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Irak : les morts de l’intérieur

samedi 7 juillet 2007 - 06h:50

Jean-Paul Mari - Le Nouvel Observateur

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Un soldat américain sur trois en revient brisé. Matt, Patrick et les autres ne sont pas des blessés comme les autres. Comme un tiers des vétérans d’Irak, ils souffrent d’un mal terrible mais invisible : la névrose traumatique de guerre. Jusqu’à la folie, jusqu’au suicide. Reportage, aux Etats-Unis, de Jean-Paul Mari.

Matt a le dos d’un tueur. Large, puissant, musclé, avec une épée médiévale tatouée de la nuque jusqu’au creux des reins. La lame épaisse porte une inscription : « I’ve come to bring you hell. » Sur chaque omoplate, l’aiguille a dessiné une tête de mort. A la base du crâne, une mention « Rm XIII , 4 » qui renvoie au verset de la Bible sur la vengeance de Dieu « pour manifester sa colère et punir celui qui fait le mal » ( Lettre aux Romains ).

Quand il se retourne, ce n’est plus les tatouages que l’on voit, mais l’encre noire de ses yeux, sous des paupières froissées, un regard d’enfant martyrisé par une souffrance intérieure. « En moi, il n’y a qu’obscurité , mort et fureur », dit le vétéran. Matt vit dans une caravane et passe ses journées sur un canapé, la main sur un revolver et ses boîtes de pilules.

Quand il doit sortir en ville, il rase les murs, scrute les toits à la recherche de snipers, évite les endroits à découvert et ne s’assoit au café que le dos bien calé, un oeil sur la sortie, un autre en quête d’une cible potentielle. Parfois, il bondit sans raison et rugit : « Je veux tuer quelqu’un . » Puis s’effondre en pleurant : « Je me sens mort de l’intérieur. J’aurais préféré ne jamais revenir... »

Avant la guerre, c’était un homme tranquille qui vivait avec femme et enfants à Saco, Maine, à deux pas des parcs naturels et des neiges du Grand Nord. Quand il signe comme réserviste dans la garde nationale, c’est pour endosser un uniforme deux week-ends par mois, gagner un peu d’argent et le sentiment fort d’être utile à son pays. Pas pour se retrouver, à 40 ans, expédié à Bangor, en Irak.

Là-bas, pendant neuf mois, il vit accroché à une mitrailleuse, patrouille jour et nuit pour assurer la protection des convois, sous la menace des embuscades, des kamikazes et des explosions d’IED, ces mines artisanales plantées au bord des routes. Démobilisé, il est interné en psychiatrie à Walter Reed, l’hôpital militaire de Washington.

Diagnostic : PTSD, névrose post-traumatique. En clair, Matt Labranche, l’homme fort de Saco, n’est plus qu’un vieillard ravagé par la guerre. Entre deux séances de psy, gavé de sédatifs, il se traîne jusqu’à une sordide échoppe de tatouages et se fait piquer tout le corps « parce que la douleur de l’aiguille me faisait du bien ». Trois jours après son retour à la maison, les flics l’arrêtent pour avoir pointé une arme sur son épouse.

Il perd son travail, ses amis et le sommeil :« Je prends assez de somnifères pour assommer un éléphant ! Et je me réveille au milieu de la nuit en train de rêver à... ça ! » Dans ses cauchemars, il est « là-bas », à Tikrit, seul avec sa mitrailleuse, son véhicule a perdu le convoi, une mine explose, le projette hors de l’habitacle, il rampe, arrive à extraire le corps du chauffeur, revient à son poste et ouvre le feu, le doigt crispé sur la gâchette, jusqu’à« faire fondre le canon de la mitrailleuse ». Le pire est ce flashback qu’il peut revivre les yeux grands ouverts. Il se revoit tirer sur un groupe de civils, des enfants qu’il croit avoir touchés, et cette femme qu’il a tenue dans ses bras et soignée, en vain, après l’avoir coupée en deux d’une rafale.

