Lors d’une réunion en Octobre dernier avec des représentants de la presse à Ramallah, le Président Mahmoud Abbas a déclaré « Aujourd’hui le pain est plus important que la démocratie, » et discuté sur la façon d’utiliser ses « pouvoirs constitutionnels » pour démettre l’actuel gouvernement.
- Les Palestiniens ont plusieurs fois supporté de véritables pénuries alimentaires suite aux bouclages israéliens, et particulièrement dans la Bande de Gaza - Photos : al Jazeera.net
Une déclaration comme celle-là est vraiment contre-productive pour le programme politique palestinien, surtout lorsqu’elle provient d’un personnage aussi important que le président lui-même. C’est la porte ouverte à une période honteuse de renoncement aux droits des Palestiniens. Aujourd’hui, nous donnerons la démocratie en échange de pain, et demain nous abandonnerons le droit au retour [des réfugiés], Jérusalem et même l’idée d’un état dans les frontières de 1967. Si nous appliquons la même logique, pourquoi ne pas perdre aussi tout ce qui nous reste de notre dignité et de notre humanité en devenant des collaborateurs pour l’ennemi qui nous prive de pain !
Le Président n’a pas su nous dire lors de la même intervention où devraient s’arrêter notre reddition et notre dégradation. Y a-t-il encore une quelconque ligne rouge ? Cela fait 4 décennies que le Président intervient dans la politique palestinienne ; qu’a-t-il fait durant tout ce temps pour que les Palestiniens soient à même de produire leur pain eux-mêmes ? Le Président nous propose-t-il d’autres alternatives que ce marché consistant à céder la démocratie pour la nourriture ?
Le fait est que les propos du Président déshumanisent tous les Palestiniens et réduisent leurs aspirations à la vie, à la liberté, à la création, aux plaisirs, à un seul besoin animal : manger, même si c’est en se dévorant les uns les autres.
Les propos présidentiels n’ont pas non plus pour effet de calmer les divergences et affrontements internes. On ne peut décrire le sentiment de peine et de honte éprouvé lors du dernier affrontement entre Palestiniens à cause de divergences fractionnelles et idéologiques. Le blocage de toute perspective politique aussi bien que les difficultés liées à la situation interne, les grèves et l’absence de salaires ont aggravé l’étouffement du peuple Palestinien et pavé la voie aux provocations et aux combats de rues ; mais comprendre ce phénomène ne soulage pas la peine qu’il suscite.
A l’occasion de ces affrontements, 11 Palestiniens ont été tués par des hommes armés eux-mêmes Palestiniens en 3 jours de combats, et des groupes liés au Fatah ont menacé d’assassiner des hauts resqponsables du Hamas.
Dans de telles circonstances, l’optimisme ressenti par les Palestiniens à propos de l’approbation nationale du document des prisonniers et de l’annonce d’une avancée dans les discussions pour la mise en place d’un gouvernement d’union nationale - ainsi que la promesse faite par le Président aux employés qu’ils toucheraient un salaire au début du mois du Ramadan - a été battu en brèche lors du dernier voyage du Président aux Etats-Unis. Le sentiment d’isolement et d’immobilisme ressenti par les Palestiniens s’est trouvé évidemment renforcé.
Juste avant de partir pour New-York pour assister à une réunion des Nations Unies au cours de laquelle le Président a rencontré Condolezza Rice, la secrétaire d’état, et Tzipi Livni, la ministre israélienne des affaires étrangères, le Président Abbas a gelé le processus de formation d’un gouvernement d’unité malgré une première réaction favorable de la part de l’Union Européenne. Abbas a également repoussé à une date ultérieure son déplacement prévu à Gaza pour mener des discussions avec le Premier Ministre Ismail Haniyeh afin de surmonter leurs divergences ; aucune autre date n’a été fixée et à son retour il quitta à nouveau Gaza sans avoir rencontré Haniyeh.
L’hostilité ressentie par le Président à l’égard du Hamas n’est pas feinte. Elle est évidente même pour des observateurs non avertis en regardant simplement des photos d’Abbas dans l’actualité : il a un air dégouté et antipathique lorsqu’il rencontre des membres du gouvernement palestinien, tandis qu’il parait chaleureux et dévoué lors de ses rencontres avec des diplomates israéliens ou américains.
Depuis son retour de son dernier voyage, le langage de ses porte-parole et de ses conseillers - beaucoup d’entre eux étant des candidats malheureux aux dernières élections - a changé : ils ne parlent plus de pragmatisme et de réalisme pour inciter le gouvernement à céder aux conditions du Quartet. Ils parlent maintenant de reconnaissance de l’état d’Israël et de la libération du soldat israélien dans « l’intérêt le plus élevé du peuple Palestinien ». Qui aurait pu supposer que la dégénérescence de la direction palestinienne aurait pu atteindre un tel point ? [...] Encore plus dangereux est le fait qu’Israël et les Etats-Unis affirment se tenir aux côtés d’un des protagoniste de ce conflit interne - c’est-à-dire le parti, ou plutôt les quelques individus qui ont dominé la politique palestinienne pendant 4 décennies.
