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« Gaza : un autre regard »

mercredi 3 janvier 2007 - 06h:55

Christophe Oberlin

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De retour de Gaza où il vient d’effectuer une 15ème mission de formation, consultations et d’interventions chirurgicales, avec son équipe médicale, le professeur Christophe Oberlin nous transmet un témoignage qui jette sur Gaza un éclairage sensiblement différent des images en boucle dont se repaissent les chaînes de télévision occidentales.

« Tu crois vraiment que c’est le moment d’y aller ? » Combien de fois ai-je entendu cette phrase, depuis décembre 2001 ! Ce n’est jamais le bon moment pour nous d’aller à Gaza. Comme ce n’est pas le bon moment aujourd’hui d’être palestinien.

J’étais la semaine dernière à Gaza, avec mon équipe. Concentré sur les objectifs de ce séjour, je n’ai pas allumé une seule fois la télévision ou la radio, pas lu un journal. Bien entendu ce que je rapporte n’est pas le fruit d’une enquête sur place, et ne prétend pas refléter la situation générale. Mais nous y étions, et voilà ce que nous avons vécu.

C’est mon quinzième séjour en terre palestinienne, travail débuté il y a cinq ans, au début de la deuxième Intifada. Nous avons réalisé une trentaine de missions pour opérer les blessés par balles et explosifs divers (la Palestine, on le sait, est un grand champ d’expérimentation ...) Après nous être fait exclure de deux grandes ONG française, nous « roulons » maintenant, curieusement, pour une ONG... américaine ! Celle-ci nous soutient pour notre travail, et se moque bien de ce que nous pouvons dire ou écrire. Pour les deux premières, la compassion pour les blessés palestiniens était, à la limite, acceptable. Mais dénoncer l’oppresseur, raconter le racisme, ordinaire ou inscrit dans les lois israéliennes, nommer les crimes de guerre, ne l’était pas. Mais c’est une autre histoire.

L’équipe est constituée de 8 personnes, c’est-à-dire deux équipes chirurgicales, l’une française, l’autre suisse qui se joint à nous à l’escale de Zürich. L’un des médecins, de nationalité allemande, né en Allemagne, porte un nom arabe. Nous serons donc immobilisés 6 heures durant à l’aéroport de Tel Aviv, comme chaque fois qu’un membre de l’équipe a un tel patronyme. La routine. Nous avons apporté des vivres à cet effet. Nous sommes relâchés au matin, après une nuit blanche. Un chapitre entier pourrait être consacré à toutes les formes de harcèlement que nous avons pu subir au cours de ces 30 missions, y compris des formes illégales, y compris sur le territoire français, à l’aéroport Roissy-Charles de Gaulle...

A l’entrée de la bande de Gaza, le passage du check point d’Erez se passe sans encombre à l’aller (ce ne sera pas le cas au retour, 2h30 d’attente). Nous sommes accueillis par le représentant de notre ONG et... une vingtaine de soldats en armes. C’est sous cette escorte que nous resterons toute la semaine. Nous filons directement à Khan Younis, où commencent les consultations.

Consultation de chirurgie plastique pour l’équipe suisse à l’hôpital européen, consultation de blessés par balle et accidents domestiques pour mon équipe à l’hôpital Nasser. Je vois ainsi 105 patients. Parmi eux le petit S., 6ans. Une balle lui a coupé le nerf sciatique, et il se présente avec une énorme boiterie. On l’opérera quelques jours plus tard. Je vois F., femme de 45 ans, victime, me dit-on du « massacre de la plage ». Sa famille a été décimée. Je vois encore M., 8ans qui a reçu une balle dans la cuisse il y a deux mois. Il pleure, boite, appuie en permanence un mouchoir humide sur l’orifice d’entrée de la balle sur sa cuisse, orifice qui est pourtant cicatrisé depuis longtemps. A l’examen il n’a aucune paralysie. La balle lui a traversé la cuisse de part en part sans faire de dégâts. Un chirurgien palestinien lui dit qu’il devrait marcher normalement, l’engueule carrément. On fait la psychothérapie qu’on peut... Je revois A, 11 ans, que j’ai opéré la dernière fois, après qu’il eût reçu une demi- douzaine de balles qui lui ont fait perdre un ?il et lui ont paralysé le bras droit. On me dit « qu’il est devenu un peu fou ».

On me glisse à l’oreille que le ministre des affaires étrangères vient de faire l’objet d’une tentative d’assassinat. La consultation finit tard dans la nuit. Certains malades s’impatientent. Ils ont attendu une douzaine d’heures. De leur côté les « Suisses » ont vu 115 patients. Nous allons dormir, sous bonne escorte.

Le lendemain les deux équipes chirurgicales se mettent à opérer. Pour ma part je commence les cours d’un diplôme de Chirurgie de la Main que j’inaugure à la demande des Palestiniens. Une commission ministérielle a diffusé un appel à candidature pour les chirurgiens qui souhaiteraient se former à cette chirurgie. 27 dossiers ont été reçus, et la commission, à l’aide d’un système de points complexe, en a retenus 10.

J’étais censé venir enseigner avec 4 professeurs européens anglophones. Les quatre m’ont laissé tomber au cours des dernières semaines : « ce n’est pas le bon moment », « ma famille ne veut plus », « j’ai appelé ma compagnie d’assurance », « ne peut-on pas faire venir les chirurgiens palestiniens en Israël pour leur y donner les cours ? »...Je ferai donc seul 25 heures de cours (trente étaient prévues).

