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La politique de Bush est la pire de toutes depuis 1945

vendredi 18 mai 2007 - 21h:09

Hubert Védrine - L’Orient Le Jour

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Pressenti pour occuper le ministère des affaires étrangères du nouveau gouvernement, Hubert Vedrine développe pour l’Orient Le Jour ses conceptions en matière de relations internationales.

Q - Dans votre livre « Continuer l’Histoire », vous renvoyez dos à dos la politique américaine et la politique européenne au Moyen-Orient et les qualifiez d’irréalistes.

« Le thème de mon livre, globalement, c’est qu’après la fin de l’Union soviétique, les Occidentaux ont eu une sorte d’ivresse, le sentiment d’avoir gagné la bataille de l’histoire.

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Hubert Védrine

Ils ont eu le sentiment que leurs conceptions allaient désormais s’appliquer automatiquement partout : leur conception de la démocratie, leur conception de l’économie de marché, leurs valeurs - dont ils pensent qu’elles sont universelles. Il n’y aurait plus de problèmes politiques puisqu’il n’y avait plus de désaccords de fond sur quoi que ce soit. Il ne restait plus qu’une question d’organisation du monde. On s’est mis à utiliser des mots du jargon de la Banque mondiale, à parler de gouvernance - un mot qui relève plus du management que de la politique.

Cette illusion occidentale a donné naissance à deux branches, l’une américaine, l’autre européenne. La branche américaine accorde une importance primordiale à la supériorité militaire et c’est là que les néoconservateurs ont réussi une sorte de hijacking sur la politique étrangère américaine avec leur conception très particulière de la question du Proche-Orient, une interprétation qu’ils ont essayé d’imposer au monde. Ainsi, à leur sens, la question palestinienne n’est pas importante - c’est un prétexte inventé par les anti-Israéliens - et donc il faut changer les pays arabes de gré ou de force, les rendre démocratiques, ce qui les rendra pro-occidentaux.

Ce sont des raisonnements de Dr Folamour ! Comment les États-Unis qui sont un grand pays, qui ont une politique étrangère - nationaliste certes, mais globalement brillante - ont été détournés de cette façon ! C’est un phénomène intéressant.

L’autre branche, c’est la branche européenne, qui est très différente et que je qualifierai d’ingénue. Les Européens modernes pensent que le monde est composé de boy-scouts qui veulent ?uvrer ensemble au bien-être de l’humanité ; que nous sommes dans une communauté internationale qui travaille à la prévention des conflits dans le cadre des réunions des Nations unies, etc.

Ces deux branches irréalistes, qui sont très différentes, ne fonctionnent pas, et ne se rendent pas compte de ce qui se passe en réalité. Il y a une sorte de monde multipolaire qui se développe. Ce monde multipolaire n’est pas celui des beaux discours que nous faisons en France. Et ce monde peut très bien se développer sans nous, voire même contre nous.

Ma préoccupation centrale, qui ne concerne pas seulement la politique étrangère, mais qui est plus globale, plus historique, c’est que les Européens n’aient pas l’énergie fondamentale pour constituer ensemble une puissance qui pèse sur les choses. J’essaie de redéfinir les contours d’une école réaliste moderne. C’est le travail que je fais sur le plan politique et intellectuel français. J’essaie aussi pour ce qui est de l’Europe de revenir à une approche plus réaliste.

Il y a encore beaucoup d’irréalisme, d’illusions chimériques. Je suis tout à fait proeuropéen moi-même, mais il y a plusieurs façons de l’être. En outre, je lutte contre une sorte de tendance dépressive qui existe en France depuis quelques années. Je dis qu’il est tout à fait normal de voir l’histoire en face, y compris les chapitres les plus noirs - il y en a dans l’histoire de toutes les nations - et ce n’est pas une raison pour sombrer dans la mélancolie et dans l’expiation compulsive permanente.

À l’intérieur de tout cela, je considère que la politique occidentale ces dernières années, pour ce qui est de la région Proche et Moyen-Orient, sous l’impulsion des États-Unis, a été globalement idiote. C’est clair. »

Q - Mais en quoi le réalisme que vous préconisez, et qui s’apparente à l’approche que prône aux États-Unis le rapport Baker-Hamilton, peut-il produire de meilleurs résultats ? Quelle comparaison feriez-vous entre la politique américaine actuelle au Moyen-Orient et celle qu’avaient menée Bush senior et James Baker ?

