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Les « hommes du capital » et la lutte pour la Palestine

mardi 22 mars 2016 - 20h:33

Sarah Irving

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Il peut paraître quelque peu prématuré de nommer des candidats au livre de l’année dès janvier.

Mais j’attendais de pouvoir mettre la main sur Men of Capital de Sherene Seikaly depuis le début de l’année 2014, lorsque j’ai vu l’auteure présenter certains de ses travaux de recherche lors d’une conférence aux États-Unis.

Mais j’attendais de pouvoir mettre la main sur Men of Capital de Sherene Seikaly depuis le début de l’année 2014, lorsque j’ai vu l’auteure présenter certains de ses travaux de recherche lors d’une conférence aux États-Unis.

Seikaly ne nous déçoit pas. Son récit des vies et idéologies des classes moyennes de la Palestine sous le mandat britannique est lucide, engageant, détaillé et véritablement révolutionnaire.

Défiant les stéréotypes représentant des Palestiniens divisés entre une classe supérieure de « notables » distante et disloquée et une majorité de paysans rebelles et sans éducation à l’époque du mandat britannique, Seikaly dépeint les complexités de la société palestinienne de l’époque.

Elle s’intéresse aux classes moyennes émergentes : commerçants, avocats, comptables, hommes d’affaires et hauts fonctionnaires (et leurs épouses).

Le portrait est fascinant mais loin d’être idéalisé. Bon nombre des attitudes qu’elle décrit sont snobs et élitistes. « Les domestiques et les serviteurs », mettait en garde un radiodiffuseur consacré aux questions intérieures, ne devaient pas être autorisés à assimiler des idées socialistes sur les droits des travailleurs sur des programmes radio étrangers.

Contrairement aux idées simplistes de la relation entre les idées et les modes de vie en Palestine coloniale, les classes qu’elle suit ne peuvent cependant pas être tout simplement rejetées en jugeant que celles-ci s’occidentalisent et occidentalisent leur famille de manière inconsidérée ou adoptent des idées coloniales.

La stabilité ou le soulèvement

En analysant le contenu d’un magazine palestinien peu connu des années 1930, al-Iqtisadiyyat al-Arabiyya (que les éditeurs eux-mêmes ont traduit par The Arab Economic Journal, ou « La revue économique arabe »), Seikaly constate qu’une partie des idées de cette classe moyenne naissante était en effet influencée par des économistes occidentaux comme Adam Smith.

Néanmoins, ils puisaient tout autant leurs idées de penseurs tels que l’historien du XIVe siècle Ibn Khaldun ou le philosophe du XIe siècle al-Ghazali.

Ces « hommes de capital » étaient avant tout préoccupés par la création d’une économie et d’une société palestiniennes stables sur ce qu’ils considéraient comme une structure moderne, écrit Seikaly. Dans leur effort pour atteindre cet objectif, ils jugeaient légitime de puiser dans tout le savoir et toutes les idées qu’ils trouvaient utiles.

Surtout, Seikaly refuse d’évaluer ses objets d’étude exclusivement en fonction de leur attitude à l’égard de la lutte nationale en Palestine. Certains des hommes d’affaires de Haïfa dont elle aborde la vie ont par exemple soutenu le soulèvement de 1936-1939 en contribuant à financer les combattants et les militants palestiniens.

D’autres ont cependant rejeté le soulèvement et le boycott des entreprises et des emplois des Juifs et du mandat britannique, jugeant cela source de troubles et dommageable pour le projet d’édification de la stabilité et de la prospérité, ce qui était pour eux tout aussi légitime à l’époque.

Seikaly met également en évidence les aspects sexospécifiques de cette idée de la société palestinienne développée par la classe moyenne. Analysant des articles et des programmes radio d’époque, elle montre comment ont été promus les idéaux « modernes » de cette « classe moyenne modèle », dont certains membres sont occidentaux, mais qui a été formée dans le dialogue et la tension avec les notions ottomanes et arabes.

Une classe moyenne modèle

Le ménage devait être rigoureusement chronométré et planifié, tandis que les notions d’hygiène et d’ordre occupaient une place prédominante, comme le stipulaient bon nombre des théories sociales des années 1930.

