« La colonisation ne peut se poursuivre et se développer que sous la protection d’une force sans lien avec la population locale, un mur d’acier que cette population ne pourra franchir ». (Jabotinsky : "Le mur d’acier, nous et les Arabes", 4 novembre 1923)
- En juin 2002, Israël a ajouté son mur à la liste des murs infâmes de l’histoire.
Il y a deux exemples marquants de murs construits et démolis par le genre humain : la Grande Muraille de Chine, construite en 215 avant JC, qui évoque les invasions des hordes dévastant les vallons et nécessitant cette construction de 1 400 miles et, plus récemment, le Mur de Berlin, tombé en 1989, annonçant l’ère de la mondialisation. Un jour, je l’espère, le Mur de l’apartheid érigé par Israël en sera un troisième exemple.
Le mur d’Israël est un projet qui a été pensé au début du siècle dernier par Vladimir Jabotinsky, père de l’héritage sioniste révisionniste. Les idéaux professés par Jabotinsky, et perpétués par les gouvernements israéliens, ne sont pas moins anciens, violents et exclusionnistes que n’importe quelle manifestation de la volonté de tenir « l’autre » à l’écart, de l’autre côté d’un mur, dans un bidonville, une réserve ou un camp de concentration. L’article de Jabotinsky, Le mur d’acier, nous et les Arabes, est paru pour la première fois le 4 novembre 1923 dans le magazine Rasswyet. Entre autres choses, Jabotinsky écrit :
« Tout peuple indigène - qu’il soit civilisé ou sauvage - considère son pays comme son foyer national dont il sera toujours le maître absolu. Non seulement il n’acceptera pas de plein gré qu’un autre le dirige mais il refusera même de le partager, il en est ainsi pour les Arabes. Des partisans du compromis, parmi nous, essaient de nous convaincre que les Arabes ne seraient que des imbéciles qu’on pourrait escroquer en leur exprimant de façon subtile quels sont nos objectifs, ou qu’une tribu de gens attirés par l’argent, prêts à abandonner leur droit acquis par leur naissance sur la Palestine pour des améliorations culturelles et économiques. Je réfute catégoriquement cette appréciation sur les Arabes palestiniens... Ils regardent la Palestine avec le même amour spontané et la même véritable ferveur avec lesquels les Aztèques voyaient leur Mexique ou les Sioux leur prairie... Ce rêve puéril de nos « arabophiles » vient de leur mépris pour le peuple arabe, d’une vision injustifiée sur cette race dans laquelle ils voient une populace avide, disposée à vendre sa patrie pour une ligne de chemin de fer. »
Il poursuit : « La colonisation sioniste, même la plus restreinte, doit soit s’arrêter, soit se réaliser au mépris de la volonté de la population indigène. Cette colonisation ne peut... se poursuivre et se développer que sous la protection d’une force sans lien avec la population locale, un mur d’acier que cette population ne pourra franchir. Tout cela ne signifie nullement qu’un accord est impossible, mais seulement qu’un accord de plein gré est impossible. Aussi longtemps qu’elle aura une lueur d’espoir de se débarrasser de nous, cette population ne monnayera pas cet espoir... elle n’est pas une populace, mais une nation, peut-être quelque peu en lambeaux, mais toujours vivante. Et un peuple vivant ne fait de tels compromis énormes sur des questions aussi inéluctables que s’il a perdu tout espoir... le seul moyen d’arriver à un accord est le mur d’acier... un gouvernement exempt de toute influence arabe. Autrement dit, le seul moyen d’obtenir un accord dans l’avenir, c’est de renoncer totalement à en obtenir un dans le présent. »
Cette philosophie, alors largement répandue, s’est transmise de Jabotinsky à plusieurs dirigeants israéliens et décideurs politiques. Ceux d’entre nous qui vivent en Palestine ont pu voir que, quelle que soit la façon dont un gouvernement israélien se prétend réceptif à notre égard, la stratégie Jabotinsky reste la ligne politique intérieure.
Israël s’est servi de la première Guerre du Golfe et des menaces iraquiennes de bombarder les secteurs israéliens trop proches de nos villes et villages. Des check-points aux tas de terre qui obstruent complètement nos routes et aux fossés qui encerclent nos villes, le gouvernement israélien a montré sa détermination à mettre tous les Palestiniens en résidence surveillée dans leur maison ou leur village.
