16 septembre 2017 - CONNECTEZ-VOUS sur notre nouveau site : CHRONIQUE DE PALESTINE

Les exécutions à Kafr Qassem

dimanche 2 novembre 2008 - 06h:30

Jonathan Cook

Imprimer Imprimer la page

Bookmark and Share


"Nous avons appris que la sumud (la ténacité) était notre seul moyen pour nous défendre."

La leçon d’un massacre perdure chez les Palestiniens

Dans un conflit qui a apporté plus que sa part de souffrances et de tragédies, le nom de Kafr Qassem survit dans l’infamie, plus d’un demi-siècle après que la police israélienne ait abattu 47 civils palestiniens de ce village, dont des femmes et des enfants.

Cette semaine, les habitants de Kafr Qassem, rejoints par une poignée de sympathisants juifs israéliens, ont commémoré le 52ème anniversaire de ces morts, par une marche vers le cimetière où les victimes sont enterrées.

Cela se déroulait alors que les médias locaux revenaient sur les évènements, publiant les témoignages de deux anciens policiers gradés qui rappelaient l’ordre de leur commandant de tirer sur tous les civils qui ne respectaient pas le couvre-feu qui venait d’être imposé à ce village situé juste à l’intérieur de la frontière israélienne [à une vingtaine de km au sud de Qalqilya - ndt].

Les deux hommes, qui étaient postés dans les villages près de Kafr Qassem, prétendent que s’ils n’avaient pas personnellement désobéi à l’ordre quand ils se sont trouvés face aux Palestiniens qui rentraient de leur travail, le nombre de morts aurait été bien plus élevé.

Participait à la marche annuelle un des rares survivants du massacre, Saleh Khalil Issa. Il a aujourd’hui 71 ans, mais en 1956, il était un jeune travailleur de la terre de 18 ans.

Il se souvient de son retour au village sur son vélo, avec une dizaine d’autres travailleurs, juste après 5h du soir, le 29 octobre 1956.

Ce que lui et les autres villageois ne savaient pas, c’était que peu avant, la police des frontières, une unité paramilitaire spéciale qui opère à l’intérieur d’Israël et dans les territoires occupés, avait décidé d’installer brusquement des check-points à l’entrée d’une demi-douzaines de villages palestiniens côté israélien.

Les villages ont été choisis parce ce qu’ils se trouvent situés près de la Ligne verte, la ligne de cessez-le-feu entre Israël et la Jordanie qui occupait alors la Cisjordanie depuis la guerre de 1948.

Lors du briefing, l’officier qui commandait, le major Shmuel Malinki, a ordonné à ses hommes d’abattre tout civil qui rentrerait chez lui après 5 h du soir.

Interrogé sur le sort des femmes et des enfants qui rentreraient trop tard, Malinki répond : « Pas de sentiment, le couvre-feu s’applique à tout le monde. » Poursuivant sur ce point, il ajoute en arabe : « Allah yarahmum »(Que Dieu ait pitié d’eux), ajoutant que c’était un ordre du commandant de la brigade, le colonel Issachar Shadmi.

Mr Issa raconte que lorsque son groupe est arrivé au village, ils ont été arrêtés par trois policiers. « Ils nous ont dit de descendre de nos vélos et de nous mettre en ligne. Le commandant a demandé d’où nous étions. Quand nous avons répondu "Kafr Qassem", il a fait trois pas en arrière et à dit aux autres policiers : "Abattez-les !" »

Mr Issa, touché à un bras et à une jambe, paraissait mort au milieu des corps. Il entendit des voitures de villageois arriver et les policiers leur poser la même question. Chaque nouvel arrivant était exécuté.

« Finallement, j’ai entendu un autocar avec des femmes comme passagers, dont des jeunes filles. J’ai appris plus tard qu’elles étaient 12 dans le véhicule. Elles ont été forcées de descendre et ont été abattues elles aussi, mais une a survécu comme moi. »

Mr Issa ajoute que les policiers ont vérifié qu’aucune des victimes ne bougeaient, et ils ont tiré des balles dans les corps. Pendant que les officiers de police ne regardaient pas, il s’est mis à ramper pour s’éloigner et a pu se cacher derrière un arbre. On l’a trouvé le lendemain matin et emmené à l’hôpital voisin de Petah Tikva, avec 12 autres blessés.

Parmi les morts : 7 mineurs et 9 femmes dont une enceinte.

Mohammed Arabi a aujourd’hui 84 ans, ce jour-là il est arrivé à ce même check-point, plus tard dans la soirée. Tailleur de profession, il a passé sa journée à Tel Aviv à acheter du matériel et rentrait chez lui à l’arrière d’un camion, avec 26 autres villageois.

