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En attendant les barbares

lundi 23 janvier 2006 - 19h:05

Ari Shavit & Benny Morris - Ha’aretz

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Le professeur Benny Morris, l’historien de gauche qui a ouvert la boîte de Pandore du sionisme, a adopté une voie remise à jour pour affronter les démons qu’il a dévoilés. Il justifie l’expulsion des Arabes en 1948, déplore le fait que le travail n’ait pas été achevé et, dans certaines conditions, il n’exclut pas une expulsion, encore, pendant cette génération. À l’occasion d’une nouvelle édition de ses livres, il explique ce qu’il faut encore faire pour arrêter ’les nouveaux barbares’.


Benny Morris dit qu’il a toujours été sioniste. Les gens se sont trompés en le taxant de post-sioniste, en pensant que ses recherches historiques sur la naissance du problème des réfugiés venaient ruiner l’entreprise sioniste. Bêtises, dit Morris, cela n’a jamais été. Une partie des lecteurs n’ont simplement pas bien lu le livre. Ils ne l’ont pas lu avec la même sécheresse avec laquelle il a été écrit. Avec la même neutralité morale avec laquelle il a été écrit. Et ils en sont arrivés à la conclusion erronée selon laquelle, lorsque Morris décrit les actes les plus cruels que le sionisme a commis durant l’année 48, il les blâme. Et que lorsqu’il décrit les grandes opérations d’expulsion, il les condamne. Il ne leur est pas venu à l’esprit que le grand documentaliste des péchés du sionisme s’identifiait à eux, les comprenait, pensait qu’au moins une part d’entre eux étaient inévitables.

Il y a deux ans, il a commencé à faire entendre d’autres voix. L’historien qui était considéré comme rattaché à la gauche radicale déclarait tout à coup qu’il n’y avait personne avec qui parler. Le chercheur qui était accusé de souiller Israël (et qui même avait été boycotté par les institutions académiques israéliennes) se mettait à publier dans The Gardian des articles polémiques en faveur d’Israël.

Alors que le citoyen Morris se révélait être une colombe pas tout à fait blanche, l’historien Morris continuait à travailler à la traduction en hébreu de son livre volumineux « Victimes » [« Victimes. Histoire revisitée du conflit arabo-sioniste » Ed. Complexe. 2003], écrit encore dans l’ancien esprit, à la poursuite de la paix. Dans le même temps, l’historien Morris achevait la nouvelle édition de son livre sur le problème des réfugiés, qui devrait encourager ceux qui ont Israël en horreur. Si bien que le citoyen Morris et l’historien Morris ont ?uvré ces deux années comme s’il n’y avait aucun lien entre eux. Comme si l’un tentait de sauver ce que l’autre s’obstinait à détruire.

Les deux livres sortiront le mois prochain. « Victimes », qui décrit tout le conflit depuis 1881 jusque 2001, sera publié à Tel Aviv, aux éditions Am Oved. Et en Grande-Bretagne, les Presses de Cambridge publieront « The Birth of the Palestinian Refugee Problem Revisited », qui décrit dans un détail à faire frémir les horreurs de la Nakba. Morris n’est-il pas inquiet, parfois, des répercussions politiques actuelles de ses recherches historiques ? Ne craint-il pas d’avoir contribué à faire d’Israël un État quasi pestiféré ? Après un moment de dérobade, Morris reconnaît que oui. Souvent, il est vraiment inquiet. Il se demande chaque fois ce qu’il a fait.

Il est de petite taille, grassouillet, très vif. Fils d’immigrés venus d’Angleterre, né dans le kibboutz Ein Hahoresh en 1948 et habitant actuellement à Jérusalem, marié et père de trois enfants. Il vient de l’Hashomer Hatza’ir [mouvement de jeunesse situé à gauche - précise la version anglaise de cet article], ancien journaliste au Jerusalem Post, ancien objecteur refusant de servir dans les Territoires, et aujourd’hui, professeur d’histoire à l’Université Ben Gourion. Mais lorsqu’il est assis dans son fauteuil, dans son appartement de Jérusalem, il n’adopte pas l’expression d’un érudit circonspect. Tout au contraire. Benny Morris parle comme un torrent, vite, d’une manière décidée, passant souvent à l’anglais. Il n’y réfléchit pas à deux fois avant de lancer les propos les plus mordants, les plus choquants, absolument pas politiquement corrects. Il décrit, comme incidemment, des crimes de guerres terribles et dessine, le sourire aux lèvres, des tableaux apocalyptiques. Il procure à l’observateur la sensation que cet homme agité, qui a ouvert de ses mains la boîte de Pandore sioniste, éprouve encore des difficultés à affronter ce qu’il en est sorti, éprouve encore des difficultés à affronter les contradictions internes qui sont tant les siennes que les nôtres.