« On ne peut pas comparer la guerre pour le Koweït avec ce qui se passe actuellement en Irak. La gestion de la guerre du Koweït a été irréprochable pour ce qui est de la légalité et de la légitimité. Il y a eu unanimité des membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies, énormément de pays arabes dans la coalition. Et la coalition a arrêté les combats pour respecter le mandat. »

Q - Mais il n’y avait pas que la guerre du Koweït...

« Sur la question du Moyen-Orient, Bush père et James Baker sont les seuls à avoir fait un petit peu pression sur Israël quand ils ont bloqué des garanties financières à un moment donné. Ils ont quand même réussi à provoquer une crise en Israël et enclenché le processus qui a amené Rabin au pouvoir. Sans Rabin, il n’y aurait pas de processus d’Oslo. Avec le recul, on le voit bien, Rabin a été le plus grand homme d’État israélien depuis trente ans. Au sein du monde israélien, le clivage s’est fait entre ceux qui emploieraient n’importe quel prétexte pour qu’il n’y ait pas de processus, parce que, comme ils ne veulent pas rendre de territoires, ils ne veulent pas de processus (ils ont donc besoin de dire qu’il n’y a pas de partenaires, pas d’interlocuteurs) et ceux, comme Rabin, qui veulent avancer dans le processus, non pas par un mouvement soudain de compassion pour les Palestiniens, mais parce qu’ils disent qu’il est de l’intérêt vital d’Israël d’avancer.

Il y a ces deux groupes, mais la politique étrangère israélienne depuis bien longtemps est beaucoup plus dominée par le Likoud, qui est une sorte de jumeau des néoconservateurs américains - on ne sait pas qui influence qui, dans les deux sens.

La politique américaine de Bush junior est la pire de toutes les politiques américaines depuis 1945. Cela dit, la réaction américaine après le 11 septembre était tout à fait légitime, contre les talibans et el-Qaëda et, d’ailleurs, personne ne l’a critiquée, nulle part dans le monde.

Mais la guerre en Irak a été une erreur monstrueuse, pour les États-Unis d’abord. Ils auraient dû faire l’inverse, ils auraient dû se concentrer sur le processus de paix. Alors on a dit que Bush s’était désintéressé du sujet (du processus au Moyen-Orient), mais en réalité il a appuyé à fond les politiques de Sharon. La Maison-Blanche de Bush junior s’est alignée sur ces politiques, dès le début, avant le 11 septembre. »

Q - L’approche dite réaliste, comme le rapport Baker-Hamilton, suscite pas mal d’inquiétude au Moyen-Orient. Certains craignent de faire les frais d’une politique réaliste de l’Occident qui viserait, en quelque sorte, à transformer les ennemis en amis et à conclure des accords avec eux.

« Je pense que l’approche qui avait été celle de Bush père et Baker autrefois et qui est celle du rapport Baker-Hamilton est moins folle, plus sérieuse. Maintenant, il y a plusieurs façons de mener une politique réaliste. Et, à l’intérieur des politiques réalistes, il y a des tas de choix. Je fais partie des gens qui pensent qu’on ne devrait s’interdire de parler à personne. Le réalisme, c’est de constater que la politique idéologique et manichéenne de Bush au Moyen-Orient a échoué.

Il ne faut pas se lier les mains en disant “je ne parlerai jamais aux terroristes ou aux régimes qui me menacent”. Les États-Unis et les Soviétiques se sont parlé tout au long de la guerre froide alors qu’ils se menaçaient mutuellement d’anéantissement nucléaire ; Kissinger s’est rendu en Chine... Il ne faut pas s’interdire de parler pour des questions de manichéisme, des questions de dogmatisme ou de moralisme. Il faut le faire si c’est utile, certes, pas par un goût maniaque de la discussion ou par routine diplomatique.

Sur la question israélo-palestinienne, il faudrait avoir une solution réaliste, aussi bien dans l’intérêt des Occidentaux que dans l’intérêt des Israéliens - et je ne parle pas des Palestiniens qui vivent dans des conditions épouvantables. En plus, cette solution, on la connaît, à quelques détails près. C’est un mélange (des accords) de Taba, des critères de Clinton, des initiatives de Genève.

Je reconnais que c’est difficile. Pour s’engager dans un tel processus, un Premier ministre israélien doit être très fort, très solide, très convaincu. Il y a aura des réactions de l’extrême droite israélienne et surtout du côté palestinien et arabe, pour casser le processus. Mais si on annonce à l’avance qu’on sait qu’il y aura des obstacles et qu’on est déterminé à aller de l’avant... Ça suppose une sorte de Rabin, appuyé par une sorte de Clinton, mais en un an le dossier peut être bouclé !