Quand le conducteur a essayé de déposer 11 d’entre eux juste à l’extérieur du village, ils ont essuyé des coups de feu. « Les 11 sont remontés dans le camion, dit-il, et le conducteur a foncé en montant la côte vers le village. »

« Quand nous sommes arrivés à l’entrée du village, nous avons vu des corps partout. Le conducteur, paniqué, a eu peur de faire demi-tour et il a été forcé de passer sur plusieurs corps étendus sur la rue pour s’échapper. »

A peu de distance de là, cependant, un détachement de policiers les a arrêtés. Mr Arabi a entendu par hasard une discussion entre les policiers qui se demandaient s’il fallait les laisser rentrer chez eux ou les mettre sur le côté est du village.

« Je savais ce que cela supposait. Le côté est, c’est la frontière avec la Cisjordanie. Les Palestiniens étaient régulièrement abattus à vue par la police quand ils essayaient de passer en Israël. Si nous étions tués là, cela ferait croire que nous étions en train de nous infiltrer. »

Le commandant a dit qu’il suivrait le camion dans sa jeep et qu’il l’escorterait vers l’entrée est du village.

« Nous avons été sauvés car un berger est arrivé à ce moment-là, menant un grand troupeau de moutons vers le village. Les moutons nous ont séparés de la police et le conducteur du camion a vu sa chance. Il a démarré en trombe et s’est échappé. »

« Il nous a emmenés chez lui, tous les 27, et nous nous y sommes cachés pendant trois jours, trop effrayés pour sortir. »


Le policier admet avoir eu honte au cours du procès pour avoir refusé d’obéir à l’ordre


Malgré les pertes effroyables de vies, Israël a mis longtemps avant d’assumer ce massacre. Mr Issa et les autres villageois ont été arrêtés à plusieurs reprises au fil des années alors qu’ils essayaient d’organiser une commémoration.

Sur l’insistance du gouvernement, une plaque a été posée sur la place du village pour commémorer les morts, qualifiant cet évènement de « tragédie » plutôt que de « massacre ». Aucun responsable du gouvernement n’a jamais participé à la marche annuelle.

Kafr Qassem a dû attendre le mois de décembre de l’année dernière pour recevoir ce que certains ont interprété comme des excuses officielles. Le président Shimon Peres, qui était en 1956 directeur général du ministère de la Défense, est venu dire aux villageois : « dans le passé, un très grave évènement s’est produit que nous regrettions beaucoup ».

Autre marque éventuelle de changement d’attitudes : les médias israéliens ont réexaminé le massacre ce mois-ci en interrogeant deux anciens officiers de la police des frontières qui avaient eu mission d’imposer le couvre-feu à la dernière minute sur les villages voisins de Kafr Qassem.

Le couvre-feu a été instauré dans le cadre des préparatifs intensifs de l’attaque surprise d’Israël sur le Sinaï, qui devint la guerre de Suez.

Selon l’historien Tom Segev, il est par la suite apparu que la décision de boucler les villages s’intégrait dans un plan de réserve d’expulsion des habitants vers la Jordanie sous couvert de la guerre. Mr Arabi fait remarquer que les accès de Kafr Qassem avaient été fermés sur trois cotés, laissant ouverte la sortie vers la Cisjordanie.

Le gouvernement a étouffé le massacre pendant deux mois. Des extraits des archives de l’Etat israélien, publiés en 2001, révèlent qu’un vif débat a eu lieu entre les ministres du cabinet pour savoir s’il fallait juger les officiers de police en secret.

Le Premier ministre de l’époque, David Ben-Gourion, a finalement décidé de rendre le procès public, ajoutant : « Ceux qui ont donné l’ordre obtiendront un verdict sévère. Je ne pense pas que les soldats seront rendus coupables. »

En réalité, les médias israéliens ont rapporté qu’à l’époque, ces policiers impliqués « avaient tous reçu une augmentation de 50% de leur salaire » et que dans la salle d’audience, ils avaient été traités comme « des héros ».

Au procès, le commandant, le colonel Shadmi, a été déclaré coupable d’avoir commis « une erreur administrative » et il fut condamné à une amende d’un centime. Bien que ses hommes aient été condamnés à de longues peines d’emprisonnement, ils ont été graciés et libérés après très peu de temps.

Plusieurs ont fait une brillante carrière dans la fonction publique, dont le lieutement Gavriel Dahan qui avait procédé aux exécutions à Kafr Qassem. Il a par la suite été nommé directeur des Affaires arabes dans la ville mixte de Ramle.

Mr Issa, qui a été appelé à témoigner, déclare : « Le procès a été une farce. Ce fut un jeu qui voulait faire croire que l’affaire était prise sérieusement. » On lui a octroyé par la suite une indemnisation de 700 lires, moins d’un an de salaire.

Le principal résultat du procès fut une recommandation du tribunal selon laquelle certains ordres étaient « manifestement illégaux » et il ne fallait pas leur obéir - ce qui est connu depuis comme « l’ordre du drapeau noir ».

Ce mois-ci, le quotidien Ha’aretz a publié de longs entretiens avec deux anciens officiers de la police des frontières qui faisaient partie de l’équipe chargée de faire appliquer le couvre-feu.