Viol, massacre, transfert

Benny Morris, la nouvelle édition de votre livre sur la naissance du problème des réfugiés est sur le point d’être publiée en anglais, le mois prochain. Qui se réjouira le moins à la lecture de ce livre, les Israéliens ou les Palestiniens ?

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Benny Morris

« Cette édition revue est une épée à double tranchant. Elle est basée sur de nombreux documents dont je ne disposais pas lorsque j’ai écrit la première version de ce livre et qui proviennent pour l’essentiel des archives de l’armée israélienne. Ce qui apparaît à partir de ce nouvel ensemble de preuves, c’est qu’il y a eu beaucoup plus de massacres israéliens en 1948 que je ne le pensais auparavant. À ma grande surprise, il y a eu aussi de nombreux viols.

Au cours des mois d’avril et mai, des ordres opérationnels ont été donnés aux unités de la Haganah [la force de défense pré-étatique qui fut le précurseur de l’armée de défense israélienne - note de la version anglaise de cet article], ordres opérationnels stipulant explicitement qu’elles devaient, ces unités, arracher les villageois de leurs villages, les chasser et détruire les villages eux-mêmes. En face, il apparaît clairement qu’il y a eu une série de directives émanant du Haut Comité Arabe et des échelons intermédiaires palestiniens, pour faire sortir enfants, femmes et vieillards des villages. Si bien que d’un côté, le livre renforce la culpabilité qui revient au camp sioniste, mais d’un autre côté, il démontre aussi qu’une grande part de l’abandon des villages s’est faite sur des directives de la direction palestinienne elle-même. »

Selon vos nouvelles découvertes, combien d’actes de viols israéliens ont-ils été commis en 1948 ?

« Une douzaine. À Acre, quatre soldats violent une jeune fille et la tuent, elle et son père. À Jaffa, des membres de la Brigade Kiryati violent une jeune fille et tentent d’en violer plusieurs autres. À Hounin, au centre de la Galilée, on viole deux jeunes filles et on les tue. Il y a un ou deux cas de viol à Tantoura [au sud de Haïfa - note de la version anglaise]. Un cas de viol à Qoula [au centre du pays - id]. Dans le village d’Abou Shousha, près de Gezer [le kibboutz Gezer, dans la zone de Ramle - id], il y a quatre prisonnières : l’une d’elle est violée à diverses reprises. Et il y a d’autres cas. En général, plusieurs soldats sont impliqués. En général, il est question d’une ou deux jeunes filles palestiniennes. Dans une grande partie des cas, l’affaire s’achève par un meurtre. Étant donné que tant les femmes violées que les violeurs n’aiment pas rapporter ces événements, il faut supposer que la douzaine de cas de viols documentés que j’ai retrouvés, ne sont pas toute l’histoire. Il s’agit seulement de la pointe émergée de l’iceberg. »

D’après ce que vous avez découvert, combien de massacres ont-ils été perpétrés en 1948 ?

« Vingt-quatre. Dans une partie des cas, il s’agit de l’exécution de quatre ou cinq personnes, dans d’autres cas, il s’agit du meurtre de soixante-dix, quatre-vingts, cent personnes. Il y a aussi énormément de meurtres gratuits. On voit deux vieillards dans un champ : on leur tire dessus. On trouve une femme dans un village abandonné : on lui tire dessus. Il y a des cas comme le village de Dawayima [dans la région de Hébron - id] dans lequel une colonne militaire est entrée en tirant faisant feu de toutes ses armes sur tout ce qui bougeait.

« Les cas les plus graves sont Saliha (70-80 tués), Deir Yassin (100-110 tués), Lod (250), Dawayima (des centaines de tués) et peut-être Abou Shousha (70 tués). À Tantoura, il n’y a pas de preuves univoques d’un grand massacre mais des crimes de guerre y ont été commis. À Jaffa, a eu lieu un massacre dont, jusqu’ici, on ne savait rien. De même à Arab al Mouwassi, dans le Nord. La moitié environ des massacres faisaient partie de l’Opération Hiram [dans le Nord, en octobre 48 - note de la version anglaise] : Safsaf, Saliha, Jish, Eilaboun, Arab al Mouwasi, Deir al Asad, Majd al Kroum, Sasa. Au cours de l’Opération Hiram, il y a eu une concentration exceptionnelle de cas d’exécutions de personnes contre un mur ou près d’un puits, d’une manière réglée.

