Elias Sanbar : "Dans le miroir du siècle"
dimanche 25 mai 2008 - 06h:57
Dina Heshmat - Al Ahram-hebdo
Dans cette sélection encyclopédique de photos de Palestine, l’historien Elias Sanbar revisite la mémoire visuelle de son peuple. Des photos figées prises par des Orientalistes aux images d’exil et de lutte, l’histoire palestinienne y est rendue dans toute sa douleur et toute sa dignité.
« Ce livre est une réflexion subjective sur l’image des Palestiniens ». C’est ainsi que s’exprime Elias Sanbar dans l’introduction à cet ouvrage magnifique, comme pour prévenir qui chercherait dans ce projet une anthologie exhaustive des photos de la Palestine. Dans sa sélection de ces images, dans leur classification, Sanbar s’est laissé guider par son histoire individuelle, son intelligence propre d’une terre et de son peuple, mais aussi par son parti pris, sa réflexion sur l’art de la photographie, support du regard colonial.
L’ouvrage de Sanbar est ainsi guidé, entre autres soucis, par une volonté clairement exprimée de déconstruire le regard porté par des générations successives d’Orientalistes sur une terre d’abord réduite à ses références bibliques, ensuite au « conflit » qui la déchire.
Les cent premières pages du livre s’ouvrent sur des photographies prises au dix-neuvième siècle, à partir de 1839, date après laquelle de plus en plus de photographes s’y rendront, afin « d’établir la présence permanente de la Bible en cette terre ». Sur ces photos s’étalent exclusivement des paysages, monts du Sinaï, vues de Bethléem, des images de la Mosquée Omar, du Saint Sépulcre. Ces photos d’une « Palestine invariablement vide de Palestiniens » marquent la « redécouverte d’un pays approché comme une gigantesque nécropole antique », un « musée fantasmagorique ». Elles expriment un seul et même prisme, celui de la passion pour la « terre du Livre ».
Les Palestiniens, quand ils apparaissent au détour d’une ruelle, ou au hasard de scènes qui se veulent naturelles, sont placés comme de petits soldats de plomb dans un décor que le photographe veut immuable. Les photos sont pour la plupart des « mises en scène » théâtralisées, où le « Palestinien/vestige » est placé dans un décor imposant. « Placés/figés », les habitants de Palestine semblent alors être des « intrus ».
Placés comme des petites figurines dans des paysages majestueux, ou photographiés dans des poses qui visent plus à renseigner sur des « types » - comme dans les séries de cartes postales de l’époque coloniale - qu’à faire des portraits d’individus, les Palestiniens imposent une certaine distance avec l’artiste. Figés dans des décors qu’on a choisis pour eux, les hommes et les femmes photographiés dans ces clichés restent murés dans des regards durs et fermés. Des regards que l’on retrouve dans les photographies d’Indiens prises par des colons en Amérique, dont plusieurs exemplaires sont reproduits ici.
Des regards qui changent de façon spectaculaire dans la série de portraits prises par Khalil Raad au début du vingtième siècle. Les « autochtones (...) sourient désormais à l’objectif » ; dans un portrait intitulé Femme et enfant, pris en 1920, la femme est détendue, rieuse, comme amusée par le jeu de la pose. Son expression chaleureuse et vivante exprime le rapport d’empathie qui la lie à l’artiste. Mariages, scènes d’hommes et de femmes au travail dans des champs de coton et de blé, enfants rassemblés devant la porte d’une école : les photos de Raad sont l’antithèse de celles du colon. Prises par un Palestinien, ce sont des archives de l’intérieur. Derniers clichés d’une mémoire « ordinaire », avant le passage aux photos de manifestations et de martyrs et avant « la noyade ».
Les photos de l’expulsion en 1948 se comptent sur les doigts des deux mains : seules « 9 images pour 800 000 absents » expriment l’affolement et la hâte du départ.
Plus tard, en exil, là où le temps s’étire et se fige dans l’expectative, les photos sont beaucoup plus nombreuses. Prises dans les camps de l’UNRWA, elles capturent les regards de l’attente et de l’impuissance.
Les portraits de fedayyins, pris pour certains par un « artiste militant » mort au combat (Hani Jawhariyyeh) dans les années 1970, sont une revanche face au désarroi de l’exil. Ces regards de lutte, ces poses de guérilleros expriment comment, « à la différence de leurs pères qui se dirigeaient en 1948 vers le hors-champ, les enfants tentent de réintégrer le champ ». Ces clichés pris sur le vif racontent l’exultation militante à son comble, la fougue d’un peuple tendu vers l’espoir de la victoire, hommes et femmes ensemble, mêmes vareuses, et mêmes armes au poing.
Ces premières photos prises sur le vif seront peu à peu détournées pour le besoin de la « propagande » et fabriquées selon des mises en scènes préétablies - mais cette fois-ci par leurs acteurs eux-mêmes. Cette magie de la mise en scène photographiée sera à nouveau usurpée par le regard de l’autre, cette fois-ci pendant les première et deuxième Intifada. Cette fois-ci, c’est une autre mise en scène qui fait rage, celle d’un conflit qui « croule sous les images ». Des images « qui, à force de se reproduire à l’identique, finissent par ne rien montrer », selon l’expression de Sanbar.
Comme antidote à ce regard qui ne répond qu’à un seul impératif, celle du marché de l’image de guerre, Sanbar choisit les ?uvres de photographes qui, pour lui, ont réellement « vu » ce qu’ils ont photographié, entre autres Joss Dray, Antoine D’Agata et Patrick Tosani. Qui ont vu les destructions et le deuil, le désespoir et l’absurde de la répression, mais aussi l’enfance au quotidien. C’est sur les portraits d’enfants de Tosani qu’Elias Sanbar clôt son livre. Concluant ainsi sur des regards ordinaires, qui revendiquent tout simplement leur droit à la vie.
Al-Ahram/hebdo - Semaine du 14 au 20 mai 2008, numéro 714 (Livres)