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Etendu au pied de la clôture

dimanche 11 février 2007 - 11h:12

Gideon Lévy - Ha’aretz

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Les soldats ont repéré de loin des « adolescents suspects » s’affairant à la clôture du champ d’aviation d’Atarot. Alors ils ont tiré dans les jambes de Taha Aljawi. Taha a perdu son sang dans le fossé, jusqu’à en mourir.

Première image : une maison à étages recouverte de pierre de Jérusalem, une grande affiche commémorative est accrochée du haut d’un des étages ; et en bas, un panneau écrit dans un anglais défectueux, café « Paradize ». Le paradis. Deuxième image : un terrain de football improvisé, complètement désert, avec, en son centre, une immense flaque d’eau. Au-delà de la route, la clôture de fil de fer qui entoure le champ d’aviation d’Atarot, à l’abandon, qui fut jadis « l’aéroport international de Jérusalem ». A côté de la clôture, le fossé dans lequel l’adolescent est tombé, où il a perdu son sang une heure durant, selon le témoignage de ses amis, jusqu’à ce qu’il meure. Il avait été atteint d’une balle dans la jambe et s’est étalé dans le fossé où il est mort dans la souffrance. Jouait-il au football et a-t-il simplement couru pour aller récupérer le ballon tombé dans le fossé près de la clôture, comme le disent ses amis ? Ou bien endommageait-il la clôture, comme l’a affirmé, le lendemain, l’armée israélienne, afin d’en prendre des parties métalliques, de les revendre et d’apporter de l’argent à sa famille ? Qu’est-ce que cela change ?

La seule question pertinente est : qu’est-ce qui amène un soldat à tirer à balle réelle, de loin, sur un adolescent ? Qu’est-ce qui passe par la tête du tireur l’instant juste avant et l’instant juste après avoir fauché la jeune vie d’un adolescent qui n’était pas armé et qui, en aucun cas, ne menaçait qui que ce soit, même s’il avait touché - le Ciel nous préserve - à la clôture « interdite », comme il y en a encore deux autres autour du champ d’aviation abandonné.

En ce triste endroit, des enfants de Kalandiya et des alentours tombent, tués comme des mouches : au moins huit enfants ont été tués ici, ces dernières années, à la clôture de la mort. Nous avons parlé, ici même, de Yasser, 11 ans, et de son frère Samar, 15 ans, deux enfants de Sami Kousba, tués à la clôture à un mois d’intervalle, en février 2002 ; et d’Omar Matar, 14 ans, en avril 2003 ; et d’Ahmed Abou Latifi, 13 ans, en septembre 2003 ; et de Fares Abed El-Kader, 14 ans, en décembre 2003. Aujourd’hui, c’est Taha Aljawi. On dit de lui que c’était un bon fils, de ceux qui vont prier matin et soir avec leur père ; c’était un jérusalémite, détenteur, comme nous, d’une carte d’identité bleue. Taha Aljawi, un chouette enfant de Jérusalem, même pas 17 ans.

L’affiche commémorative réalisée au nom du Hamas ruisselle de sang ; sur l’affiche réalisée au nom du Fatah, la photo est plus récente et Taha y apparaît avec l’ombre d’une première moustache. Al-Aqsa apparaît sur les deux affiches. Union nationale palestinienne rare, ces temps-ci, au café « Paradis » à Kafr Aqab, quartier jérusalémite dont les habitants possèdent une carte d’identité bleue et paient leur taxe municipale à la ville de Jérusalem, mais qui a néanmoins été condamné à rester au-delà du mur de séparation, au nord de la capitale, sur la route de Ramallah.


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Le père, Mahmoud Aljawi, avec derrière lui, les affiches du décès de son fils.
(Photo : Miki Kratsman)


Les hommes sont assis dans le vaste espace du café converti en salle de deuil, et ils mangent du mouton et du riz dans du yaourt, comme il est de coutume les jours de deuil. Il y a deux semaines, nous avions déjà partagé du mouton et du riz dans du yaourt à Anata tout proche, après qu’ Abir Aramin (1), une fillette de 11 ans, ait été tuée par des garde-frontière. Cette fois, le père endeuillé est Mahmoud Aljawi, qui a travaillé pendant 11 ans à la municipalité de Jérusalem, un emploi à mi-temps comme concierge dans une école, qu’il a été contraint de quitter il y a quelques mois, pour une retraite anticipée. 48 ans, six enfants dont Taha qui était son deuxième et qui a été tué.

