Etat US, du jour où Richard Holbrooke fut désigné comme représentant spécial US pour l’Afghanistan et le Pakistan. Mais l’expression évite de se servir du mot « Inde » dont l’influence en Afghanistan et la présence dans ce pays sont une partie cruciale de l’histoire. En outre, avec « Af-Pak » - qui supprime Inde - plus rien n’apparaît effectivement de toute la crise du Cachemire dans le conflit d’Asie du sud-est. Ainsi, le Pakistan ne peut parler de la politique US locale au Cachemire - après tout, Holbrooke a été nommé envoyé « Af-Pak », spécialement avec l’interdiction de parler du Cachemire. Ainsi, l’expression « Af-Pak » qui efface totalement la tragédie du Cachemire - trop de « récits concurrents » peut-être ? - signifie que lorsque nous, journalistes, nous utilisons la même expression, « Af-Pak », sûrement créée pour nous les journalistes, et bien nous faisons le travail du Département d’Etat.


(Mauvais usage de l’histoire)

Maintenant, voyons l’histoire. Nos dirigeants aiment l’histoire. Surtout, ils aiment la Seconde Guerre mondiale. En 2003, George W. Bush se prenait autant pour Churchill que pour George W. Bush. Certes, Bush a passé la durée de la guerre du Vietnam à protéger le ciel du Texas contre le Vietcong. Mais là, en 2003, il se dresse contre ceux qui veulent « apaiser » les choses, qui refusent une guerre avec Saddam dont on fait, évidemment, « le Hitler du Tibre ». Ces modérés, c’étaient ces Britanniques qui ne voulaient pas combattre l’Allemagne nazie en 1938. Et Blair, bien sûr, a essayé lui aussi d’endosser le gilet et le veston de Churchill pour voir si c’était sa taille. Non, il n’était pas de ces « modérés ». L’Amérique était le plus vieil allié de la Grande-Bretagne, clamait-il - et les deux, Bush et Blair, rappelaient aux journalistes que les Etats-Unis étaient restés côte à côte avec la Grande-Bretagne au moment où c’était nécessaire en 1940.

Sauf que rien de tout cela n’était vrai.

Le plus vieil allié de la Grande-Bretagne, ce n’était pas les Etats-Unis. Mais le Portugal, un Etat neutre fasciste durant la Deuxième Guerre mondiale. Seul, mon propre journal, The Independent, l’a alors relevé.

Et l’Amérique n’a pas davantage combattu aux côtés de la Grande-Bretagne quand celle-ci en a eu besoin en 1940, quand Hitler menaçait de l’envahir et que l’aviation allemande bombardait Londres. Non, en 1940, l’Amérique s’est donné une période très fructueuse de neutralité - et elle n’a rejoint la Grande-Bretagne dans la guerre que lorsque le Japon a attaqué la base navale US à Pearl Harbour, en décembre 1941.

Aïe !

Revenons en 1956, j’ai lu l’autre jour qu’Eden avait appelé Nasser le « Mussolini du Nil ». Grave erreur. Nasser était aimé des Arabes, pas haï comme l’était Mussolini par la majorité des Africains, et surtout des Libyens arabes. Le parallèle avec Mussolini n’a pas été contesté et n’a suscité aucune question dans la presse britannique. Et nous savons tous ce qui s’est passé à Suez en 1956.

Oui, quand il s’agit de l’histoire, nous les journalistes, nous laissons vraiment les présidents et les Premiers ministres nous emmener en balade.

Aujourd’hui, alors que des étrangers tentent de faire parvenir par mer de la nourriture et du carburant aux Palestiniens affamés de Gaza, nous journalistes, nous devrions rappeler à nos lecteurs, auditeurs et téléspectateurs qu’il y a bien longtemps, un jour, l’Amérique et la Grande-Bretagne sont venus aider un peuple enfermé, apportant de la nourriture et du carburant - certains de nos militaires y sont morts -, pour secourir une population affamée.

Cette population était enfermée derrière une clôture montée par une armée brutale qui voulait faire le siège d’une ville en affamant sa population. L’armée était russe. La ville était Berlin. Le mur est venu plus tard. La population avait été notre ennemie, trois ans plus tôt simplement. Et pourtant, nous avons organisé un pont aérien vers Berlin pour la sauver. Maintenant, regardez la bande de Gaza aujourd’hui. Quel journaliste occidental - nous qui aimons les parallèles historiques - a ne serait-ce qu’évoqué le Berlin de 1948 dans le contexte de Gaza ?

Regardons les périodes plus récentes. Saddam avait des « armes de destruction massive » - vous pouvez bien caser « ADM » dans un titre - mais naturellement il n’en avait pas et la presse américaine est passée par la suite à travers des crises d’autocondamnation. Comment avait-elle pu être induite en erreur, se demandait The New York Times ? Elle aurait dû, concluait le papier, contester davantage l’Administration Bush.

Alors maintenant, le même journal y va en douceur - très en douceur - pour battre tambour pour une guerre en Iran. L’Iran travaille, disent certains, sur les ADM. Et après la guerre, si guerre il y a, il y aura plus encore d’autocondamnation, assurément s’il n’y a pas de projets d’armement nucléaire.