« Il est impossible que cela soit fortuit. La même configuration. Selon toutes les apparences, différents officiers qui ont pris part à l’opération ont compris que les instructions d’expulsion qu’ils avaient reçues les autorisaient à commettre ces actes dans le but d’encourager le départ de la population sur les routes. Le fait est que personne n’a été condamné pour ces meurtres. Ben Gourion a étouffé l’affaire. Il a couvert les officiers auteurs des massacres. »

Ce que vous me dites ici, comme en passant, c’est qu’il y avait un ordre d’expulsion général et explicite dans l’Opération Hiram ?

« Oui. Une des révélations du livre est que le 31 octobre 1948, le commandant pour le front Nord, Moshe Carmel, a délivré un ordre écrit à ses unités de presser la population arabe au départ. Carmel fait cela immédiatement après une visite de Ben Gourion au Commandement Nord, à Nazareth. Pour moi, il ne fait aucun doute que l’ordre partait de Ben Gourion. Exactement comme l’ordre d’expulsion de la ville de Lod, signé par Yitzhak Rabin, a été lancé tout de suite après la visite de Ben Gourion à l’état-major de l’Opération Dani [juillet 48 - note de la version anglaise]. »

Ce que vous dites, c’est que Ben Gourion était personnellement responsable d’une politique délibérée et systématique d’expulsion de masse ?

« À partir d’avril 1948, Ben Gourion diffuse un message de transfert. Dans les textes écrits, il n’y a pas d’ordre explicite de lui, il n’y a pas de politique structurée, mais il y a une atmosphère de transfert. Le transfert est dans l’air. Toute la direction comprend que c’est de cela qu’il s’agit. Le corps des officiers comprend que c’est ce qu’on attend d’eux. Sous Ben Gourion se crée un consensus à propos du transfert. »

Ben Gourion était-il un « transfériste » ?

« Bien sûr. Ben Gourion était un transfériste. Il avait compris qu’un État juif n’était pas possible avec une forte minorité arabe hostile en son sein. Il n’y aurait pas d’État comme ça. Il ne pourrait pas subsister. »

Mais je ne vous entends pas le condamner.

« Ben Gourion avait raison. S’il n’avait pas fait ce qu’il a fait, il n’y aurait pas d’État. C’est une chose qui doit être claire. On ne peut pas l’éluder. Sans le déracinement des Palestiniens, il n’y aurait pas ici d’État juif. »

Grâce à une purification ethnique

Benny Morris, voilà vingt ans que vous menez des recherches sur la part ténébreuse du sionisme. Vous êtes spécialisé dans les atrocités de 1948. En fin de compte, vous justifiez tout cela ? Prenez-vous le parti du transfert de 48 ?

« Il n’y a pas de justification aux viols. Il n’y a pas de justification aux massacres. Ce sont des crimes de guerre. Mais dans certaines conditions, l’expulsion n’est pas un crime de guerre. Je ne pense pas que les expulsions de 48 étaient des crimes de guerre. On ne fait pas d’omelette sans casser des ?ufs. On doit se salir les mains. »

Il s’agit du meurtre de milliers de personnes. La destruction d’une société entière.

« Une société qui se dresse contre vous pour vous tuer vous oblige à la détruire. Quand le choix doit se faire entre détruire et être détruit, mieux vaut détruire. »

Il y a quelque chose qui fait frémir dans le calme avec lequel vous dites cela.

« Si vous vous attendiez à ce que j’éclate en larmes, je suis désolé de vous décevoir mais je ne ferai rien de tel. »

Donc, quand les commandants de l’opération Dani sont là à contempler la longue et terrible file des 50.000 personnes expulsées de Lod marchant vers l’Est, vous êtes là avec eux ? Vous les justifiez ?

« Je les comprends parfaitement. Je comprends leurs mobiles. Je ne pense pas qu’ils éprouvaient de scrupules et, à leur place, je n’aurais pas éprouvé de scrupules. Sans cet acte-là, ils n’auraient pas gagné la guerre et l’État n’existerait pas. »

Vous ne les blâmez pas moralement ?

« Non. »

Ils ont commis une épuration ethnique.

« Il y a des circonstances dans lesquelles l’épuration ethnique se justifie. Je sais que cette notion est parfaitement négative dans le discours du 21e siècle mais lorsque le choix se pose entre purification ethnique et génocide, le génocide de votre peuple, je préfère la purification ethnique. »

Et telle était la situation en 48 ?