La chirurgie

Pendant que je donne mes cours, mon équipe aide un chirurgien palestinien à opérer les patients que j’ai vu en consultation et pour lesquels j’ai précisé l’indication opératoire. Ce chirurgien que j’ai formé depuis plusieurs années, est en fait devenu plus compétent pour cette chirurgie que les membres de mon équipe, et c’est lui qui explique, enseigne. Je recueille les fruits de cinq ans de travail. L’objectif de mes missions aura changé progressivement au cours de ces années : chirurgie de substitution (opérer), enseignement de la réparation des lésions par balles sous microscope opératoire (7 chirurgiens diplômés en microchirurgie), puis maintenant enseignement de la chirurgie de la main. Les Suisses opèrent de leur côté dans un autre hôpital. Ils font des cas complexes, notamment des malformations de la face qui ne peuvent être opérés par les chirurgiens plasticiens palestiniens. Toute une formation est à faire. Un programme de missions et de formation spécifique est à élaborer, et j’espère que l’équipe suisse va le prendre en charge.

L’enseignement

Tous les matins mes dix élèves sont là, prêts à ingurgiter six heures de cours, discussion de cas cliniques, films de technique chirurgicale. Un matin, l’un d’eux, qui avait été de garde la nuit précédente, me dit avoir reçu un journaliste français qui avait eu le fémur brisé par une balle. Il ajoute, avec un demi sourire, que le journaliste a été emmené se faire soigner en Israël. Une fois de plus, on renvoie aux Palestiniens l’image d’un pays arriéré, qui aurait besoin de son voisin. (Le blessé en question aurait mieux fait de se faire opérer sur place, plutôt que de courir le risque d’une gravissime embolie graisseuse, qui peut survenir à la suite du transport d’une fracture du fémur mal immobilisée.)

Mes « étudiants », des chirurgiens de 35 ans, sont avides de cet enseignement qu’ils n’ont jamais reçu. Ils sont conscients de leur chance, et me le font savoir à tout instant. Un jour, alors que je me prépare à diffuser un film de techniques chirurgicales et à le commenter en anglais, l’un des étudiants, S. , auquel j’ai remis par le passé le CD du film, me dit « l’avoir vu et écouté plus d’une trentaine de fois » ! Je lui propose de faire lui-même la traduction et le commentaire à ma place. Il s’acquitte de sa tâche pendant plus d’une heure, écoutant le son qui filtre en français depuis l’ordinateur, traduisant en direct en anglais. Quand un point parait obscur à l’un des auditeurs, il met le film en pause, et complète l’explication. Pendant ce temps, je fais la sieste, allongé en haut de l’amphi.

Ambiance

Lors de mes séjours anciens, avant l’évacuation des colons israéliens de la bande de Gaza, les nuits, et parfois les jours, étaient ponctués du son du tir des mitrailleuses lourdes en provenance des colonies, parfois du bruit des pales des hélicoptères, des chenilles des tanks, des explosions des maisons détruites, du bruit de tondeuse à gazon des drones, parfois des bombes assourdissantes. Cette semaine, de tout cela, rien ou presque. Je ne crois pas avoir entendu plus d’une demi- douzaine de coups de feu, en cherchant bien.

Je ne fais pas de politique quand je vais soigner et former les Palestiniens. J’écoute simplement. On me dit que la situation est tendue. Que le premier ministre et le ministre des affaires étrangères ont fait l’objet d’une tentative d’assassinat. Que les responsables sont des collabos à la solde des Israéliens. Que le Hamas, qui a remporté largement des élections parfaitement régulières au début de cette année, ne souhaite pas de nouvelles élections législatives, qui auraient toutes les chances d’être entachées d’irrégularités, et de conduire à la violence. On rappelle que Mahmoud Abbas n’a été élu que par 25% des électeurs palestiniens, qu’en raison des parlementaires emprisonnés par les Israéliens, le Fatah est maintenant majoritaire de deux sièges au parlement.

Un matin, mes étudiants m’ont demandé de commencer une heure plus tard : ils sont allés toucher leur paye, en liquide et en dollars, à la poste. Ils me disent avoir reçu 70% de leur salaire des deux derniers mois. De même pour tout le personnel de l’hôpital. Par un coup de fil de Cisjordanie, j’apprends que les médecins y auraient touché la totalité de leur salaire.

On me dit qu’un pays ami aurait acheté pour 25 millions de dollars d’huile d’olive palestinienne, qui aurait ensuite été, à sa demande, distribué à la population palestinienne.

Pendant mon séjour, pas une coupure de courant durable, seulement quelques délestages de quelques minutes, le groupe électrogène de l’hôpital se mettant immédiatement en route. Au bloc opératoire, rien ne manque. Nous sommes venus comme d’habitude les mains dans les poches, les Israéliens nous ayant subtilisé une fois tout notre matériel chirurgical pour nous les rendre 5 jours plus tard contre le paiement de taxes à hauteur de 30%. L’ONG qui nous employait à l’époque n’a pas souhaité protester.

Décidément, « Gaza au bord de la guerre civile », ne ressemble pas à ce que je viens de vivre. »

Christophe Oberlin, chirurgien, enseignant
CAPJPO-EuroPalestine

27 décembre 2006 - Vous pouvez consulter cet article à :
http://www.europalestine.com/articl...


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