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Giuilio Regeni a payé de sa vie son enquête sur l’Égypte d’al-Sissi

jeudi 21 avril 2016 - 07h:16

Robert Fisk

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L’étudiant de Cambridge avait bien compris que le syndicalisme était la plus grande menace à la dictature.

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La dépouille de Giuilo regeni, torturé à mort, a été retrouvée jetée sur le bord de l’autoroute entre le Caire et Alexandrie

Nous avons tous grandi tellement habitués aux récits sur les « terroristes musulmans » éructés par nos dictateurs préférés - je parle de Nasser, Sadate, Moubarak et maintenant, bien sûr, le maréchal-président al-Sissi d’Égypte - que nous risquons de finir par les croire. Les Frères musulmans et leur prétendue campagne de « terreur » (en fait, la violence de L’Égypte n’a rien à voir avec la Fraternité musulmane) a permis aux voyous d’Al-Sissi de tabasser, enfermer, torturer, assassiner et exécuter des milliers de ceux qui s’opposent à son scandaleux comportement d’État policier.

Mais le véritable danger pour leur régime - je parle des gouvernements égyptiens sous la domination britannique, Sadate et enfin Moubarak - est toujours venu du secteur laïque, de l’opposition socialiste, symbolissé par l’immense courage des mouvements syndicaux indépendants dans le pays.

La laïcité et le socialisme, et non pas la « terreur musulmane », ont toujours été l’ennemi des dictateurs égyptiens. Il y a quelques semaines, un jeune doctorant a écrit de façon prémonitoire que « la défiance des syndicats face à l’état d’urgence et aux appels du régime pour la stabilité et l’ordre social - justifiés par « la guerre contre le terrorisme » - représente ... un questionnement audacieux de la rhétorique sous-jacente que le régime utilise pour justifier sa propre existence et sa répression de la société civile ».

L’étudiant de l’Université de Cambridge qui a écrit ces mots était Giulio Regeni, dont le corps affreusement torturé - si mutilé que sa mère n’a pu le reconnaître que par la forme de son nez - a été retrouvé jeté sur le bord de l’autoroute entre le Caire et Alexandrie en février dernier. Au cours des neuf jours qui ont précédé, il a été battu, torturé à l’électricité, poignardé, et a subi une hémorragie cérébrale sévère.

Les flics d’Al-Sissi ont d’abord annoncé que Regeni avait été victime d’un accident de la circulation, puis ensuite qu’il avait été enlevé et assassiné par un « gang criminel », puis même tué dans une dispute avec un amant. L’Italie a explosé de colère à l’annonce de la mort de Regeni - le Foreign Office britannique s’est contenté du bout des lèvres de regretter l’assassinat de l’étudiant de Cambridge après avoir reçu 10000 signatures de protestation - et a estimé que le « gang criminel » était les propres services de sécurité de l’État policier d’Al-Sissi.

Les excuses minables du gouvernement égyptien ne doivent pas nous retenir ici. Al-Sissi accuse une « conspiration » (bien sûr) par « les gens du mal » (naturellement) et les faiblesses des journalistes qui croient ce qu’il y a dans les médias sociaux - par opposition aux journaux officiels et à la télévision en Égypte qui continuent en grande partie de lécher les bottes du maréchal et à applaudir le coup d’État monté par celui-ci contre le gouvernement élu des Frères musulmans.

Beaucoup plus d’attention, cependant, devrait être accordée aux institutions que Regeni étudiait au Caire : les syndicats indépendants qui représentent, à long terme, un ennemi bien plus dangereux pour le gouvernement d’al-Sissi. Une enquête dans le cadre de son doctorat qui peut avoir conduit directement à son assassinat...

Même sous la domination des Britanniques, les travailleurs de l’industrie égyptienne protestaient contre leurs conditions de travail épouvantables et les salaires à la limite de la pauvreté. Les travailleurs de l’industrie du tabac et de l’imprimerie, les employés des chemins de fer et du tramway se mirent en grève. Les grandes usines de coton ont dû être fermées à plusieurs reprises au cours des années 1920.

C’en est devenu presque une tradition nationale. L’une des premières décisions de Nasser - avant de créer l’inévitable union « officielle » qui existe toujours - était de faire exécuter deux grands dirigeants des grévistes - Mustafa Khamees et Abdel Rahman al-Baqary - des usines de filature Kafr al-Dawar. Sous Moubarak, la police a assassiné plusieurs sidérurgistes en grève en 1989.

Mais la véritable source de crainte pour le régime de Moubarak, et l’une des principales raisons pour lesquelles il a été finalement renversé, est venue des travailleurs du coton de Mahala, une ville déshéritée au nord du Caire, dans le delta du Nil.