« Telle était la situation. C’est ce qui se dressait face au sionisme. Il n’y aurait pas d’État juif sans le déracinement de ces 700.000 Palestiniens. C’est pour ça qu’il fallait les déraciner. Il n’y avait pas d’alternative à l’expulsion de cette population. Il était nécessaire de nettoyer l’arrière, de nettoyer les zones de frontière et de nettoyer les principaux axes routiers. Il était nécessaire de nettoyer les villages d’où ils tiraient sur nos convois et sur nos localités. »

Le terme « nettoyer » est terrible.

« Je sais qu’il ne sonne pas bien mais c’est le terme qui était employé à l’époque. Moi, je l’ai adopté à partir de tous ces documents de 1948 dans lesquels je suis plongé. »

Vos propos sont durs à entendre et difficiles à digérer. Vous semblez avoir le c ?ur dur.

« J’ai de la sympathie pour le peuple palestinien qui a traversé une dure tragédie. J’ai de la sympathie pour les réfugiés eux-mêmes. Mais si la volonté d’instaurer ici un État juif est légitime, il n’y avait pas d’autre choix. Il était impossible de laisser une forte cinquième colonne à l’intérieur du pays. Dès lors que le yishouv [la population juive dans la Palestine d’avant 48 - note de la version anglaise] était attaqué par les Palestiniens puis par des pays arabes, il n’y avait pas d’autre choix que de chasser la population palestinienne. La déraciner tout en faisant la guerre.

« Souvenez-vous d’une chose encore : le peuple arabe a gagné une grande partie du globe. Non pas grâce à ses compétences ou à ses grands mérites, mais par la conquête, le meurtre et en forçant les populations conquises à la conversion, pendant des générations. Mais finalement, les Arabes ont 22 États. Le peuple juif n’avait aucun État. Il n’y avait aucune raison au monde pour qu’il n’ait pas un État. Alors, de mon point de vue, la nécessité de créer cet État à cet endroit l’emporte sur l’injustice faite aux Palestiniens en les déracinant. »

Et du point de vue moral, vous êtes en paix avec cet acte ?

« Oui. Même la grande démocratie américaine n’a pas pu se réaliser sans l’extermination des Indiens. Il y a des cas où le bien général, final, justifie des actes durs et cruels qui sont commis au cours de l’Histoire. »

Dans notre cas, cela justifie, de fait, le transfert.

« C’est ce qui ressort de là. »

Et vous vivez parfaitement en paix avec cela ? Avec les crimes de guerre ? Les massacres ? Les champs brûlés et les villages détruits de la Nakba ?

« Il faut placer les choses dans leurs proportions. Il s’agit de petits crimes de guerre. Au total, si on prend tous les massacres et toutes les exécutions de 1948, on arrive à environ 800 morts. En comparaison avec les massacres perpétrés en Bosnie c’est peanuts. En comparaison avec les crimes de guerre commis par les Russes contre les Allemands à Stalingrad, c’est de la roupie de sansonnet. Lorsque vous prenez en compte le fait qu’avait lieu ici une guerre civile sanglante et que nous, nous avons perdu un pour cent entier de la population, vous trouvez que nous nous sommes très bien comportés. »

Les conditions de l’expulsion à venir

Il vous est arrivé quelque chose d’intéressant. Vous vous étiez lancé dans une enquête critique sur Ben Gourion et les institutions sionistes, mais au bout du compte, vous vous identifiez, en fait, avec eux. Vous êtes dur et insensible dans vos propos exactement comme ils l’ont été dans leurs actes.

« Il se peut que vous ayez raison. Du fait que j’ai étudié le conflit en profondeur, j’ai été obligé de me confronter aux questions profondes auxquelles ces gens-là ont eux-mêmes dû faire face. J’ai compris la problématique devant laquelle ils se sont trouvés et peut-être ai-je adopté une part de leur univers conceptuel. Mais je ne m’identifie pas à Ben Gourion. Je pense qu’il a commis une lourde erreur historique en 1948. Alors qu’il comprenait la question démographique et la nécessité de fonder un État juif sans minorité arabe importante, il a eu la frousse. Au bout du compte, il a échoué. »

Je ne suis pas sûr de comprendre. Êtes-vous en train de me dire que Ben Gourion s’est trompé pour avoir chassé trop peu d’Arabes ?