Dans le contexte de la Palestine des années 1930, cependant, ces idées étaient importantes du fait qu’elles étaient articulées de manière à être spécifiquement arabes, et en effet spécifiquement palestiniennes.

S’ils s’intéressaient à des notions et informations et s’ils étaient disposés à les englober, ces hommes et ces femmes considéraient également qu’ils construisaient très spécifiquement une nouvelle Palestine dans laquelle ils pourraient prospérer, tout comme leurs descendants.

De même, par conséquent, ils se définissaient tout particulièrement par opposition aux immigrés sionistes. De nombreux témoignages sur cette période ont tendance à considérer les sionistes européens comme la source des idées modernes et scientifiques en Palestine ainsi que du développement économique et industriel.

Le récit de Seikaly montre que les Palestiniens étaient plus que capables d’explorer des idées (d’Orient et d’Occident) sur la société et l’économie auxquelles ils aspiraient, de puiser dans celles-ci et de les critiquer.

Ce qu’ils n’ont pas su faire, comme le montre en fin de compte Seikaly, c’était résister aux pressions ultimes du colonialisme britannique et du sionisme.

Le fait que les hommes d’affaires dont l’auteure retrace la vie ne sont finalement pas parvenus à construire l’économie et le modèle de société nationale qu’ils recherchaient ne relève pas des explications courantes orientalistes ou sionistes évoquant une désorganisation et une irresponsabilité des Arabes, insiste-t-elle.

Le prix des légumes

Les obstacles auxquels ils faisaient face et les avantages accordés par l’administration du mandat britannique aux entreprises sionistes telles que la Palestine Electric Corporation étaient tout simplement trop grands pour qu’il fût possible de rivaliser.

Pourtant, souligne-t-elle, l’idée d’un échec de leur part limite également la compréhension de leurs efforts aux frontières de la Palestine mandataire. En réalité, à l’instar d’Abdul Hameed Shoman et Abdel Mohsen al-Qattan, beaucoup ont ensuite fondé de grandes sociétés influentes dans le monde arabe.

Seikaly est une auteure merveilleusement engageante qui présente les hommes d’affaires, journalistes et autres personnalités qui peuplent son récit avec clarté et brio, en particulier pour un ouvrage académique qui traite a fortiori d’histoire économique, un sujet souvent aride.

Réduisant le jargon et les théories robustes à leur minimum, elle dépeint ces derniers de manière habile et en des termes susceptibles de retenir l’attention des lecteurs les moins initiés.

Le prix des légumes, les ventes de postes de radio et les débats sur la façon de mesurer l’économie palestinienne pourraient sembler à la fois insipides et éloignés des préoccupations « globales » du colonialisme et de l’immigration sioniste.

Pourtant, à travers un texte particulièrement agréable à lire, Seikaly montre les raisons précises pour lesquelles ces questions étaient toutes étroitement liées en Palestine mandataire et pourquoi leur compréhension est essentielle pour observer comment et pourquoi les aspirations à l’indépendance des Palestiniens ont finalement été écrasées.

Une lecture absolument indispensable.

* Men of Capital : Scarcity and Economy in Mandate Palestine, de Sherene Seikaly (Stanford University Press, 2015)

Sarah Irving est une écrivaine indépendante. Elle a travaillé avec le Mouvement de Solidarité Internationale (ISM) en Cisjordanie occupée en 2001-2002, et avec Olive Co-op, faisant la promotion des produits du commerce équitable palestiniens et des visites de solidarité, en 2004-2006. Elle est l’auteure d’une biographie de Leila Khaled et du Bradt Guide to Palestine, et co-auteure, avec Sharyn Lock, de Gaza : Beneath the Bombs.

De la même auteure :

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- Des femmes de Jérusalem demandent protection contre la violence israélienne - 30 octobre 2015
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14 janvier 2016 – The Electronic Intifada – Vous pouvez consulter cet article à :
https://electronicintifada.net/cont...
Traduction : Info-Palestine.eu - Valentin B.


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