Pourtant, le côté le plus dangereux de notre nouvelle guerre sémantique, de notre usage des mots de pouvoir - bien que ce ne soit pas une guerre puisque nous avons largement capitulé -, le côté le plus dangereux, c’est qu’elle nous coupe de nos téléspectateurs et lecteurs. Ils ne sont pas stupides. Ils comprennent les mots, et dans de nombreux cas - j’en ai peur - mieux que nous. Et l’histoire aussi. Ils savent que nous noyons notre vocabulaire dans le langage des généraux et des présidents, des soi-disant élites, avec l’arrogance des spécialistes de l’Institut Brookings (think tank US), ou celle des gens de la Rand Corporation, ou de ce que j’appelle les « TINK THANKS ». Ainsi, nous sommes devenus une partie de ce langage.

Tenez, voici par exemple quelques-uns de ces mots dangereux :

Acteurs du pouvoir

Activisme

Acteurs non-Etats

Acteurs clés

Acteurs géostratégiques

Récits

Acteurs externes

Processus de paix

Solutions positives

Af-Pak

Agents du changement (quelles que soient ces sinistres créatures).


(Comment guérir ?)

Je ne suis pas un critique habituel d’Al Jazeera. Elle me donne la liberté de m’exprimer sur les ondes. Seulement, il y a quelques années, quand Wadah Khanfar (aujourd’hui directeur général d’Al Jazeera) était l’homme d’Al Jazeera à Bagdad, l’armée US a lancé une campagne diffamatoire contre le bureau de Wadah, prétendant - mensongèrement - qu’Al Jazeera était de mèche avec Al-Qaïda parce qu’elle recevait des bandes vidéos des attaques contre les forces US. Je suis allé à Fallujah pour vérifier cela. Wadah était à cent pour cent correct. Al-Qaïda remettait ses films sur ses embuscades sans aucun avertissement, en les déposant dans des boites à lettres. Les Américains étaient des menteurs.

Wadah, bien sûr, se demande ce qui va venir maintenant.

Eh bien, je dois vous dire, Mesdames et Messieurs, que tous ces « mots de danger », que je viens de vous énumérer - depuis ACTEURS CLES jusqu’à RECITS, en passant par PROCESSUS DE PAIX et AF-PAK -, tous, sont utilisés dans le programme de neuf pages d’Al Jazeera pour ce forum.

Je ne condamne pas Al Jazeera pour cela, Mesdames et Messieurs. Parce qu’elle n’a pas adopté ce vocabulaire par connivence politique. Il s’agit d’une infection dont nous souffrons tous - j’ai utilisé « processus de paix » plusieurs fois moi-même, quoique avec des guillemets, ce que vous ne pouvez pas faire à la télévision - mais oui, c’est une contagion.

Et quand nous nous servons de ces mots, nous ne faisons qu’un avec le pouvoir et les élites qui gouvernent notre monde sans crainte d’être contestés par les médias. Al Jazeera fait plus que n’importe quel autre réseau de télévision, je sais qu’elle défie l’autorité, tant du Moyen-Orient que de l’Occident. (Et je n’utilise pas le mot « défi » dans le sens de « problème », comme dans le « je fais face à de nombreux défis », du général McCrystal. »)

Comment échapper à cette maladie ? Faisons attention aux correcteurs orthographiques de nos pc, aux rêves des correcteurs de mots d’une syllabe, cessons d’utiliser Wikipédia. Et lisons des livres - de vrais livres, avec des pages de papier, c’est-à-dire lire en profondeur. Des livres d’histoire, en particulier.

Al Jazeera fait une bonne couverture sur cette flottille, ce convoi de navires en partance pour Gaza. Je ne pense pas que soit une bande d’anti-israéliens. Je pense que le convoi international va son chemin parce que les gens qui sont à bord de ces navires - et qui viennent de partout dans le monde - tentent de faire ce que les soi-disant responsables de l’humanitaire n’ont pas réussi à faire. Ils apportent de la nourriture et du carburant, et des équipements pour les hôpitaux à ceux qui souffrent. Dans un autre contexte, avec les Obama et les Sarkozy et les Cameron, il y aurait compétition entre la marine US et la Royal Navy et les forces françaises pour débarquer avec de l’aide humanitaire - tel Clinton en Somalie. Le divin Blair n’a-t-il pas cru en une « intervention » humanitaire au Kosovo et en Sierra Leone ?

Dans des circonstances normales, Blair aurait même pu passer un pied de l’autre côté de la frontière.

Mais non. Nous n’osons pas offenser les Israéliens. Et ce sont des gens ordinaires qui tentent de faire ce que leurs dirigeants, de façon fautive, n’ont pas su faire. Leurs dirigeants les ont laissés tomber.

Et les médias ? Est-ce que nous montrons des films documentaires du pont aérien de Berlin aujourd’hui ? Ou de la tentative de Clinton de secourir la population affamée de Somalie, de l’ « intervention » humanitaire de Blair dans les Balkans, ne serait-ce que pour rappeler à nos téléspectateurs et lecteurs - et aux gens sur ces navires - qu’il s’agissait d’hypocrisies à une grande échelle ?

Vous rigolez ! Nous préférons les « récits concurrents ». Peu de politiciens veulent que le convoi vers Gaza arrive à destination - qu’il ait une fin heureuse, ridicule ou tragique. Nous croyons dans le « processus de paix », dans la « feuille de route ». Gardons la « clôture » autour des Palestiniens. Laissons les « acteurs clés » s’en occuper.

Mesdames et Messieurs, je ne suis pas votre « orateur clé » ce matin.

Je suis votre hôte, et je vous remercie pour avoir eu la patience de m’écouter.

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23 mai 2010 - Al Jazeera - traduction et sous-titrage : JPP


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