En avril 2001, une énorme porte d’acier a été édifiée dans le petit espace qui sépare la ville de Jénine, en Cisjordanie, de la terre confisquée par Israël d’une part, et de la ville palestinienne de Qabatiya d’autre part. La porte de Jénine a été la première structure de ce type montée sur la terre palestinienne. Cependant, ce n’est pas la première qui fut construite par Israël. La porte de Jénine est la copie de l’énorme porte d’acier qui sépare le sud du Liban d’une terre autrefois considérée comme appartenant à la mère patrie palestinienne, aujourd’hui une ferme israélienne.
Peu de temps après, en juin 2002, Israël a ajouté son mur à la liste des murs infâmes de l’histoire : les sionistes qui vivent autour de moi ont repris l’idée métaphorique de Jabotinsky - le mur d’acier - et l’ont traduite dans la réalité : un mur multicouche en béton, composé d’une série de dalles de béton de 8 m de hauteur, de tranchées, de barbelés, de « zones tampon », de clôtures électrifiées, de moult miradors, caméras à imagerie thermique, tours pour les snipers et routes pour les patrouilles. Il s’étend sur 790 km, dont 80% sont encore en construction en Cisjordanie, sur des terres confisquées aux Palestiniens par l’armée israélienne qui a volé les terres les plus fertiles ainsi que les puits et ressources naturels, annexé 70% de l’ensemble de la zone de recharge du bassin aquifère ouest à Israël, en même temps que 62 sources et 134 puits palestiniens, isolant quelque 60 500 Palestiniens qui vivent dans 42 villes et villages dans une zone fermée, cet espace entre le Mur et la Ligne verte ; 12 villages, avec une population totale de 31 400 Palestiniens, vont être complètement encerclés par le Mur. Qalqilya par exemple.
- Un aspect du mur en Cisjordanie (photo Stop The Wall)
Le Mur a de graves conséquences économiques et humanitaires et il bouche l’horizon de tout futur Etat palestinien souverain. Les Palestiniens ont été coupés de leurs terres agricoles et de leurs moyens de subsistance, de leurs lieux de travail, de leurs écoles et universités, du système d’aide sociale et des services de santé. Des femmes accouchent toujours aux check-points et des nouveau-nés continuent d’y mourir parce que coupés des soins et des services d’urgence.
En dépit de l’avis consultatif de la Cour internationale de Justice de La Haye du 9 juillet 2004 qui a reconnu que la construction du Mur était « contraire au droit international » et qu’Israël avait obligation d’en arrêter la construction, d’en abattre la partie existante et de réparer tous les dommages provoqués par sa construction, en dépit de cet avis, Israël a accéléré sa construction.
Les pourparlers de paix qui ont eu lieu à Annapolis fin 2007 se sont abstenus d’évoquer le Mur en tant qu’obstacle à la paix, pour ne pas dire plus. Le Mur est considéré comme un fait accompli et avec ma famille, mes voisins et mes compatriotes, nous nous attendons à payer le prix de la tradition révisionniste et de l’idéologie du Mur qui trahissent à jamais l’humanité.
Au lieu de boycotter Israël pour son mur illégal, la communauté internationale a soutenu l’idéologie du Mur, boycotté le gouvernement palestinien démocratiquement élu et appliqué le blocus de Gaza. Ce que je comprends, c’est que le Mur sioniste s’est édifié dans l’esprit des politiciens du monde bien avant que je naisse, une réaction des dirigeants du monde au message des procès de Nuremberg : « Oui, le peuple juif souffrant a besoin d’un endroit pour en faire son foyer, même si cela doit provoquer l’expulsion et l’assujettissement d’une autre nation. »
Malgré le retrait des colons israéliens, Gaza reste toujours occupée depuis l’été 2005 ; Israël garde sa maîtrise sur une armée de collaborateurs à l’intérieur de Gaza, tout en contrôlant, en tant que puissance extérieure, les frontières, les passages frontaliers, l’espace aérien, les eaux côtières, l’économie et l’électricité.