« Si déjà il était engagé dans une expulsion, peut-être aurait-il dû faire le travail complètement. Je sais que ce sont là des propos qui sèment la consternation chez les Arabes, les libéraux et les gens du politiquement correct. Mais mon sentiment est que cet endroit serait plus tranquille et connaîtrait moins de souffrances si l’affaire avait été tranchée, si Ben Gourion avait organisé une grande expulsion et nettoyé tout le pays, toute la terre d’Israël jusqu’au Jourdain. Il apparaîtra peut-être un jour que cela aura été une erreur fatale de sa part. Si, au lieu d’en rester à une expulsion partielle, il avait mené l’opération d’expulsion à son terme, il aurait stabilisé l’État d’Israël pour des générations. »

J’ai toutes les peines du monde à croire ce que j’entends.

« Si la fin de l’histoire devait s’avérer affligeante du point de vue des Juifs, ce sera parce qu’en 1948, Ben Gourion n’a pas achevé le transfert. Parce qu’il a laissé un réservoir démographique important et explosif en Cisjordanie, à Gaza et en Israël même. »

À sa place, vous auriez expulsé tout le monde ? Tous les Arabes du pays ?

« Je ne suis pas un homme d’état. Je ne me mets pas à sa place. Mais en tant qu’historien, j’établis qu’ici, une erreur a été commise. Oui, le non achèvement du transfert était une erreur. »

Et aujourd’hui ? Prenez-vous, aujourd’hui, le parti du transfert ?

« Si vous me demandez si je soutiens le transfert et l’expulsion des Arabes de Cisjordanie, de Gaza et peut-être même de Galilée et du Triangle, je vous réponds : non, pas actuellement. Je ne suis pas prêt à être associé à un acte comme celui-là. Dans les circonstances actuelles, ce n’est ni moral ni réaliste. Le monde ne le permettrait pas, le monde arabe ne le permettrait pas, cela ruinerait de l’intérieur la société juive. Mais je suis prêt à dire que, dans d’autres circonstances, apocalyptiques, susceptibles de survenir dans les cinq à dix années à venir, je peux voir des expulsions. S’il devait y avoir des armes nucléaires autour de nous, ou une offensive arabe générale contre nous, avec une situation où, à l’arrière du front, des Arabes de l’intérieur tirent sur les convois partant pour le front, des opérations d’expulsions seraient parfaitement raisonnables. Peut-être même seraient-elles une nécessité. »

Y compris l’expulsion d’Arabes d’Israël ?

« Les Arabes d’Israël sont une bombe à retardement. Leur glissement vers une totale palestinisation en a fait des émissaires de l’ennemi au milieu de nous. Ils sont potentiellement une cinquième colonne. À la fois démographiquement et sur le plan sécuritaire, ils sont susceptibles d’ébranler l’État. Si bien que dans le cas où Israël devrait se retrouver projeté dans une situation de menace existentielle, comme en 48, il se pourrait qu’il soit forcé d’agir comme il l’a fait à l’époque. Si nous étions attaqués par l’Égypte (après une révolution islamiste au Caire) et par la Syrie et que des missiles à tête chimique ou biologique atterrissaient sur nos villes et qu’en même temps des Palestiniens israéliens nous frappaient par derrière, je pourrais voir là une situation d’expulsion. Cela peut se produire. Si la menace sur Israël se faisait existentielle, l’expulsion serait justifiée. »

La démence palestinienne

Vous n’êtes pas seulement dur et insensible, vous êtes encore terriblement sombre. Vous n’avez pas toujours été ainsi.

« Le tournant, chez moi, s’est produit après l’an 2000. Je n’étais déjà pas très optimiste avant cela. En vérité, j’ai toujours voté Travailliste, Meretz ou Sheli [parti colombe de la fin des années 70 - note de la version anglaise]. En 88, j’ai même refusé de servir dans les Territoires et j’ai fait de la prison pour ça, mais j’ai toujours eu des doutes quant aux intentions des Palestiniens. Les événements de Camp David et ce qui est venu à leur suite ont transformé les doutes en certitudes. Lorsque les Palestiniens ont repoussé la proposition Barak en juillet 2000 et la proposition Clinton en décembre 2000, j’ai compris qu’ils n’étaient pas disposés à accepter la solution à deux États. Ils veulent tout. Lod, Acre et Jaffa. »

S’il en est ainsi, le processus d’Oslo était une erreur et il y a un défaut à la base de toute la vision du monde du mouvement de la paix israélien.