Depuis le 11 septembre [2001] les Etats-Unis ont inclus les Palestiniens dans leur guerre contre le terrorisme plutôt que de considérer la fin de l’occupation en Palestine comme un élément-clé pour calmer la situation dans la région ; de fait ils nous ont laissé totalement exposés à la volonté d’Israël. Jouer de son influence dans le conflit interne s’inscrit de façon claire dans l’attitude américaine vis-à-vis de la question palestinienne. Une auto-extermination par les Palestiniens de leur cause politique serait l’ultime solution pour Israël et l’administration américaine et leur donnerait la possibilité de réduire cette question politique en une simple question humanitaire qui nécessiterait alors tous leurs soins.
Selon les dernières informations, le département d’état américain a débloqué un fond de 42 millions de dollars pour « la protection et la promotion de la modération et des alternatives politiques au Hamas. » Dans cette intervention flagrante dans les affaires internes palestiniennes, l’administration américaine va donner de l’argent à des ONG [Organisations Non-Gouvernementales] et à des groupes liés à des partis politiques précis « non liés à des groupes terroristes » ; cette administration va inciter des hommes politiques et des partis laïques à s’opposer au Hamas « afin de créer des alternatives démocratiques à l’option politique autoritaire et rédicale représentée par le Hamas. »
Un tel interventionnisme américain s’affiche alors que le Président est en train de considérer la possibilité de démettre le gouvernement en adoptant une procédure qui provoquerait de nouvelles élections parlementaires. L’argent américain sera aussi utilisé par les journalistes pour attaquer le gouvernement et manipuler l’opinion publique. Ajouté à cela, un budget de 5 millions de dollars sera utilisé pour s’immiscer dans le système d’enseignement palestinien afin de pousser l’enseignement privé à offrir une alternative au service public d’éducation, probablement pour enseigner à nos enfants les nouvelles idées du Président concernant le pain et la démocratie plutôt que de leur enseigner la patience et l’esprit de résistance. A tout ceci s’ajoutent le financement et l’entraînement de la garde présidentielle, plus probablement dans le but que celle-ci se batte contre ses frères Palestiniens plutôt que contre les forces de l’occupation.
Ce plan américain s’appuyant sur l’utilisation du pouvoir et de l’argent ne peut fonctionner que dans les conditions d’un système financier dévasté et d’un chômage massif, et l’on s’attend hélas à voir ce plan influencer la politique interne palestinienne.
Mais que se passera-t-il si la campagne actuelle parvient à faire chuter le gouvenement ? Je pense qu’il est tout à fait improbable que les vieilles figures du Fatah soient élues ; mais ils sont capables de trafiquer les élections comme cela s’est fait en Egypte et dans d’autres pays Arabes. Si ces fraudes fonctionnent à leur avantage, un groupe non-représentatif monopolisera à nouveau les décisions politiques et la porte sera ouverte pour des troubles sans précédent dans toute la région.
Dans les années 1970, Salah Khalaf, un important responsable du Fatah avait écrit un livre, Un Palestinien sans identité dans lequel il disait : « Je crains le jour où la trahison sera plus qu’un simple point de vue. » Ce genre de craintes est tellement menaçant aujourd’hui... Mais ce n’est pas le moment des accusations et des reproches ; c’est plutôt le moment de fermer les plaies et de dépasser les malheurs et les différences.
Nous savons très bien qu’un conflit interne aux Palestiniens est très dommageable vis-à-vis de la solidarité internationale pour notre cause, autant qu’il est destructeur pour notre sens moral. Ceux qui ne s’en soucient pas sont très peu nombreux, mais très de gens peuvent avoir un effet très destructeur pour les espoirs et le travail d’une majorité inquiète.
Le gouvernement palestinien devrait se rendre compte du grand danger que représente une lutte entre Palestiniens pour le pouvoir, et s’il est poussé dans ses derniers retranchements, il devrait dissoudre alors cette autorité imaginaire et revenir à la résistance, montrant ainsi à notre Président que la liberté est plus importante que le pain, abandonnant aux Nations Unies le dossier palestinien et laissant à Israël la charge d’un peuple sous occupation en plus du prix à payer face à un solide mouvement national de résistance.
Samah Jabr est médecin et vit à Al Qods
Novembre 2006 - Publié dans "Palestine Time"
Traduction : Claude Zurbach