Dans ces moments-là, les sédatifs n’ont plus d’effet. Matt s’empare d’une arme et hurle à la mort, à la fois terrifiant et terrifié. « Un jour, j’ai amené Matt et quelques vétérans dans les montagnes du nord de Virginie, histoire de les faire respirer un peu », dit son meilleur ami, Steve Robinson, responsable de Veterans for America, une association de Washington.

Assis dans un parc, face à la vallée lumineuse de printemps, les anciens guerriers boivent des bières et parlent d’avenir. Soudain arrive une famille, enfants bruyants, père moustachu et mère voilée : « J’ai vu les mâchoires de Matt se contracter violemment et ses mains s’agripper à la chaise. Il a bondi en criant : “ Fucking ragheads ! [ Saloperies de têtes à serpillières !] Est-ce qu’ils savent que je me suis battu pour leur liberté ? ” Puis il s’est arrêté , soufflé . “ Pourquoi je dis des trucs comme ça ? ” » « La seule vue de musulmans l’a renvoyé brutalement en Irak. Dans son enfer », dit Steve, lui-même vétéran.

Il a fait les comptes de la guerre : « Un million et demi d’actifs , de 140 000 à 190 000 soldats déployés en permanence en Irak et en Afghanistan, sans compter les 100 000 agents privés de sécurité absents des bilans officiels. Sur les 600 000 soldats qui sont revenus, un tiers sont déjà passés par les hôpitaux militaires. A ce rythme, la guerre va ramener à la maison un bon demi-million d’invalides ! » La médecine d’urgence et les nouveaux gilets pare-balles sauvent des vies, mais la dernière enquête du département des Veterans Affairs constate qu’un homme sur trois de retour d’Irak souffre de PTSD, une blessure psychique grave, souvent invisible, qui met parfois plusieurs mois, voire plusieurs années, à se révéler.

Patrick - La culpabilité du survivant

Quand Patrick Campbell retrouve sa faculté de droit à Washington, après un an en Irak, il écarquille les yeux. Trente-six heures plus tôt, l’étudiant de 27 ans était encore à Bagdad. Sur le campus, on ne parle que du nouveau BlackBerry et la banque lui réclame le remboursement immédiat de son crédit étudiant... « Ici, les gens en savent plus sur Paris Hilton que sur Bagdad. Pour le reste, business is business ! » Il lui faudra se battre et remplir 47 questionnaires interminables pour pouvoir reprendre des études. Dans les soirées, il y a toujours quelqu’un pour lui demander : « Avez-vous tué quelqu’un ? » Il se cabre, devient agressif, cynique, menteur, court les magasins, les bars et les femmes. « Trois mois après , je me suis fâché avec mon meilleur ami. Et je l’ai perdu. »

Chaque nuit, il rêve qu’il doit écrire un article juridique en consultant une librairie à Bagdad, son véhicule tombe en panne, il continue à pied, déguisé en Irakien, essaie de parler arabe, court entre les explosions... et se réveille en nage, paniqué. A la sortie du cabinet du psy, pour la première fois, il pleure. Dans la garde nationale, il était medic , urgentiste de terrain formé, en quatre mois, pour s’occuper des autres.

Lui, l’intello, est né en Californie, et les 19 paysans de son unité, venus de Louisiane, le surnomment « Tootsie ». En Irak, il n’y a pas de ligne de front, pas de civils sûrs, pas de répit, jamais. Le jour en reconnaissance dans la ville, la nuit sous une tente à guetter les tirs de mortiers qui frappent le camp... « Deux cents patrouilles en un an. Les premiers six mois, on est hypervigilants, après, on essaie juste de ne pas s’endormir en faction. » Chaque dimanche, après la messe, « Tootsie » s’installe vers 11 h 30 dans son bureau de Camp Liberty pour rédiger le planning de l’unité.