« Il fallait essayer Oslo. Mais aujourd’hui, il faut être clair : du point de vue palestinien, Oslo était une supercherie. Arafat n’a pas changé en mal, Arafat nous a simplement exploités. Jamais il n’a été sincère dans ses intentions de compromis et de conciliation. »

Arafat veut nous jeter à la mer ?

« Il veut nous renvoyer en Europe, à la mer d’où nous sommes venus. Il voit vraiment en nous un État de croisés, il pense aux antécédents en matière de croisades et nous voue à une fin de croisés. Je suis certain que les services de renseignements israéliens disposent d’informations sans équivoques démontrant que dans les discussions internes, Arafat parle sérieusement du plan par étapes [qui éliminerait Israël par étapes - note de la version anglaise]. Mais le problème, ce n’est pas seulement Arafat. Toute l’élite nationale palestinienne incline à voir en nous des croisés et est guidée par le plan par étapes. C’est pour cette raison que les Palestiniens ne sont pas disposés à renoncer, sincèrement, au droit au retour. Ils le conservent comme instrument à l’aide duquel ils détruiront l’État juif, le moment venu. Ils ne supportent pas l’existence d’un État juif, ni sur 80% du pays ni sur 30%. De leur point de vue, l’État palestinien doit s’étendre sur toute la terre d’Israël. »

S’il en est ainsi, la solution à deux États est sans espoir. Même si un accord de paix était signé, il s’effondrerait à bref délai.

« Idéologiquement, je soutiens la solution à deux États. C’est la seule alternative à l’expulsion des Juifs ou à l’expulsion des Palestiniens ou encore à une destruction générale. Mais concrètement, dans cette génération, pareil accord ne tiendra pas. Au moins 30 à 40% de l’ensemble de la population palestinienne et au moins 30 à 40% du c ?ur de chaque Palestinien ne l’accepteront pas. Après une courte trêve, il y aura à nouveau du terrorisme et la guerre recommencera. »

Votre pronostic est très dur.

« Il est dur pour moi aussi. Il n’y aura pas de paix au cours de cette génération. Il n’y aura pas de solution. Nous sommes condamnés à vivre par l’épée. Je suis un homme assez âgé mais pour mes enfants, c’est particulièrement affligeant. Je ne sais pas s’ils voudront continuer à vivre dans un endroit où il n’y a pas d’espoir. Même si Israël n’est pas détruit, nous ne connaîtrons pas de vie normale et bonne ici, dans les prochaines décennies. »

Ce que vous dites n’est-il pas une réaction excessive à trois années dures, mais concentrées, de terrorisme ?

« Les explosions dans les autobus et les restaurants m’ont effectivement secoué. Elles m’ont amené à comprendre la profondeur de la haine à notre égard. Elles m’ont amené à comprendre que l’hostilité palestinienne, arabe et musulmane à la présence juive ici nous conduit au seuil d’une destruction. Je ne vois pas les attentats comme des actes isolés. Ils expriment la volonté profonde du peuple palestinien. C’est ce que veut la majorité des Palestiniens. Ils veulent que ce qui est arrivé à l’autobus nous arrive à tous. »

Mais la responsabilité de cette violence et de cette haine repose aussi sur nous. L’occupation, les barrages, les bouclages. Peut-être la Nakba elle-même.

« Ce n’est pas à moi qu’il faut dire ça. J’ai étudié l’histoire palestinienne. Je comprends très bien les causes de la haine. Aujourd’hui, les Palestiniens nous rendent la pareille non seulement pour le bouclage d’hier mais aussi pour la Nakba. Mais ce n’est pas une explication suffisante. Les peuples d’Afrique ont été opprimés par les puissances européennes pas moins que les Palestiniens l’ont été par nous et pourtant, je ne vois pas de terrorisme africain à Londres, Paris ou Bruxelles. Les Allemands en ont tué d’entre nous beaucoup plus que ce que nous avons tué de Palestiniens et pourtant nous ne faisons pas exploser d’autobus à Munich ou à Nuremberg. Donc ici, il y a quelque chose d’autre, plus profond, lié à l’Islam et à la culture arabe. »

Essayez-vous de prétendre que le terrorisme palestinien découle d’une espèce de problème culturel profond ?