Ils ont admis que le major Malinki les avait exhortés à abattre les civils lors du briefing.

Nimrod Lampert, qui a aujourd’hui 74 ans, était alors lieutenant, il avait 22 ans, et était posté à Kafr Bara ; il rappelle que Malinki avait pensé « qu’il était souhaitable d’avoir quelques tués dans chacun des villages... Il était clair pour moi que l’ordre de Malinki était en réalité d’assassiner les gens de sang-froid. »

Quand il s’est trouvé face aux villageois qui arrivaient après le couvre-feu de 5 h du soir, Lampert a ignoré ses instructions et a dit à ses hommes de les épargner.

Lampert se rappelle l’arrivée du commandant de compagnie, Haim Levy, à Bara. « Il a demandé "Eh bien, personne n’a été tué ici ? Dans les autres endroits, les gens ont été tués." J’ai répondu : "Que faut-il faire, sortir les gens de chez eux et les abattre ?" ».

Quand la nouvelle du massacre fut connue, Lampert a reçu l’ordre de se rendre à Kafr Qassem. « Quand je suis arrivé là-bas, j’ai cru que j’allais perdre connaissance. Il n’y avait personne, rien que des dizaines de corps éparpillés partout. »

Lampert indique que durant le procès, ses camarades officiers « étaient très furieux contre moi qui n’avais pas fait ce que eux avaient fait... J’ai aussi reçu des menaces contre ma vie. Pendant les deux années qui ont suivi le procès, on m’a menacé par téléphone. »

Lampert n’a pas été le seul à refuser l’ordre. Binyamin Kol, âgé maintenant de 77 ans, avait 25 ans en 1956, il était l’officier responsable posté au village de Jaljulya.

Réfugié de l’Allemagne nazie, il a connu la Nuit de Cristal en 1938, où les troupes nazies ont perpétré un pogrom contre la population juive. Il a été sauvé parce qu’un policier nazi l’a averti : « Cours vite chez toi, garçon. »

Se rappelant de ce moment 18 ans plus tard, alors que des ouvriers arabes arrivaient à son check-point, il raconte : « J’ai tiré en l’air et crié en arabe "Yallah [en avant], rentrez vite chez vous", tout comme le policier allemand m’avait averti pendant la Nuit de Cristal ».

Comme Lambert, Kol admet avoir eu honte au cours du procès pour avoir refusé d’obéir aux ordres. Il a témoigné devant le tribunal que, lorsqu’il a été informé du nombre croissant de morts à Kafr Qassem, il s’est senti « jaloux » du commandant, le lieutenant Dahan.

Analysant les comptes rendus du procès, Mr Segev remarque que la raison pour laquelle beaucoup des policiers ont obéi à l’ordre « manifestement illégal » était un racisme général dans la société israélienne : « Ils haïssent les Arabes ».

La menace d’expulsion continue de hanter les habitants de Kafr Qassem et des villages voisins. C’est la plateforme principale d’Avigdor Lieberman, un politicien nommé vice-Premier ministre à une époque dans le gouvernement d’Ehud Olmert.

Mr Arabi fait observer que le massacre de Kafr Qassem a modifié la réponse des Palestiniens à la violence israélienne. « Durant la guerre de 1948, beaucoup de gens ont fui quand ils se sont trouvés face à l’armée israélienne, comptant revenir après les combats. Avec Kafr Qassem, les Palestiniens ont appris qu’Israël ne respectait pas les règles de la guerre. Nous avons appris que la sumud (la ténacité) était notre seul moyen pour nous défendre. »

Interview d’un Palestinien notamment sur Kafr Qassem (en arabe).

Jonathan Cook est écrivain et journaliste. Il vit à Nazaretz, Israël. Ses derniers livres sont : Israel and the Clash of Civilisations : Iraq, Iran and the Plan to Remake the Middle East (Pluto Press) et Disappearing Palestine : Israel’s Experiments in Human Despair (Zed Books). Son site : http://www.jkcook.net.

Du même auteur :

- Israël est-il devenu le ferment du terrorisme colonial juif ?
- Comment Israël fabrique ses collaborateurs palestiniens
- Créer une réalité sur le terrain
- Un combat contre le nettoyage ethnique silencieux de Jérusalem
- Un ou deux Etats ? Là n’est pas le problème
- "Ce que veut dire « Shoah » pour Gaza"

30 octobre 2008 - Counterpunch - traduction : JPP


Les articles publiés ne reflètent pas obligatoirement les opinions du groupe de publication, qui dénie toute responsabilité dans leurs contenus, lesquels n'engagent que leurs auteurs ou leurs traducteurs. Nous sommes attentifs à toute proposition d'ajouts ou de corrections.
Le contenu de ce site peut être librement diffusé aux seules conditions suivantes, impératives : mentionner clairement l'origine des articles, le nom du site www.info-palestine.net, ainsi que celui des traducteurs.