"Ces gens qu’on voit passer le mur, ils sont toujours là-bas"
dimanche 25 mai 2008 - 06h:38
Entretien avec Suheir Hammad - Le Monde
On ne le devine pas en voyant Le Sel de la mer, où elle joue, mais Suheir Hammad n’est pas actrice. Elle est poète, elle dit ses textes devant le public et participe à des représentations de slam.
- L’actrice Suheir Hammad dans le film palestinien d’Annemarie Jacir, "Le Sel de la mer".
Elle a grandi dans le quartier new-yorkais de Brooklyn et ne parlait qu’un arabe rudimentaire quand la Palestinienne Annemarie Jacir, qui préparait Le Sel de la mer, son premier film, lui a demandé d’en être l’interprète principale.
Suheir Hammad a prêté sa grâce au personnage de Soraya, une Palestinienne qui a grandi aux Etats-Unis et qui s’embarque dans une cavale folle, à peine revenue dans les territoires palestiniens. Elle a répondu à ces questions dans les minutes qui ont suivi la projection du film dans la section Un certain regard, vendredi 16 mai.
C’était la première fois que vous voyiez le film. Décrivez-nous cette expérience.
Extracorporelle. Voir ces scènes que nous avions mis si longtemps à tourner... Ce plan des gens qui passent par-dessus le mur [de sécurité], ce sont de vrais gens, il étaient là le jour où nous avons tourné, la famille qui se passe le bébé par-dessus le mur. Et ils sont toujours là-bas. De les voir, c’était comme si mon âme avait quitté mon corps. C’était il y a un an, et pas un jour n’a passé sans que je pense à ces gens et à cette terre. Et c’est également étrange de voir son propre visage aussi énorme - ce n’est pas drôle, non.
Comment avez-vous rencontré Annemarie Jacir, et comment vous êtes-vous retrouvée devant la caméra ?
J’ai rencontré Annemarie parce qu’elle est poète, comme moi. Ensuite elle a commencé ses études de cinéma. Il y a trois ans - elle travaillait sur le film depuis cinq ans -, elle m’en a parlé, mais jouer la comédie ne m’intéresse pas. Et puis, l’année dernière, j’ai lu le scénario. Le personnage a grandi dans le même quartier que moi. J’ai pensé que je n’aurais pas à faire semblant. Je connais ce sentiment d’être d’un endroit, de ne pas y trouver sa place et de le quitter pour un autre endroit où l’on ne trouve toujours pas sa place.
L’expérience de Soraya est-elle proche de la vôtre ?
Je suis née dans un camp en Jordanie il y a trente-cinq ans. Mes parents avaient été forcés de quitter la Palestine d’avant 1948 et y avaient été conduits. J’étais petite quand nous sommes arrivés à New York, mais j’ai des souvenirs du camp et de Beyrouth. J’ai encore de la famille dans les camps en Jordanie. Ils ne connaissent rien au cinéma, c’est déjà beaucoup que je sois poète, scandaleuse, différente. Ma famille n’a pas vraiment compris pourquoi je voulais faire un film. Ils étaient inquiets, mais ils m’ont soutenue.
Quel est votre lien avec la Palestine ?
Pendant mon enfance, ma famille m’a raconté les explosions, comment on les fait monter dans les bus à la pointe du fusil. J’ai grandi aux Etats-Unis, où la narration dominante est celle d’Israël, alors qu’à la maison mes parents me racontaient autre chose. On en conçoit de la honte : avons-nous fui, étions-nous des lâches ? La première fois que je suis allée en Palestine, je suis arrivée par l’aéroport, tout près de l’endroit d’où venait mon grand-père. Comme dans le film, on m’a demandé d’où il était, et j’ai répondu : d’ici même. Ensuite, ils m’ont demandé pourquoi il était parti. Alors il faut prendre la décision soit d’essayer d’entrer, soit de reprendre l’avion tout de suite. On a honte. J’ai dit : "Je ne sais pas, je ne lui ai jamais demandé, il est mort."
Vous avez tourné des deux côtés du mur de séparation. Comment cela s’est-il passé ?
Une partie de l’équipe de Ramallah n’a pas pu rentrer en Israël. Et nous avons dû retourner la dernière scène en France, parce que Annemarie n’a pas été autorisée à revenir. Quand nous l’avons tournée pour la première fois, c’était sur une route entre plusieurs colonies, et les colons essayaient de m’écraser.
Parce qu’ils savaient que vous tourniez un film palestinien ?
Non, parce qu’ils ne voulaient pas qu’on soit sur leur route. A Ramallah, nous n’avons eu des ennuis que quand nous avons voulu tourner dans un quartier huppé où les habitants ne voulaient pas de nous. Dans la rue, tout le monde avait une opinion. Certains disaient : "C’est péché, les films détournent de Dieu." Mais dans la même famille, quelqu’un d’autre disait : "Bon travail, il faut le dire au monde."
Propos recueillis par Thomas Sotinel
17 mai 2008 - Le Monde - Vous pouvez consulter cet article à :
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