Le festival du documentaire méditerranéen se tenait sur un bateau de croisière, ancré au port de Civitavecchia. Pour parler avec Raed Andoni, l’auteur du documentaire « Improvisation, Samir et ses frères » nous nous sommes très vite mis d’accord pour « sortir à l’air libre » sur le pont supérieur et faire l’interview accompagnés de cafés et cigarettes....
Raed était arrivé la veille mais il se retrouvait dans le dédale des couloirs et niveaux du bateau comme s’il avait toujours vécu à bord. Sa promptitude à se frayer un chemin vers la terrasse, café à la main, était une parfaite introduction à sa vitalité, son énergie à détourner les barrières les plus décourageantes, mais surtout, à son contagieux sens de l’humour.
Tout au long du film, il est difficile de comprendre comment Raed est arrivé à recueillir des émotions si proches, si justes au sein de la famille Jubran. Est-il, en réalité, le quatrième frère de la famille Jubran ? Durant toute l’interview, Raed a répondu à cette question. Son amitié pour Samir et sa famille se faisait sentir dans tous ses mots. Pendant dix mois, lui et sa caméra sont vraiment devenus partie intégrante du clan. C’est ce qui lui a permis aussi, de soutenir leur courage, leur persévérance, sans devenir un « fan ». Son récit est filtré par un sens critique très palpable, raffiné. L’attention aux nuances lui permet aussi de poser de nombreuses questions qui restent sans réponses, ajoutant de la complexité et de la profondeur à un très petit évènement : le troisième frère Jubran rejoint Samir et Wissan, du duo Jubran, déjà acclamés internationalement pour leur dextérité et leur talent de joueurs de oud. Ils vivent à Ramallah, ils se produisent en Europe et en Amérique, ils ont des vies d’artistes avec les difficultés inhérentes à ce choix. A partir de ce thème très personnel, le film introduit d’autres problématiques...
Raed Andoni
CC : Ta façon de filmer est extrêmement intimiste. Tu connaissais la famille Jubran avant de tourner ?
- Raed Andoni
RA : Samir est un ami très proche depuis qu’il a emménagé à Ramallah. J’ai fait ce film car je sentais qu’il y avait quelque chose de très humain dans la famille Jubran. Il ne s’agissait pas seulement de musique. J’étais touché par le clan. Ce film devait être fait, et j’étais celui qui devait le faire, c’était une évidence. J’avais d’excellents éléments à ma disposition : la musique, le conflit d’identité personnifié par Samir puisqu’il est palestinien avec un passeport israélien. J’avais aussi le conflit de génération, de cultures. J’aime filmer les petits détails, je n’avais pas d’idée précise au début. La seule chose que je savais est que je ne voulais pas faire un autre film politique..
Fidèle à son titre, le documentaire était donc lui aussi une “improvisation” ?
Oui, tout à fait, j’ai passé 10 mois, camera en main, sans avoir aucun plan initial ni soutien financier. Tout cela est venu après. J’ai reçu le soutien financier du Trebika Film Festival et de la télévision franco-allemande Arte mais, après avoir tourné, pour la post-production.
L’histoire est centrée sur le parcours initiatique d’Adnan, le plus jeune frère Jubran, et son entrée dans le groupe du duo Jubran, déjà bien établi, mené par Samir et Wissam. Ceci était au moins ton point de départ ?
Je soutiens Samir comme ami, mais aussi comme musicien. Quand il m’a parlé de son projet de faire entrer Adnan dans le groupe, je lui ai dit tout de suite : “Ne fais pas la première répétion sans moi et ma camera !”. Je savais qu’Adnan avait beaucoup souffert. Il s’est préparé pendant un an avant cette répétition, et la première scène où il pleure était vraiment leur première rencontre de musiciens ».