Un collègue français m’a fait remarquer l’importance de Mahala dont les usines de coton fournissent des millions de dollars d’exportation pour l’Égypte. Les syndicats indépendants y ont organisé une tentative de soulèvement contre Moubarak en 2006 - sept ans avant la révolution du Caire sur la place Tahrir.

Les travailleurs du coton, dirigées par des femmes, avaient occupé le centre de Mahala (également appelé la place Tahrir) et tenu en échec la police anti-émeute et les flics en civil pendant toute une semaine, appelant avec leurs téléphones mobiles et par les médias sociaux, les « fellah » du pays à les soutenir. Les syndicalistes ont été libérés et ils ont obtenu des augmentations de salaire - mais ils n’ont pas pu chasser Moubarak. Ils ont essayé à nouveau en 2008, et ont été sauvagement réprimés.

Mais les leçons ont été tirées. Lorsque les Égyptiens se sont réunis sur la place Tahrir au Caire par millions en 2011, les premiers travailleurs de l’industrie à se joindre à eux ont été ceux de l’usine de coton de Mahala - ce qui est la raison pour laquelle le régime de Moubarak a immédiatement stoppé tout le trafic ferroviaire entre la capitale et le delta du Nil.

Lorsque je me suis rendu à Mahala après la révolution de 2011, les travailleurs débordaient de joie de leur succès. Ils se sentaient en sécurité. Personne ne pourra jamais les accuser d’être des jouets aux mains la Fraternité musulmane. C’est une chose d’utiliser l’armée et la police égyptienne pour assassiner des islamistes portant la barbe, c’en est une autre d’ouvrir le feu sur les travailleurs.

Mais le syndicat officiel a essayé de détruire les syndicats indépendants. Se mettre en grève sous le régime militaire était maintenant de la « trahison », selon ses dirigeants... Voyez comme tout cela s’inscrit à ravir dans les histoires d’al-Sissi sur des complots et des trahisons contre l’État. Ces socialistes et laïques sont plus dangereux que la Fraternité. Ils pourraient mettre l’Égypte sur les genoux, détruire son économie, même renverser sa junte militaire, à moins qu’ils aient été eux-mêmes supprimés.

Et arrive Regeni, dont le dernier rapport pour le journal italien Il Manifesto a été réimprimé par le magazine socialiste et britannique Red Pepper. Regeni avait écrit sur le Centre pour les syndicats et les services aux travailleurs - « un phare du syndicalisme égyptien indépendant », l’avait-il appelé - et sur la façon dont l’attaque d’al-Sissi contre les libertés syndicales avait causé « un mécontentement généralisé parmi les travailleurs ».

Il avait fait remarquer la large participation des femmes. Il a écrit sur de récentes - et non divulguées - grèves industrielles. Il a dit que « dans le contexte autoritaire et répressif du général [sic] Sissi », ces événements « brisent le mur de la peur ... »

Bien évidemment, Regeni a dû avoir de nombreux contacts avec ces syndicalistes « traîtres » qui souhaitent « détruire » l’Égypte.

Vous pouvez voir comment les flics travaillent au Caire. Qui étaient ses contacts ? doivent-ils avoir demandé à Regeni. Et dans un pays où des organisations à financements internationaux, et même les étudiants étrangers boursiers, sont maintenant considérés comme des espions, pour qui alors Regeni travaillait-t-il « vraiment » ?

Les journaux européens italiens et d’autres ont désigné Khaled Shalabi, le chef de la police générale égyptienne - il a reçu une condamnation avec sursis à Alexandrie en 2003 pour avoir torturé et fait mourir un détenu - comme l’homme responsable de la police dans le gouvernorat de Giza où le corps de Regeni a été retrouvé. C’est Shalabi qui a déclaré que l’étudiant avait été tué dans un accident de la route - sûrement la première violation du code de la route dont la victime semble avoir été torturée à l’électricité.

Mais ce n’est pas le point le plus important. Regeni, comme tout bon étudiant et journaliste, avait bien compris quelle était la plus grande menace pour une dictature, et c’est certainement ce qu’on lui a fait payer.

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* Robert Fisk est le correspondant du journal The Independent pour le Moyen Orient. Il a écrit de nombreux livres sur cette région dont : La grande guerre pour la civilisation : L’Occident à la conquête du Moyen-Orient.

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16 avril 2016 - The Independent - Vous pouvez consulter cet article à :
http://www.independent.co.uk/voices...
Traduction : Info-Palestine.eu - Lotfallah


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