« Il y a un problème profond dans l’Islam. C’est un monde aux valeurs différentes. Un monde où la vie humaine n’a pas la même valeur que celle qu’elle a en Occident et où la liberté, la démocratie, l’ouverture et la création sont des choses étrangères. Un monde qui fait une proie de celui qui n’appartient pas au camp de l’Islam. La question de la vengeance est également importante ici. La vengeance occupe une place centrale dans la culture tribale arabe. Dès lors, les gens qui se dressent face à nous et la société qui les envoie n’ont pas d’inhibitions morales. Si elle obtenait une arme chimique ou biologique ou nucléaire, elle l’utiliserait. Si la chose lui était possible, elle commettrait aussi un génocide. »

Je m’obstine. Une part non négligeable de la responsabilité dans cette haine palestinienne repose sur nous. Vous-même, vous nous avez montré que les Palestiniens avaient connu une catastrophe historique.

« C’est vrai. Mais lorsqu’on a à s’occuper d’un tueur en série, il n’est pas tellement important de découvrir pourquoi il est devenu un tueur en série. Ce qui compte, c’est de le mettre en prison ou de l’exécuter. »

Expliquez-moi votre image. Qui est le tueur en série, ici ?

« Les barbares qui en veulent à notre vie. Les gens que la société palestinienne envoie commettre les attentats et, d’une manière ou d’une autre, la société palestinienne elle-même. Cette société est actuellement dans la situation d’un tueur en série. C’est une société très malade. Psychologiquement. Il faut la traiter comme on traite les individus qui sont des tueurs en série. »

Qu’est-ce que ça signifie ? Que faisons-nous demain matin ?

« Il faut essayer de guérir les Palestiniens. Peut-être qu’avec les années, la fondation d’un État palestinien aidera à la guérison. Mais en attendant, d’ici qu’on ait trouvé un médicament, il faut les contenir pour qu’ils ne réussissent pas à nous assassiner. »

Les entourer d’une clôture ? Les boucler ?

« Il faut leur faire quelque chose comme une cage. Je sais que cela a une résonance terrible. C’est cruel, en vérité. Mais il n’y a pas d’autre choix. Il y a là une bête sauvage qu’il faut enfermer d’une façon ou d’une autre. »

Guerre aux barbares

Benny Morris, êtes-vous devenu un homme de droite ?

« Non, non. Je me considère toujours comme un homme de gauche. Je soutiens toujours, en principe, deux États pour deux peuples. »

Mais vous ne croyez pas que cette solution durera. Vous ne croyez pas à la paix.

« Mon évaluation est qu’il n’y aura pas de paix. Non. »

Quelle est alors votre solution ?

« Il n’y a apparemment pas de solution pour cette génération. Rester sur nos gardes, protéger l’État autant qu’il est possible. »

Un mur de fer ?

« Oui. Un mur de fer est une bonne image. Un mur de fer constitue la politique la plus raisonnable pour la génération à venir. Ce que proposait Jabotinski et que Ben Gourion a adopté. Dans les années cinquante, un débat a eu lieu entre Ben Gourion et Sharet. Ben Gourion soutenait que les Arabes ne comprennent que la force et que seule la force pourra les convaincre d’accepter notre présence ici. Il avait raison. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas de diplomatie. Tant à l’égard de l’Occident qu’à l’égard de notre conscience, il importe que nous aspirions à une solution politique. Mais au bout du compte, ce qui les disposera à nous accepter, c’est seulement la force. Seulement la conviction qu’ils ne sont pas capables de nous vaincre. »

Pour un homme de gauche, vous me paraissez bigrement à droite.

« J’essaie d’être réaliste. Je sais que cela ne sonne pas toujours politiquement correct mais je pense que, de toute façon, le politiquement correct empoisonne l’Histoire : il trouble notre capacité à voir la vérité. Je suis aussi comme Albert Camus. Il était considéré comme un homme de gauche et comme une personnalité morale, mais lorsqu’il abordait le problème algérien, il plaçait sa mère avant la morale. La préservation de mon peuple est plus importante que des notions morales universelles. »

Êtes-vous néo-conservateur ? Lisez-vous la réalité historique actuelle à travers les concepts de Huntington ?

« Je pense qu’il y a ici un choc de civilisations. Je pense que l’Occident ressemble aujourd’hui à l’Empire romain des quatrième, cinquième et sixième siècles : les barbares l’attaquent et il se peut qu’ils le détruisent. »

Les musulmans sont des barbares ?

« Je pense que ces valeurs dont j’ai parlé tout à l’heure sont des valeurs de barbares. Le rapport à la démocratie, à la liberté, à l’ouverture. Le rapport à la vie humaine. En ce sens, ce sont des barbares. Le monde arabe, tel qu’il est aujourd’hui, est barbare. »

Et à votre avis, ces nouveaux barbares menacent-ils vraiment la Rome d’aujourd’hui ?