Israël détient, enfermés dans une prison, 1,5 million Palestiniens depuis janvier 2006. Ce verrouillage s’est resserré en juin 2007, provoquant la montée d’une catastrophe humanitaire ; Israël a fermé tout accès pour entrer et sortir d’une Gaza emmurée, multipliant les assassinats et interrompant les livraisons cruciales de carburant, de nourriture et de médicaments. Israël est capable de couper l’eau et l’électricité à une population occupée. Nous avons vu des gens ventiler manuellement, à tour de rôle, leurs proches dans les hôpitaux de Gaza, nous avons entendu des élèves se plaindre de ne pouvoir étudier dans les nuits froides et noires de Gaza, mais c’est à l’extérieur de Gaza qu’on a perdu toute notion de justice, laissant toute cette obscurité submerger Gaza.
La brèche dans le mur israélien, entre la bande de Gaza et l’Egypte, a été un grand évènement, tant pour des raisons humanitaires que politiques. Le peuple affamé de Gaza a réussi à obtenir une aide provisoire et a reconstitué quelques provisions qui l’aideront dans sa ténacité à supporter ce siège violent ; la participation massive à ce franchissement « sans frontière » a donné un énorme coup de fouet à la mobilisation sociale et politique, pas seulement en Palestine mais aussi en Egypte et en d’autres pays arabes. Le niveau d’implication du peuple ordinaire a montré les potentiels pour reconstruire, à l’échelle nationale, un mouvement de résistance populaire qui a caractérisé la Première Intifada palestinienne.
Au même titre qu’elle fut un triomphe pour le peuple affamé, des deux côtés de la frontière de Gaza, la brèche dans le mur fut une honte pour les autorités qui menacèrent de briser les jambes à tout Palestinien qui oserait refranchir la frontière. Plusieurs types de propagande ont été lancés pour désamorcer ce grand évènement populaire : « Les Gazaouis fuient l’oppression ou le régime extrémiste de Gaza qui imposent l’islamisation à une population non consentante », « Les Palestiniens se saisissent de l’occasion pour immigrer définitivement en Egypte une fois passée la frontière », sont quelques exemples de cette propagande mensongère. Le monde, qui a la mémoire courte, a oublié combien de pèlerins de Gaza avaient supplié de pouvoir rentrer à Gaza, quelques semaines seulement avant ce franchissement de la frontière.
S’il vivait encore aujourd’hui, Vladimir Jabotinsky serait déçu. Jabotinsky avait en partie raison : les Palestiniens ne sont pas une populace, mais un peuple vivant. Et un peuple vivant n’est prêt à céder sur des questions inéluctables que lorsqu’il a abandonné tout espoir de se débarrasser de son occupant. Pourtant, il ne viendrait pas à l’idée de Jabotinsky et de ses disciples que les Palestiniens soient capables de traverser leur monstrueux Mur d’apartheid. Le franchissement du Mur, le symbole du défi populaire et la reconquête de nos droits humains et sociaux nous donnent cette lueur d’espoir de réussir à mettre dehors l’occupant ; rien dans le monde ne peut conduire les Palestiniens à renoncer à cet espoir.
* Samah Jabr est médecin psychiatre palestinienne, elle vit dans Jérusalem occupée et y travaille au sein d’une clinique psychiatrique qu’elle a créée.
Elle est francophone et donne des conférences pour envisager d’autres perspectives et sortir de la situation actuelle de la Palestine.
L’un des objets politiques de son combat est un État unique pour une perspective de paix et de liberté commune. Samah est aussi chroniqueuse pour différentes publications internationales. Ses chroniques touchantes nous parlent d’une vie au quotidien en pleine occupation ; d’un regard lucide, elle nous fait partager ses réflexions en tissant des liens entre sa vie intime, son travail en milieu psychiatrique et les différents aspects politique d’une situation d’apartheid.
Du même auteur :
"La psychopathologie suite à emprisonnements et tortures" - 23 février 2008.
"Négation de la Nakba palestinienne : 60 ans, ça suffit !" - 18 février 2008.
"Les pots-de-vin" - 7 janvier 2008.
Reçu le 26 février 2008 par les Amis de Jayyous. Cet article paraîtra en version anglaise dans le Palestine Times de mars 2008. Traduction : JPP