Pour compléter ses revenus, Mahmoud travaillait aussi comme tailleur de vêtements en cuir dans un atelier de couture de la Vieille ville, et il possédait un étal de friandises au barrage de Kalandiya. Il a appris un hébreu de base en suivant un cours pour débutant à la maison du peuple de la rue Betsalel à Jérusalem. Jusqu’il y a trois ans, la famille habitait dans la Vieille ville, mais, trop à l’étroit, ils ont déménagé pour venir ici, à Kafr Aqab. L’appartement qu’ils louent se trouve au-dessus du café « Paradis ».

Jeudi passé, Mahmoud s’était rendu dans les bureaux de l’assurance nationale, à Jérusalem, afin de régler une question d’allocations de chômage. Taha s’était levé pour une matinée sans école : au cours des dernières semaines, on avait allongé les heures de cours des autres jours de la semaine et supprimé les cours du jeudi. Il était en 10e, à l’école des orphelins dans la Vieille ville, en face de la mosquée Al-Aqsa, une institution d’enseignement pour familles démunies. Il se levait chaque matin à cinq heures, se rendait avec son père et ses deux frères, Mohamed, 18 ans, et Seliman, 8 ans, pour la prière, à la mosquée proche de leur maison. Ensuite, il quittait la maison aux alentours de sept heures et demie pour aller à l’école par un chemin truffé de barrages. Quarante minutes aller, quarante minute retour, quand il n’y a pas de problèmes en route. Il voulait apprendre les métiers de l’imprimerie mais il était faible en anglais et s’était même disputé avec le professeur. Son père avait eu récemment une conversation avec lui et lui avait expliqué que pour travailler dans l’imprimerie, il devrait maîtriser l’anglais et l’hébreu. Taha pensait s’inscrire à des cours d’hébreu au Centre Billy, à côté du musée Rockefeller, à l’est de la ville.

A sept heures du matin, il est revenu de la mosquée. C’était sa dernière prière. Mahmoud a préparé le petit-déjeuner pour son fils et à sept heures et demie, les amis sont venus proposer à Taha de venir jouer avec eux au football sur le terrain situé de l’autre côté de la route qui mène à Ramallah. Le mot ?route’ est exagéré : il s’agit d’un chemin reliant deux villes, semé de trous et de flaques, au bord duquel traînent des ordures et où le trafic est très lent.

Très peu de temps après le début de leur jeu, d’après ce que les amis ont rapporté au père, le ballon volé au-delà de la route que jouxte le terrain improvisé. Taha a couru pour ramener le ballon et c’est alors que les enfants ont entendu plusieurs coups de feu. Ils disent avoir fui, de panique, en voyant Taha s’effondrer dans le fossé. Personne ne sait au juste ce qui s’est passé ensuite. Les enfants ont raconté au père que les tirs venaient d’un grand immeuble en construction aux abords du terrain de football. Ils disent que des soldats s’étaient cachés tout en haut de l’immeuble et que ce sont eux qui ont tiré en direction de Taha. Ils ont dit que d’habitude, il n’y avait pas de soldats dans l’immeuble ; seulement ce jour-là.

