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Noirceur et lumière de « Palestine »

mardi 23 octobre 2007 - 06h:50

Hubert Haddad & Alexandra Schwartzbrod - Libération

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Hubert Haddad, juif arabe, raconte l’aventure d’un Juif pris pour un Arabe

C’est une histoire incroyable comme seuls (ou presque) Israël et les territoires palestiniens savent en générer. Une histoire qui évoque par sa folie et son trouble celle relatée il y a deux ans par Yasmina Khadra dans l’Attentat (un chirurgien arabe israélien d’un hôpital de Tel-Aviv opère à la chaîne les victimes d’un attentat lorsqu’il découvre que le kamikaze était sa propre femme...), sauf que l’écriture d’Haddad est lumineuse, légère, fluide, d’une poésie à vous réconcilier avec la douleur et la dévastation.

Entravés. C’est une histoire d’identité, forcément, dans cette région où Juifs et Arabes s’entremêlent, s’entraiment et s’entre-tuent avec une inlassable constance. Cham est un jeune soldat de Tsahal posté à Hébron, une des villes les plus explosives de Cisjordanie, où près de 700 colons juifs vivent armés et sous haute protection militaire au c ?ur d’une ville de 180 000 Palestiniens dont les moindres pas sont entravés (« gagner Bethléem, Ramallah ou même Naplouse prenait moins de temps jadis que d’atteindre aujourd’hui la porte d’à côté, à travers cette folie d’obstacles en tout genre », note un des héros). Au cours d’une patrouille, alors qu’il vient de perdre ses papiers d’identité, Cham est blessé puis kidnappé par un commando palestinien. Lorsqu’il reprend ses esprits, il est couché au fond d’une cave, la tête couverte d’un keffieh. Il finit par être déplacé avant de tomber entre les mains d’autres Palestiniens qui le prennent pour un Arabe - ce qu’il ne dément pas - et le baptisent Nessim.

La suite paraît évidente, elle ne l’est pas et on ne vous en dira rien, juste qu’elle mêle désert de cailloux et c ?urs de pierres (« Aimer, aimer ? Aimer, n’est-ce pas mourir ? » balbutie Falastin [« Palestine » en arabe], une des héroïnes du roman).

« Urgence ». Haddad connaît bien les problèmes d’identité puisqu’il est lui-même juif arabe. Il dit avoir écrit « dans une sorte d’urgence » ce texte hanté par son propre frère, parti vivre dans une cabane en Israël, parmi les Arabes, avant de revenir se suicider en France. « J’ai toute une sensibilité des êtres et de la mémoire. Avec le lointain, on arrive parfois à être plus proche », dit-il, lui qui n’aime rien tant qu’écrire autour des légendes.

« Vous, musulmans, et nous, juifs, nous ne parvenons à être d’accord que sur des fables. Voilà bien le seul endroit au monde où on trouve une synagogue et une mosquée sous un même toit. Mais croyez-vous vraiment qu’Adam et Eve, Abraham et les autres soient inhumés là-dedans ? » interroge un gradé israélien devant le tombeau des Patriarches, au c ?ur de Hébron. Haddad reconnaît n’être jamais allé à Hébron, mais cela ne se sent pas un instant, et cela même n’a aucune importance car ce roman n’a pour seuls buts que raconter la noirceur et la lumière.

(Extrait)

Sur le bord de la route longeant la barrière électronique, le première classe Cham regarde s’éloigner le car pour Tel-Aviv. Quelques minutes plus tôt, une fois armes et fourniment déposés au poste central, il est ressorti tout joyeux avec son ordre de permission en poche. Ces trois semaines de liberté débutent par une journée perdue. Au lieu de remonter déclarer sa présence, désemparé, Cham descend d’un pas traînant jusqu’à l’observatoire d’angle où l’adjudant Tzvi attend la relève dans une guérite de béton armé.
— Ça tombe bien ! dit l’adjudant. On fera la ronde ensemble.
— Mais je suis en perm et j’ai pas d’armes !
— T’inquiète, on a tout ce qu’il faut ici.
— C’est pas très légal de mordre comme ça sur mon capital farniente...
— Et tu crois que c’est réglementaire de me laisser seul au poste ?

Le première classe Cham et l’adjudant Tzvi patrouillent maintenant de l’autre côté de la clôture de protection, fusil Galil en bandoulière. Tzvi fume une cigarette turque. Le crépuscule jette ses ors sur le bleu terreux des collines. À l’ouest, gommant peu à peu le fil tordu de l’horizon, on voit danser la silhouette d’une femme en équilibre sur un âne.

— Par ici, dit l’adjudant, il y a quand même moins d’ennuis qu’en face de Ramallah.

Le soldat acquiesce d’un soupir. Il considère la clôture métallique hérissée d’instruments d’alarme et de projecteurs qui court indéfiniment sur ces plateaux, entre une route bitumée et une bande sableuse que bornent un fossé déjà nappé d’ombre et des pointes de barbelés. Plus loin, dans son prolongement, à proximité de Jérusalem, du côté de Kalkiliya et de Tulkarem, on avait aligné de hauts boucliers de béton sur des kilomètres au lieu de cette espèce d’habillage d’autoroute en pleine cambrousse. Cham tourne un visage ébloui vers les reliefs abrasés de soleil qu’achève une trouée à pic sur la montagne d’Hébron. Sous l’intense réverbération, les collines pierreuses se perdent en ondoiements. Une explosion secoue le sol, assez distante pour ne rien troubler ; seul un vautour quitte son perchoir et va s’abattre à cent mètres, sur les ruines d’une bergerie. Cham regarde le ciel. La mort guette comme ces rochers. Comme ces étoiles aussi dans la partie fêlée du jour.

