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Jawad Ibrahim : l’art d’être humain

samedi 23 février 2008 - 07h:02

Marie Medina - BabelMed

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Lorsqu’il sculpte un Palestinien arrêté par Israël, ce qui frappe, c’est la vulnérabilité du prisonnier, les yeux bandés, les mains attachées dans le dos. C’est aussi sa dignité et sa volonté de résistance...

Cette préoccupation habite toute sa série "Réflexion", présentée ce mois-ci à la galerie Al-Hoash (Palestinian Art Court), à Jérusalem-Est. De la terre, des graines broyées et des pigments outremer couvrent les toiles peintes en hommage à Aziza et Iqbal, les deux femmes qui décoraient les murs des maisons de Ya’bad, le village où il est né en 1953, près de Jénine, en Cisjordanie.

"Le bleu et le brun sont les teintes les plus dangereuses à marier mais si on les utilise correctement, le résultat est formidable", devise Jawad Ibrahim devant ses tableaux sans fioritures. "L’art en général est une question de simplicité", assure-t-il, en disant avoir "le coeur aussi léger qu’un oiseau". Les courbes et les points tracés sur ses toiles laissent une sensation d’apesanteur.

On est à des lieues des encres sur papier réalisées en 2000, au début de la deuxième Intifada. Des linceuls et des visages tordus de douleur hantaient alors "Entre la balle et la pierre", présentée trois ans plus tard dans l’exposition "Made in Palestine" du Station Museum de Houston, au Texas. Pour cette série sombre qui rappelait "Les désastres de la guerre" de Goya ou encore "Guernica" de Picasso, l’artiste avait été influencé par la présence militaire israélienne dans les rues de Ramallah, en Cisjordanie, d’où s’élevait l’épaisse fumée noire des pneus qui brûlaient.

C’est là que Jawad Ibrahim continue d’habiter et de travailler. En regardant les divers tableaux accrochés dans son salon ou entreposés dans son atelier, le visiteur peut s’étonner de la façon dont l’artiste jongle avec les styles, passant aisément du figuratif à l’abstrait. Un ami, le jeune peintre Jad Salman, avance une explication : Jawad ne suit pas les règles d’une école ou d’un mouvement, il part d’une idée "et ensuite, la peinture conduit à l’école qu’elle renferme".

Huile, acrylique, encre, matériaux naturels... le quinquagénaire aime expérimenter différentes techniques. Il est aussi l’un des rares sculpteurs palestiniens à tailler la roche. En 1999, son exposition "Des gens de papier et de pierre" à Ramallah a ainsi rassemblé des portraits peints et sculptés. "Uniquement des visages", insiste l’artiste, qui tient là son sujet préféré.

Il a exécuté toutes sortes de portraits. Il a oxydé une vieille plaque de métal pour y révéler un visage de rouille. Il a tracé avec tendresse les contours de deux adolescents sur un ancien volet en bois - "Quand on est jeune, on regarde par la fenêtre la fille dont on est amoureux", s’amuse-t-il. Lors de l’un de ses séjours au Maroc, à Fès, il a esquissé quelque 300 portraits à l’encre. En Cisjordanie, il a sculpté des têtes géométriques et peint des visages multicolores.

"Des couleurs joyeuses mais des visages tristes"

"J’aime les visages, mais pas les jolis visages", confie Jawad Ibrahim. Dans les traits de ses modèles, il recherche toujours quelque chose d’"irrégulier", de "différent", de "singulier". Ces personnages au caractère fort ne sourient jamais car "ils expriment la situation que nous vivons actuellement" et qui est une "triste situation".

La gravité des visages contraste avec les teintes vives qui, la plupart du temps, les composent. "J’adore la couleur", note l’artiste, en revendiquant une approche très intuitive du chromatisme. "Quand je travaille, certaines couleurs en appellent d’autres. J’ai parfois l’impression qu’une teinte posée sur la toile dit à une autre, encore sur la palette : Viens à côté de moi pour que je devienne plus claire".

A ses yeux, son traitement de la couleur est d’ailleurs l’un des éléments qui donnent de la cohérence à son oeuvre. Cela et sa sensibilité aux événements d’actualité. Mais par dessus tout, il se dit inspiré par "l’humanité des gens qui (l)’entourent".

C’est probablement cela qui rend ses créations aussi touchantes. Jawad Ibrahim dénonce l’Occupation sans jamais céder à la haine de l’occupant.

Lorsqu’il sculpte un Palestinien arrêté par Israël, ce qui frappe, c’est la vulnérabilité du prisonnier, les yeux bandés, les mains attachées dans le dos. C’est aussi sa dignité et sa volonté de résistance : la tête tournée vers le ciel, le détenu jette un oeil sous le bandeau pour voir ce qui se passe.

L’artiste s’est lui-même retrouvé dans cette position puisqu’il a été interpellé cinq fois. En 1989, un peu plus d’un an après le début de la première Intifada, et quelques jours après l’inauguration de sa première exposition personnelle, à Um Al Fahem, une ville d’Israël à majorité arabe, Jawad Ibrahim a été placé en détention administrative. Cette forme de détention - sans mise en examen ni procès - n’est pas conforme au droit international mais l’Etat hébreu l’emploie en vertu de ses impératifs de sécurité.

Un stylo en prison

Malgré des conditions très dures durant ses six mois à Ansar 3, une prison à ciel ouvert située en plein désert du Néguev, l’artiste ne semble pas entretenir de haine. Il se souvient que les gardes contrôlaient tout, "sauf l’air que l’on respirait", et que dans ce contexte, la moindre chose inhabituelle prenait une ampleur extraordinaire.

Un jour, un chat est entré dans la tente où lui et ses codétenus dormaient. Tous voulaient l’adopter, ce qui réveillait des tensions. Ils ont donc trouvé un compromis : le félin passerait une nuit sur deux avec les partisans du Fatah et l’autre avec ceux du Hamas.

L’événement le plus important pour Jawad Ibrahim a sans doute été l’arrivée d’un prisonnier qui avait réussi à conserver un stylo. Avec l’aide d’autres camarades, qui récupéraient des papiers par-ci par là, il a pu dessiner et même monter une exposition à l’intérieur de la tente. L’artiste a ensuite été sollicité pour illustrer le courrier, notamment les lettres d’anniversaire, que ses codétenus envoyaient à leur famille. Il apprendra plus tard qu’aucun de ses dessins n’est parvenu à son destinataire. En revanche, ses oeuvres ont attiré l’attention d’un soldat d’origine tunisienne qui devait prochainement quitter le camp. Ce garde a dit au chef de tente : "Il y a un artiste parmi vous et j’aimerais vraiment qu’il dessine Ansar 3 pour moi". Cette requête a de nouveau suscité un débat parmi les détenus, qui ont finalement décidé d’y accéder. Et sous le dessin de Jawad Ibrahim, ils ont inscrit en anglais : "Peace is the best" (la paix est ce qu’il y a de mieux).

21 février 2008 - Source et illustrations : BabelMed


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