La balle a atteint Taha à la jambe gauche, au-dessus du genou. Son père était alors à Kiryat Hamemshala, à l’est de la ville, en route pour l’Assurance nationale, comme il a été dit. Le frère de Mahmoud, Kamal, lui a téléphoné pour lui dire que Taha était blessé. Les deux frères ont filé à Kafr Aqab. Ils ont tenté d’appeler le portable de Taha - Mahmoud dit avoir veillé à lui procurer un appareil afin de toujours pouvoir savoir où il était - mais Taha n’a pas répondu. Des gens s’étaient déjà rassemblés près de la maison ; ils ont dit que Taha avait été emmené à l’hôpital à Ramallah. Kamal est parti pour Ramallah. Mahmoud, agité, dit qu’il devait rester avec la mère et les autres enfants, pour les apaiser. Lorsque Kamal est arrivé à l’hôpital, les médecins lui ont appris que Taha était déjà mort à son arrivée. Il a vu le corps de son neveu, un seul et unique trou au-dessus du genou. D’habitude, on ne meurt pas d’une balle dans la jambe, sauf si elle entraîne une forte hémorragie. Taha est apparemment resté longtemps étendu dans le fossé ; les enfants ont raconté à Mahmoud qu’il s’était passé une heure avant que les soldats ne viennent ramasser leur victime et l’amènent au barrage de Kalandiya. Là, ils ont appelé une ambulance palestinienne, en dépit du fait que Taha était israélien, et l’ambulance l’a emmené à Ramallah. Kamal a téléphoné à son frère et lui a dit qu’il devait venir à l’hôpital, pour identifier le corps de son fils. Le soir, on l’a enterré dans le cimetière de la rue Salah A-Din, à Jérusalem-Est, à côté de la poste.

« J’ai toujours veillé à ce que mes enfants soient avec moi, toujours veillé sur eux comme sur mes propres yeux », dit Mahmoud. « Tous les vendredis, j’allais prier avec eux à Al-Aqsa, je passais chez les grands-parents, on mangeait quelque chose, toujours collés ensemble. Tous ceux qui me connaissent savent comment je veillais sur eux. J’entends beaucoup de gens dire : ?Tu as de bons enfants : ils vont à la prière, ils reçoivent une bonne éducation, ils n’ont pas de problèmes, des enfants calmes’. Parfois, on me dit : ?Félicitations pour cet enfant que vous avez et qui si bien élevé’. En hiver, il avait l’habitude d’aller jouer sur ordinateur et l’été, il allait à la piscine "Casablanca" à Ramallah. En dehors de ça, il était avec moi. Peut-être 18 heures par jour avec moi. Une famille qui respecte ses enfants et des enfants qui respectent leur père. »

Que faisait-il, selon vous, près de la clôture ?

« Comment savoir ce qu’il faisait exactement près de la clôture ? Ce n’est pas important. Un enfant de cet âge ne mettait pas les soldats en danger, un enfant timide, pas violent, tranquille. Je n’ai pas vu ce qu’il faisait près de la clôture. Je ne l’ai pas vu mais même s’il coupait la clôture - et pourquoi aurait-il coupé la clôture ? Il a une carte d’identité bleue. Je lui ai toujours appris à se tenir loin de ces choses-là. »

Le porte-parole de l’armée israélienne : « Le 1er février, dans la matinée, des soldats de l’armée israélienne ont identifié, près du camp de réfugiés de Kalandiya, au sud de Ramallah, quatre adolescents suspects, occupés à saboter la clôture de sécurité et essayant d’y faire une brèche. Les soldats ont ouvert le feu en visant la partie inférieure du corps d’un des adolescents qui a été touché à la jambe. Quelques minutes plus tard, une équipe médicale de l’armée israélienne est arrivée et est intervenue pour stabiliser l’état du blessé, mais sans succès. »

Il serait intéressant de savoir ce qui fait d’adolescents des « adolescents suspects ». Intéressant de savoir où a disparu la procédure d’arrestation d’un suspect, qui précède le tir dirigé à balle réelle. Et pas moins intéressant serait de savoir combien « quelques minutes » font de minutes.

Nous nous rendons à l’endroit où Taha a été tué. Mahmoud n’est pas encore allé là-bas depuis la mort de son fils. Le lieu est désert, malgré le fait que des gens vivent aux alentours. Nous nous arrêtons sur la route et regardons, à distance, la clôture et le fossé où Taha a perdu tout son sang et est mort. En deux secondes, une jeep des garde-frontière s’élance, venant du terminal abandonné qui se trouve à une grande distance de nous. Nous nous éloignons.


Note :

(1) La fille d’un combattant -Ha’aretz, le 25 janvier 2007

Gideon Lévy - Ha’aretz, le 8 février 2007
Version anglaise : Victims of the fence
Traduit de l’hébreu par Michel Ghys

Du même auteur, notamment : Le dernier tué ?


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