1967-2007 : la Palestine démembrée
mardi 5 juin 2007 - 17h:34
Michel Bôle-Richard - Le Monde
Lorsque la guerre des Six-Jours prend fin, le 10 juin 1967, Israël contrôle toute la Palestine jusqu’aux rives du Jourdain, les hauteurs du Golan jusqu’à Kuneitra (Syrie) et la totalité de la péninsule du Sinaï jusqu’au canal de Suez.
- Le plateau du Golan à la frontière entre Israël et la Syrie avec des mines datant de la Guerre des Six Jours, en juin 2007. (AP/S.Scheiner)
Depuis, le Sinaï a été rendu à l’Egypte, après les accords de Camp David du 17 septembre 1978. Pour les autres territoires, rien n’a changé en quarante ans : les terres conquises sont toujours occupées par l’Etat d’Israël. Jérusalem-Est a été annexé le 30 juillet 1980, et les hauts plateaux du Golan en décembre 1981. Mais, bien avant ces dates, le long processus de grignotage de la Cisjordanie avait déjà commencé. Les frontières d’Israël telles que définies par les Nations unies en 1947 ne sont, pour une majorité des Israéliens, qu’une partie d’Eretz Israël, le Grand Israël.
Dès juillet 1967, Igal Allon, alors vice-Premier ministre travailliste, conçoit un plan prévoyant la mise en place d’une "frontière sécuritaire" qui permet la construction de colonies dans toutes les zones conquises. Et il étend la législation civile à tous les nouveaux territoires. Jérusalem-Est est d’ores et déjà annexé de facto. Le tout, au nom de la défense d’Israël et de la sécurité, motif qui, à partir de ce moment, va commander toute la politique annexionniste.
Le général Moshé Dayan, ministre de la Défense, met en pratique sa politique des "faits accomplis". "Tous les points de peuplement sont installés dans des régions que la majorité des membres du gouvernement voudraient voir sous souveraineté israélienne", déclare Golda Meir, Premier ministre, en novembre 1972. Plus de quarante agglomérations juives sont créées en sept ans en Cisjordanie, à Gaza, sur le Golan et dans le Sinaï. "C’est la réalité qui se concrétise jour après jour qui dictera les prochaines frontières définitives d’Israël. Les points sur lesquels nous sommes déjà implantés ne seront pas restitués aux Arabes", déclare, en mars 1973, le général Dayan.
Le gouvernement israélien achète ou confisque des terres. La loi des absents - un texte de 1950 permettant de saisir les biens de tous les Palestiniens qui ont fui en 1948, lors de la guerre dite d’indépendance - est utilisée à grande échelle. L’important est de créer une situation irréversible sur le terrain.
En 1976, quelque 3 200 colons sont déjà installés en Cisjordanie dans une vingtaine de colonies. Le phénomène ne va faire que croître. Dès le début des années 1980, la carte de la colonisation est dessinée et le processus est en marche. En 1983, le gouvernement de Menahem Begin adopte "le plan des 100 000". Au début des années 1990, Ariel Sharon, alors ministre du logement, s’emploie à le mettre en application en créant des implantations à tour de bras. A tel point qu’à la veille des accords d’Oslo, en septembre 1993, le chiffre de 100 000 colons est largement dépassé en Cisjordanie.
Par la suite, en dépit de la création des zones A, B et C, comportant un contrôle plus ou moins important de la nouvelle Autorité palestinienne, la "conquête de l’Est" continue de plus belle, quels que soient les gouvernements et leur couleur politique.
Ariel Sharon, arrivé au pouvoir en février 2001, poursuit sans relâche cette entreprise. Aujourd’hui, 268 000 colons vivent en Cisjordanie dans 121 implantations, qui ne cessent de s’agrandir au fil des mois. On dénombre, de plus, 102 colonies sauvages, autant de points de fixation destinés à ancrer la population juive selon un maillage parfaitement maîtrisé qui permet peu à peu de prendre le contrôle total de la Cisjordanie.
Il suffit de voyager dans les territoires occupés pour se rendre compte que, colline après colline, la colonisation tisse implacablement sa toile pour quadriller toute la Cisjordanie, encerclant les villes et les villages palestiniens. Une étude du mouvement La Paix maintenant a révélé que près de 40 % des colonies étaient établies sur des terres palestiniennes privées et que le tronçonnage de la Cisjordanie se poursuivait de façon méthodique.
Il y a d’abord le sectionnement longitudinal par les blocs de colonies : Gush Etzion au sud de Jérusalem, Maalé Adoumim à l’est et Ariel au nord, puis Kedoumim dans la partie supérieure de la Cisjordanie. Ces ensembles permettent de fractionner complètement le territoire, qui, en plus, est divisé - de par les implantations et le réseau de routes réservées aux colons - en une multitude de petits cantons séparés les uns des autres, comme les taches d’une peau de léopard.