Le réalisme commanderait de mettre la priorité là-dessus et non sur l’Irak ou sur d’autres pays comme voulaient le faire les néoconservateurs américains. Si en Irak les choses s’étaient bien passées, de leur point de vue du moins, ils auraient eu des plans du même genre pour la Syrie, l’Iran, l’Arabie... L’échec évident en Irak fait qu’ils ne savent plus très bien où ils en sont et il faut s’attendre à voir la politique américaine, qui n’est plus tellement claire, entrer dans une phase de transition. Le réalisme aurait commandé de ne pas aller en Irak et tout ce qu’a dit le président Chirac était justifié, sur le fond. On peut discuter du ton, de la méthode, du discours, mais, sur le fond, c’était juste. »

Q - Et les autres questions ?

« Je ne pense pas que, sur les questions israélo-syrienne, israélo-libanaise ou syro-libanaise on puisse trouver des solutions en dehors de cette dynamique. L’enclenchement d’un processus de solution entre Israël et les Palestiniens retirera petit à petit des prétextes à la Syrie et aux autres. »

Q - Ne pensez-vous pas au contraire que le processus risque d’exacerber les exigences et les ambitions, ne serait-ce que parce que le processus de paix prévoit un État palestinien et que plusieurs régimes régionaux souhaiteraient en avoir le contrôle ?

« Plus Israël attend et plus il y aura des inconvénients. Si les Israéliens avaient traité à temps avec les nationalistes palestiniens, ils auraient un rempart tout trouvé contre l’islamisme. Plus ils attendent et plus le mouvement palestinien s’affaiblit et sera contrôlé par des forces hostiles. C’était à mes yeux une erreur grave de pousser les Palestiniens à faire des élections libres puis de les boycotter. C’est une des pires erreurs qu’aient faites l’Occident et les Européens, et la France a accepté.

Soit on considère qu’on ne peut pas admettre qu’il y ait des gouvernements islamistes - pour toutes sortes de raisons - et on ne demande pas aux Arabes de faire des élections libres, soit on considère que le processus démocratique est plus important et il faut en accepter le résultat. L’Occident a détruit son propre message.

Pour ce qui est de l’Irak, je suis d’accord avec le rapport Baker-Hamilton. De toute façon, il n’y a pas de solution miracle, il n’y a que de mauvaises solutions. Il faut une approche régionale par laquelle les pays voisins de l’Irak perdent peu à peu l’intérêt qu’ils ont à entretenir ou augmenter le chaos en Irak.

Parler avec l’Iran ne veut pas dire devenir l’ami du régime iranien ; ça ne veut pas dire être d’accord avec ce qu’ils vont demander ; c’est faire un pari différent. Il faut raisonner en dynamique et non pas en statique. Il y a des conditions que l’on pose comme des préalables, par arrogance ou prétention. Or les choses ne fonctionnent pas comme ça. Il faut faire le pari d’une évolution dans le mouvement. Les États-Unis auraient mieux fait de rouvrir le dialogue à l’époque de Khatami. Khatami était faible, mais il l’aurait été beaucoup moins s’il y avait eu dialogue.

En rouvrant le dialogue, il y a des chances de faire ressortir d’autres forces en Iran, le but étant de traiter avec un Iran nationaliste et non avec un Iran islamiste. Si le dialogue reprend, ces forces vont apparaître. Mais il ne faut pas que ceci soit géré naïvement. Il faudra, dans la négociation, distinguer les demandes iraniennes régionales normales - celles d’un grand pays régionalement important - des demandes abusives. Petit à petit, et ça ne se fera pas en un jour, l’Iran doit trouver une reconnaissance de son rôle régional de manière à ce qu’il n’ait plus le même investissement sur le contrôle du Hezbollah ou du Hamas.

Pour ce qui est des autres questions, entre la Syrie et Israël, le Liban et Israël, le Liban et la Syrie, je pense qu’on ne peut progresser, y compris en ce qui concerne la reconstruction de la souveraineté libanaise, qu’en mettant en marche les autres mécanismes. Sinon, c’est peine perdue. »

Propos recueillis à Paris par Jana TAMER

Hubert Védrine - L’Orient-Le Jour, via Contre Info, le 16 mai 2007


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