Ton film est parcouru de détails émouvants, je pense par exemple, aux doigts tendus d’Adnan alors que Samir lui reproche son manqué de sérieux. Ce plan sur ces doigts nerveux en dit plus qu’une quelconque explication. Comment es-tu arrivé à créer une telle intimité avec la caméra ?
Les personnages eux-mêmes sont assez honnêtes pour exprimer leurs émotions devant les autres. Et puis, après un temps, ils se sont habitués à ma présence. Je crois que c’est visible dans le film, ma camera et moi sommes vraiment devenu un membre unique de la famille.
Au début du film, je dois avouer que Samir n’est pas très sympathique, même si on apprend petit à petit à le respecter et même à admirer son courage et sa ténacité. Qu’a-t-il pensé du film ?
Je me suis beaucoup disputé avec Samir à propos de son personnage. Je lui ai dit que je ne voulais pas le peindre comme une icône, comme une star de la musique avec des lunettes de soleil...Je ne voulais pas réaliser un poster à sa gloire. Un être humain devient réel quand il est amoureux, quand il est fatigué...C’est cela la réalité pour moi. Mon argument principal était : « Si le public aime ton personnage, il vaut mieux qu’il soit comme ça. » Je ne voulais pas décrire un ange...
Il devient quand même un personnage très positif. Son militantisme politique est particulièrement touchant. Partages-tu sa militance ?
Nous venons de différents backgrounds. Je suis palestinien, né en Palestine, dans un village près de Bethlehem. Samir est né à Nazareth. Il est palestinien mais il a un passeport israélien. Il est tiraillé par un fort conflit intérieur. Il veut prouver qu’il est palestinien. Je n’ai pas besoin de cela, même si je comprend son conflit identitaire. Je suis né ici, j’ai passé toute ma vie de merde ici, j’ai rencontré une femme merveilleuse ici. Pour moi, c’est simple. Les palestiniens nés à Nazareth, en revanche, sont des « palestiniens 1948 ». Ils étudient en Hébreu, ils chantent l’hymne israélien.
Et partages-tu le même rêve de Samir ? Voir un jour flotter le drapeau palestinien ? Que sa fille puisse chanter l’hymne national palestinien ?
Je n’ai pas besoin d’un drapeau, ni d’un hymne pour me sentir palestinien.
Le personnage d’Adnan est magnifiquement décrit. Il apparaît un peu comme le favori...
Mon préféré pourtant, c’est Wissam. Il est l’élément essentiel du trio. Il est toujours très calme, il a une sorte de confiance timide. Il est en même temps très sur de lui, parce que c’est un bon luthier, il sait ce qu’il vaut, ce qu’il veut, par exemple, il rêve d’un violon de 25.000 euros. Il ne prend jamais part au conflit entre les deux autres frères..
Le rôle des femmes est central : elles sont les diplomates de la famille.
Oui, les femmes de la famille Jubran, comme les femmes palestiniennes traditionnelles- ma mère est pareille- cherchent toujours à comprendre les deux côtés. Elles rassemblent tout le monde. La femme de Samir, par exemple, protége le jeune frère de son mari.
Et Katia, la petite fille de Samir ? A 5 ans, elle est déjà l’incarnation de l’esprit et de l’endurance palestinienne.
Quand son père appelle l’officier israélien pour demander s’il pourra sortir de Ramallah, celui-ci refuse. Samir demande à Katia comment il devrait se comporter devant ce refus, elle lui dit : appelle encore ! Et elle répète : appelle encore jusqu’à ce qu’ils disent oui !
Elle dit, avec ses mots d’enfants, tout le conflit au Moyen-Orient. Elle est en effet très symbolique pour moi. Nous devons appeler la police israélienne. Ils disent que nous ne pouvons pas passer. Nous devons appeler encore. C’est la même chose en politique : nous faisons la première Intifada, et puis la seconde, et puis après ? La question arrive très vite, et après ? Je crois que le film pose de bonnes questions. J’ai essayé de parlé d’un sujet général à travers une histoire ordinaire. Tous les personnages racontent néanmoins la Palestine d’aujourd’hui.