Tout cela ressemble à certains bantoustans en Afrique du Sud du temps de l’apartheid. Pris dans une sorte de filet, les Palestiniens ne peuvent plus sortir de ce qui apparaît de plus en plus comme des réserves. Quelque 546 points de contrôle, certains mobiles, la plupart fixes, et des barrières métalliques permettent de contrôler de manière rigoureuse tous les déplacements d’une population de 2,5 millions d’habitants.
Il est pratiquement impossible pour un Palestinien de se rendre d’une ville à l’autre sans un permis, très difficile à obtenir. La vallée du Jourdain est interdite aux non-résidents palestiniens, comme la route 443 qui relie Tel-Aviv à Jérusalem. Des souterrains sont creusés pour que les routes des colons et celle des Arabes ne se rencontrent pas. Il est impossible aux habitants des territoires de se rendre à Jérusalem, de même qu’à Naplouse, ou à Ben-Gourion, l’aéroport de Tel-Aviv. On peut multiplier les exemples pratiquement à l’infini, sans oublier le "mur". Il annexe de fait 10 % du territoire palestinien et isole encore un peu plus la population, soit de son hinterland, soit de ses voisins.
Il est impossible de décrire par le détail une situation que beaucoup comparent à un système de ségrégation et qui a fait de la "ligne verte", la frontière d’avant la guerre des Six-Jours, un tracé totalement bafoué par la volonté expansionniste israélienne. A Naplouse, par exemple, tous les habitants des bourgs et des villages environnants doivent faire un détour de plus de 20 kilomètres pour se rendre dans cette ville, alors que, avec la route directe passant par la montagne, ils y seraient très rapidement.
Le "mur" impose des détours considérables pour aller seulement de l’autre côté. Il oblige à d’interminables queues et à des vexations répétées aux points de contrôle pour pouvoir se rendre au travail, à l’hôpital ou dans sa famille. Les habitants de Ramallah ne peuvent aller ni à Naplouse, ni à Jéricho, ni à Hébron. Des familles entières ne se sont pas vues depuis plusieurs années. Les habitants de Bethléem ne peuvent aller à Jérusalem, distante de moins de 10 kilomètres.
Installés au coeur de la vieille ville d’Hébron, de 500 à 600 colons empoisonnent la vie de 120 000 Palestiniens. Pour protéger ces colons, l’armée, qui contrôle la partie de la ville où ils sont concentrés, a fait fermer des boutiques et des rues entières. Les Palestiniens qui résistent sont harcelés par les colons, qui leur jettent des pierres ou leur crachent dessus. Si bien que des grillages ont été installés au-dessus des ruelles pour protéger les passants des objets qui leur sont lancés d’en haut.
En janvier, un incident a opposé une femme de colon à une Palestinienne qui s’est fait copieusement insulter. L’algarade a été filmée et la vidéo a fait le tour d’Israël, suscitant une vive émotion. Yosef Lapid, président du mémorial Yad Vashem consacré à l’Holocauste, a exprimé son indignation. Enfant, a-t-il dit, "j’avais peur d’aller à l’école à cause des petits antisémites qui avaient pour habitude de nous tendre des embuscades en chemin et de nous battre. En quoi cela est-il différent du cas d’un enfant palestinien à Hébron ?", s’est indigné ce rescapé de la Shoah.
Une étude de l’organisation Bimkom, qui réunit des géomètres et des architectes, a établi que 250 000 Palestiniens, coincés entre la "ligne verte" et la "clôture de sécurité", étaient dans l’incapacité de se rendre en Cisjordanie. "L’analogie est souvent faite entre l’apartheid et l’occupation de la Palestine par Israël. Ce n’est pas la même chose. L’occupation est bien pire", a déclaré, le 10 mai, Ronnie Kasrils, ministre sud-africain des Services de renseignement.
Enserrées dans ce carcan, les villes palestiniennes meurent à petit feu, que ce soit Naplouse, Bethléem, Hébron ou Jéricho. Les entraves au commerce, les atteintes à la liberté d’aller et venir, les bouclages incessants, notamment à l’occasion de toutes les fêtes juives, les interdictions multiples étouffent et paralysent toute possibilité de développement économique.
Dans un rapport publié au mois de mai, la Banque mondiale estime que toutes ces limitations, notamment les points de contrôle et l’impossibilité d’accéder à 700 kilomètres de routes, rendent totalement impossibles une sortie de crise pour l’économie palestinienne et une réduction du chômage.
"La moitié de la Cisjordanie est inaccessible aux Palestiniens", font remarquer ces experts. Le ministre adjoint de la Défense, Efraim Sneh, a accusé l’organisation mondiale d’être "biaisée". Il a mis sur le dos du "terrorisme" le fait que la vie des Palestiniens soit rendue difficile. Avant de conclure : "Si la Banque mondiale connaît un autre moyen que ceux utilisés, qu’elle nous le fasse savoir."
Le Monde - Article paru dans l’édition du 06.06.07
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