— Là-bas ! s’exclame son chef. Là-bas, sur la bourrique...
— T’inquiète ! C’est une vieille qui rentre au bercail. Je l’ai déjà vue hier...
— Ça fait combien de temps que t’es affecté à la ligne ?
— Trois mois. C’est tout neuf pour moi le terrain...
Tzvi jette sur lui un coup d’oeil soucieux. Il semble évaluer le maigre soutien de cette bleusaille en cas de pépin. Musculeux, tout de cordes nouées, l’adjudant se déplace en dansant presque, un peu voûté, pour conjurer le fond hostile de l’air. Des paysans chargés de sacs et d’outils, surtout des femmes, se dirigent sans hâte vers le passage sécurisé, à trois kilomètres de là. Tzvi a saisi instinctivement son arme.

— C’est idiot, leur histoire, dit-il. Les oliviers d’un côté, le village de l’autre...

Cham hausse les épaules. Il pense à sa mère cloîtrée dans sa nostalgie, à ses camarades du département de biologie animale, à la rousse Sabrina qu’il aurait pu aimer, à tous ses amis de Jérusalem. À son frère Michael aussi. Malade de solitude depuis son divorce, écoeuré par l’enfermement belliciste des partis au pouvoir et de l’état-major, sans plus d’énergie pour peindre, il avait délaissé son atelier de la ville neuve pour aller se réfugier dans une cabane branlante du faubourg arabe, parmi les oliviers.

Sans motif, lui revient l’épisode de la veille, dans la zone occupée d’Hébron. En mission d’accompagnement d’un officier supérieur, libre de son temps quelques heures, il s’était longtemps promené autour du Tombeau des Patriarches. Une ribambelle d’enfants encombrait à ce moment le parvis de la mosquée. Soudainement, avant qu’il réagisse, son portefeuille avait glissé d’une poche intérieure. L’un des gamins s’était jeté au sol pour déguerpir aussitôt. En quelques secondes, malgré ses cris, une foule de pèlerins avait englouti la mince silhouette.

Cham plisse les yeux sur les collines. Au-delà de la clôture, en contrebas du plateau, les déplacements des troupeaux de chèvres et de moutons couleur de sable modifient le paysage, un peu comme l’ombre de nuages. Encore en construction, une boucle de la ceinture électronique sépare les villages arabes - qui se déploient à l’ouest - de la colonie de peuplement Ber Schov déjà campée sur ses fortifications. On aperçoit les lumières d’Hébron plus au nord, à peine une constellation dans un coin tombé du ciel. En limite d’horizon, au-delà d’une lame de ténèbres figurant la mer Morte, les brumes du soir noient la dentelle mauve des montagnes du Moab.

— C’est bon, dit l’adjudant Tzvi. On rentre se dégoupiller une canette bien fraîche.

Il tourne les talons sur ces mots et vacille, le visage tordu d’effroi. Cette seconde de surprise lui laisse à peine le temps de rempoigner son arme. Mais une balle lui troue le front avant qu’il ne tire. Son grand corps s’affaisse avec un craquement d’arbre. Dans sa chute, une crête de sang lui recouvre le crâne. Face la première, l’adjudant n’a pas encore touché le sol. Cham connaît cette fausse lenteur : une stupeur sans nom freine chaque seconde. Paralysé par cet effet de ralenti, il capte toutes les facettes de l’instant. Un commando vient de s’infiltrer jusqu’au « mur », à travers la rocaille. Deux ou trois hommes le cernent dans la pénombre. Il braque son fusil sur l’un d’eux par réflexe. Un tracé d’étincelles joint les contours bleu nuit des silhouettes. Le coup a fusé en sourdine et résonne, très loin, dans les collines. Plusieurs détonations lui répondent en écho. Sur le ventre, paumes ouvertes, Tzvi est maintenant bien étalé à ses pieds. La poussière du heurt retombe encore. Cham n’a plus le temps de contempler les autres facettes du diamant. Une balle a touché son épaule gauche, une autre a glissé sur sa tempe. Ce n’est pas douloureux. Une sensation de choc sourd et d’épanchement. Quelqu’un gémit parmi ses assaillants. La violence consommée a une étrange douceur. Tout se passe dans une boucle du temps qu’aucune raison ne contrôle.

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Hubert Haddad

Hubert Haddad, Palestine, Editions Zulma, 156 pp., 16,50 euros.


Hubert Haddad est né en 1947 d’un père tunisien et d’une mère algérienne. Il est notamment l’auteur d’"Un rêve de glace", "le Camp du bandit mauresque" et "Oholibo des songes", une fiction elle aussi hantée par le conflit israélo-palestinien.

Hubert Haddad & Alexandra Schwartzbrod - Libération, le 18 octobre 2007


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