Un autre sujet central est la description de l’isolement. La fermeture de Ramallah, le couvre-feu.
L’atelier du père de Samir est à Nazareth, Samir vit à Ramallah et le trio se produit à Paris. La question du lieu était la plus difficile du film. C’est pourquoi je n’ai pas voulu montrer des images de Nazareth à l’extérieur, montrer les signes israéliens dans la ville. Pour moi, Nazareth est « Abou Samir », le père de Samir, et les palestiniens qui vivent dans la ville. On ne sent peut être pas beaucoup de mouvement entre Ramallah et Nazareth. Mais on peut sentir la complicité. Chaque fois que nous avons besoin de passer d’une ville à l’autre il arrive toujours quelque chose. Il y a toujours quelque chose qui rend notre vie plus compliquée, cette autre chose c’est l’occupation israélienne.
Comment es-tu arrivé à filmer à Nazareth, dans un tel contexte ?
Aller à Nazareth était un grand problème. Je n’ai pas le droit d’y aller parce que j’ai une carte d’identité palestinienne. On m’a dit que pour des raisons de sécurité, je ne pouvais pas entrer dans la ville. En réalité, c’est parce que je me suis disputé une fois avec le colonel israélien du check-point. Mais lorsque je devais faire le film, j’avais vraiment besoin d’y aller ! J’ai demandé à une amie israélienne, avocate, de m’aider. Elle s’est proposée volontaire pour porter mon cas devant la Court suprême israélienne...C’était moi, le petit Raed Andoni, contre la plus grande instance judiciaire de l’Etat d’Israël ! Deux semaines plus tard, j’ai reçu l’autorisation...Et maintenant, je peux y aller...
C’était donc une scène très chère....
Oui, mais ne t’inquiète pas...Mon amie est en train de faire un autre appel pour récupérer l’argent du procès !
Est-ce que la famille Jubran a aimé le film ? Quelles ont été leurs réactions ?
Ils l’ont adoré. Le seul problème est que le film a été projeté à Nazareth, à Haïfa, et que je n’ai pas pu rejoindre les Jubran pour la projection.
Et comment s’est passé la projection à Ramallah, chez vous ?
Les projections à Ramallah, Beyrouth et Tunis furent incroyables. En Tunisie des centaines de personnes pleuraient. A Ramallah et Beyrouth, le public ne s’est pas levé tout de suite...Ils attendaient la suite. En Jordanie, au contraire, j’ai reçu de fortes critiques. Quelqu’un m’a dit qu’au lieu de faire parler des musiciens, j’aurai mieux fait de les faire jouer leur musique. Beaucoup de gens ont encore des problèmes à accepter la vraie identité des palestiniens. Je lui ai répondu : « tu n’as pas de problème avec mes personnages, je crois que tu as un problème dans tes yeux ! ». Encore beaucoup de gens nous cataloguent. Ils veulent nous voir gentils et polis. Mais nous sommes de très normaux être humains, complètement fous comme le reste de la planète ! Et surtout, nous avons le droit de présenter notre propre image. En Europe on nous voit comme des terroristes, au Moyen-Orient on veut nous voir comme des combattants pour la liberté. Basta ! C’est pourquoi je lui ai dit de “réparer ses yeux”.
As-tu projeté ton film à Jérusalem ?
Je ne veux pas le faire voir là-bas. Ma mère vit à Bethlehem. J’ai beaucoup d’amis et de famille qui vivent à 15 minutes de Jérusalem. Tu penses vraiment que je peux projeter mon film, à 15 minutes de ma ville sans que ma mère puisse venir ? Je n’en fait pas une question politique, c’est juste une question très personnelle. Le film a d’ailleurs fait le tour des villes arabes d’Israël...
Oh...et puis de toute manière, ma mère est quand même arrivée à voir le film. Mais à Washington D.C.
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