« Oui. L’Occident est plus fort mais il n’est pas évident qu’il sache comment repousser cette vague haineuse. Le phénomène de la pénétration massive de musulmans et de leur installation en Occident crée une menace intérieure dangereuse. Un processus semblable s’est produit également à Rome. Ils ont fait entrer les barbares et ceux-ci ont ébranlé l’Empire, de l’intérieur. »

Est-ce vraiment dramatique à ce point ? L’Occident se trouve-t-il vraiment en danger ?

« Oui. Je pense que la guerre entre civilisations est la principale caractéristique du 21e siècle. Je pense que Bush se trompe lorsqu’il nie l’existence même de cette guerre. Il ne s’agit pas seulement de Ben Laden. C’est un combat contre tout un monde aux valeurs différentes. Et nous sommes sur la ligne de front. Exactement comme les croisés, nous sommes, à cet endroit-ci, le rejeton vulnérable de l’Europe. »

La réalité que vous décrivez est très dure. Vous n’êtes pas absolument convaincu de notre capacité à subsister ici.

« La possibilité d’une destruction existe. »

Vous définiriez-vous comme quelqu’un d’apocalyptique ?

« L’entreprise sioniste est tout entière une entreprise apocalyptique. Elle se tient dans un environnement hostile et, en un certain sens, son existence est irraisonnable. Il n’était pas raisonnable qu’elle réussisse en 1881 et il n’était pas raisonnable qu’elle réussisse en 1948 et il n’est pas raisonnable qu’elle réussisse aujourd’hui. Et malgré cela, elle est arrivée là où elle est arrivée. En un sens, elle est miraculeuse. J’ai vécu 48 et 48 se projette sur ce qui est susceptible de se passer ici. Oui, je pense à Gog et Magog. C’est une possibilité. Il se peut qu’ait lieu ici, dans les vingt ans à venir, une guerre atomique. »

Si le sionisme est si dangereux pour les Juifs et si le sionisme fait à ce point le malheur des Arabes, peut-être le sionisme est-il une erreur.

« Non, le sionisme n’était pas une erreur. La volonté de fonder ici un État juif était une volonté légitime. Positive. Mais étant donné les caractéristiques de l’Islam et étant donné les caractéristiques du peuple arabe, c’était une erreur de penser qu’il serait possible de fonder ici un État tranquille, vivant en harmonie avec son environnement. »

Ce qui nous laisse, malgré tout, devant deux possibilités. Soit un sionisme cruel, tragique, soit un renoncement au sionisme.

« Oui. C’est juste. Vous le dites d’une manière tranchée, mais c’est juste. »

Cette réalité historique est insupportable. Il y a là quelque chose d’inhumain.

« Oui. Mais cela concerne le peuple juif, pas le peuple palestinien. Un peuple qui a souffert deux mille ans, qui a connu le génocide, arrive sur son patrimoine mais se retrouve plongé dans un nouveau cycle d’effusions de sang qui est peut-être un chemin vers la destruction. Du point de vue de la justice cosmique, c’est terrible. Cela m’ébranle beaucoup plus que ce qui s’est produit en 1948 pour une petite partie de la nation arabe qui était alors installée en Palestine. »

Ce que vous me dites, c’est que, bien plus que vous ne vivez la Nakba palestinienne du passé, vous vivez la possible Nakba juive du futur ?

« Oui. Une destruction pourrait être le terme de ce processus. Et c’est là ce qui me déprime vraiment et me fait peur. »

Le titre de votre livre qui sort actuellement en hébreu est « Victimes ». En fait, ce que vous affirmez, c’est qu’au bout du compte, des deux victimes du conflit, nous sommes la plus grande victime.

« Oui. Exactement. Nous sommes la plus grande victime du cours de l’Histoire et nous sommes aussi la plus grande victime potentiellement. Bien que nous opprimions les Palestiniens, nous sommes ici le côté le plus faible. Nous sommes une petite minorité dans une grande mer d’Arabes haineux qui veulent nous anéantir. Alors il se peut que lorsque leur volonté se réalisera, tout le monde comprendra ce que je vous dis maintenant.

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Ari Shavit

[Chacun comprendra que nous sommes les vraies victimes - ajoute la version anglaise]. Mais il sera trop tard. »

Ari Shavit & Benny Morris - Ha’aretz, le 6 janvier 2004
Version anglaise : Survival of the fittest
Traduit de l’hébreu par Michel Ghys


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