Ce dimanche-là, Patrick est appelé ailleurs ; il sort. A 11 h 50, un obus de mortier détruit le bureau du medic. En patrouille, Patrick met ses mains dans le sang des Irakiens : un « terroriste » abattu pendant qu’il posait un IED ; un homme touché par un obus de mortier, quatre policiers de Kaddamiya, leur pick-up criblé de trente impacts de mitrailleuse lourde, un mort d’une balle dans la gorge, les trois autres gravement blessés dont un miraculé, jambes, bras, estomac troués par douze projectiles.

A Washington, il a suffi qu’une étudiante essaie de lui vendre un bracelet au profit du Darfour pour qu’il rugisse : « Mon bracelet ? Je l’ai perdu ! » Celui de l’unité où était inscrit « Embrace the suck ! » ( Encaisse et avance !) Quand ? Il revoit tout : les deux civils irakiens qui s’approchent en voiture, sans ralentir, son groupe qui ouvre le feu, crible le véhicule. Et puis l’homme au sol avec ces trois trous dans la poitrine. Patrick cherche l’hémorragie, ne la trouve pas, tente un bouche-à-bouche, agrippe la nuque du blessé et s’aperçoit, trop tard, qu’il lui manque la base du crâne. Le sang noie son bracelet, il le perd. Le medic est fou de rage contre ces civils inconscients, les soldats qui tirent comme des fous, tous ces gens qui ne devraient pas être là.

Et surtout contre lui-même : « J’aurais dû trouver l’hémorragie , j’aurais dû le sauver, je ne l’ai pas fait. » Depuis, il porte cette colère en lui, explose face à un vendeur distrait ou un simple retard de livraison, « tous ces gens qui me gâchent mon temps, me volent ma vie ». A Washington, il continue à jouer les toubibs dans une association de vétérans et... envoie les autres chez le psy ! Et puis il a appris que son unité repartait en mars prochain : « Eux n’ont pas le choix. Moi, oui. » Patrick veut finir son semestre d’étudiant et passer des examens très pointus. Après ? Il a décidé de se porter volontaire. Son médecin appelle cela « la culpabilité du survivant ». Patrick n’a pas réussi à rompre le lien avec l’Irak. Alors il a choisi : « Je ne peux pas laisser tomber mon unité . Je sais, si je repars, ce sera plus dur, plus grave encore. Tant pis. »

Michael - L’homme qui dormait une arme à la main

Michael Pelkey, lui, n’est jamais revenu du pays des ombres et Stephanie étreint un fantôme qui l’a abandonnée avec un bébé. Ils étaient militaires tous les deux. Elle, fille d’immigrés mexicains de Houston, pour prouver sa loyauté au Texas, à l’Amérique et à Dieu. Et lui, gamin du Connecticut passionné par la guerre de Sécession. Envoyée en Allemagne, elle est la seule femme sur 600 hommes et la hiérarchie lui affecte un soldat pour l’accueillir. C’est Michael, il mesure 1, 98 mètre, pèse 100 kilos et prévient : « Je suis un homme très rude. » Elle l’affronte : « Je n’ai pas besoin de chaperon ! » Ils se marient huit mois plus tard, pressés par ce 11 septembre 2001 qui sent la poudre à venir. Un fils naît en mars 2003, deux semaines après Michael est en Irak.

Là-bas, il lui faut faire la queue pendant quatre heures pour pouvoir lui téléphoner pendant cinq minutes : « Il essayait d’être rassurant, mais je le sentais très angoissé ; il souffrait de diarrhée , d’insomnie , avait perdu 20 kilos », dit Stéphanie. Un jour, Michael éclate en sanglots au téléphone. En public, face aux autres : « Au fil des mois, sa voix autrefois joviale devenait monotone, dénuée de sentiments. Je sentais la vie en lui qui s’en allait. » Six mois plus tard, il est de retour en Allemagne. Stéphanie met son bébé dans la voiture et roule toute la journée jusqu’à Ramstein. Sur le tarmac, un homme qu’elle ne reconnaît pas : « Tête rasée , traits creusés , peau brûlée , tellement maigre. Il pleurait. » A la maison, Michael ne raconte rien, se bourre de pizzas et s’enferme dans le salon en serrant son enfant contre lui pendant des heures. Elle : « Qu’est-ce qui ne va pas ? » Lui : « Suis fatigué. C’est tout. » Elle l’emmène dans un casino, au Luxembourg. Il ne joue plus. Retour à Houston, Texas, parties de pêche et barbecue, il s’ennuie et passe ses journées à lire la Bible... « Comme s’il cherchait une réponse. Ou le pardon ? »

La nuit, il n’arrive plus à lui faire l’amour. Et il se tait. Comme les autres, tous ceux qui reviennent de là-bas. Parfois, il laisse échapper des bribes de mémoire sur « ces corps de gosses au bord de la route ». Michael a acheté une demi-douzaine d’armes, un Sig-Saeur allemand, un 9 mm, un colt 45 et quand il s’endort c’est avec son automatique à la main, sous l’oreiller conjugal, le doigt sur la gâchette. Effrayée, Stephanie le contraint à demander un rendez-vous avec un psychiatre de l’armée : « Vous savez ce qu’ils ont répondu ? On est surbookés , revenez dans un mois et demi ! » Par défaut, le couple voit un thérapeute familial qui diagnostique une PTSD et prescrit des anxiolytiques.

Mieux ! Un général, Graham Mark, un fils tué en Irak et l’autre suicidé à son retour, l’engage comme aide de camp. Mais Michael ne prendra jamais ses nouvelles fonctions. Un matin, assis face au lac de la maison avec le père de Stephanie, qu’il aime tant, il confie qu’il fait des cauchemars épouvantables. Stephanie est allée en ville participer à une séance de prière. « Il m’a appelé de sa voix triste pour me dire qu’il m’aimait. A raccroché et, vers 15 h 30, j’ai reçu un appel de mon père ... »

Michael s’est tiré une balle de 9 mm en pleine poitrine. Deux ans plus tard, Stephanie est toujours en colère contre l’utilisation des soldats par le pouvoir, 1, 5 % de la population, engagés ou membres de la garde nationale, qui partent une, deux, trois ou quatre fois en Irak. Et aujourd’hui le gouvernement prévoit des missions de quinze mois ! « Ce sont toujours les mêmes qui servent leur pays.

Michael et les autres ont tout donné . Et ils sont revenus brisés . » A leur retour, ils se sentent oubliés, abandonnés, maltraités par une bureaucratie qui renâcle à leur verser une pension. Encore heureux quand on ne vous suspecte pas de lâcheté ! Le vétéran doit faire lui-même la preuve de sa blessure, retrouver son dossier médical, donner précisément l’heure, le jour, le lieu et les circonstances du drame et réunir des témoignages, quitte à appeler en Irak les soldats de l’unité attaquée ce jour-là...

Du coup, Stephanie parcourt le pays pour dénoncer le scandale. « Jamais je n’oublierai qu’on a attendu près de deux mois pour offrir un psy, et peut-être la vie, à Michael, mon homme, qui dormait une arme à la main. » A Washington, un énorme bruit de réacteurs traverse soudain l’espace aérien de la capitale. Dans le jardin de sa maison d’Alexandria, Steve Robinson, l’ami de Matt le tueur, regarde sa montre et note :« 12 h 57. Pas d’erreur possible. C’est bien l’heure de l’avion quotidien qui ramène au pays les gars tombés en Irak. » Les morts, les amputés et les autres. Tous les autres.

Jean-Paul Mari - Le Nouvel Observateur, n° 2225, semaine du 28 juin 2007


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