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La flamme de la révolution embrase le mouvement de protestation au Liban

vendredi 9 octobre 2015 - 09h:32

Linah Alsaafin

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Les manifestations générées par la crise des ordures se sont étendues et comprennent désormais des revendications relatives à l’élimination de la corruption politique en général

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Des Libanais se réunissent place des Martyrs lors d’un rassemblement pour protester contre la crise des déchets - Photo : AA

Le mouvement de protestation au Liban qui a commencé comme une manifestation contre la crise des déchets du pays a attiré l’attention pour une autre raison : chose rare, les manifestants dans les rues scandent leurs revendications indépendamment des groupes communautaires/sociaux et des partis politiques.

Le 17 juillet, le contrat du gouvernement avec la société de nettoyage Sukleen a expiré, entraînant la suspension des services de collecte des ordures. Les déchets se sont entassés dans les rues, le soleil brûlant de l’été accentuant l’odeur nauséabonde et des monceaux répugnants obstruant les routes et les carrefours.

Alors que cette crise constitue un des signes les plus évidents de l’effondrement des services de l’État, le mouvement de contestation, en raison d’une participation étendue et variée, a élargi l’éventail de ses revendications à la corruption politique au sens large, aux inégalités auxquelles sont confrontés les nombreux réfugiés et à la situation socio-économique qui accable ce petit pays.

Escalade des manifestations

Le mouvement de protestation n’a que quelques semaines, et la formation de différents groupes a alimenté cet élan, au lieu de le faire capoter.

Le plus connu de ces groupes, le mouvement « You Stink », a été créé par des militants de la société civile en réponse à la crise des déchets début août. Bien que ses membres aient davantage d’influence sur les réseaux sociaux que dans les rues, il n’en restait pas moins le premier groupe à réussir à rassembler un grand nombre de personnes pour manifester. Leur revendication initiale était la démission du ministre de l’Environnement, Mohammed Machnouk, et le traitement de la crise des déchets comme un problème environnemental distinct des autres questions politiques. Ce mouvement insiste sur l’action directe non-violente et sur sa non-participation à l’action politique, de peur de sa récupération par des partis politiques.

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Un Libanais tient une pancarte lors d’un rassemblement de masse contre une classe politique considérée comme corrompue et incapable de fournir les services de base, le 29 août 2015, place des Martyrs à Beyrouth - Photo : AFP

Pourtant, les manifestations se sont engagées dans une autre voie lors du weekend des 22 et 23 août, lorsque des milliers de manifestants ont occupé les principales places de Beyrouth. L’élément déclencheur serait le comportement des forces de sécurité libanaises, qui avaient répliqué avec force lors d’une manifestation tenue quelques jours plus tôt. Des vidéos montrant la brutalité de la police sont devenues virales. Selon Moe Ali Nayel, un journaliste basé à Beyrouth, de nouveaux groupes de manifestants ont été mobilisés et ont revu les revendications à la hausse pour y inclure des questions politiques, telles que la « démission de ministres spécifiques, de l’ensemble du cabinet et même le renversement de l’ensemble de la classe politique. »

« Le cadre initial du mouvement You Stink a été remplacé par des appels à la démission du gouvernement », a déclaré Nayel, « mais, par défaut, cette campagne est restée la représentation publique dominante des manifestations. »

Des infiltrés ou une classe ouvrière en colère ?

Les tensions entre les organisateurs du mouvement You Stink et d’autres groupes ont commencé le 23 août. La veille, des milliers de manifestants avaient fait face à la violence policière. Même les médias n’ont pas été épargnés. Selon Joey Ayoub, l’un des organisateurs de You Stink, des retransmissions en direct et des vidéos ont capturé les images de ces violences, prouvant que celles-ci étaient presque totalement unilatérales – c’est-à-dire, du fait de la police.

« Cela a commencé avec des passages à tabac qui ont été suivis peu après par les canons à eau et les gaz lacrymogènes », a déclaré Ayyoub à Middle East Eye. « Vous pouvez clairement nous entendre crier ‘‘silmiya, silmiya’’ [pacifisme]. Il aura fallu attendre plusieurs heures avant que le gouvernement ordonne aux forces de sécurité de cesser le feu. »

Le lendemain, la manifestation sur la place Riad al-Solh a tourné au vinaigre quand de violents affrontements – impliquant notamment des tirs à balles réelles en l’air et des jets de cocktails Molotov – ont eu lieu entre la police et les manifestants. Le mouvement You Stink n’a pas tardé à qualifier les manifestants qui s’étaient engagés dans ces affrontements comme des « infiltrés » et des « émeutiers » et a cherché à se distancer.

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Deux manifestantes brandissent une pancarte « Je suis infiltrée et fière » à l’extérieur d’un bâtiment gouvernemental à Riad al-Solh, le 29 août 2015, à Beyrouth - Photo : AA

Elia el-Khazen, un membre du forum socialiste, qui fait partie de la coalition al-Chaab Yourid – « le peuple veut », slogan du Printemps arabe, qui rassemble les principaux opposants à la séparation de la crise des déchets du reste des revendications politiques – a mentionné le préjudice causé par les organisateurs du mouvement You Stink en utilisant le terme « infiltrés ».

« Les médias ont eux aussi contribué à créer cette dichotomie entre les manifestants pacifiques et les émeutiers/infiltrés », a déclaré Khazen, soulignant que le gouvernement syrien avait utilisé la même stratégie à l’encontre des manifestants hostiles au gouvernement au début des manifestations en mars 2011.

« Les ‘’infiltrés’’ sont essentiellement des adolescents de la classe ouvrière nés dans les années 2000 », a poursuivi Khazen, qui documente les abus commis contre les personnes arrêtées.

De nombreuses personnes ont accusé les organisateurs du mouvement You Stink d’avoir abandonné la manifestation pour aller place des Martyrs, située à proximité, en laissant les autres manifestants lutter seuls contre la police.

« Ceux qui sont restés à Riad al-Solh appartenaient principalement à la classe ouvrière ou à la classe moyenne inférieure », a déclaré Mahmoud Mroueh, un des manifestants. Les organisateurs du mouvement You Stink, a-t-il ajouté, mériterait d’être étiquetés comme étant de la classe supérieure et libérale, puisqu’ils étaient « prompts à désigner comme ’’infiltrés’’ tous ceux qui étaient bruyants et chahuteurs. »

La colère de ces derniers, bien qu’elle aliène les manifestants de la classe supérieure, est prévisible selon Mroueh « car ce sont ceux qui souffrent le plus en raison de la corruption et de l’incompétence de notre gouvernement. »

« Les affrontements ont revitalisé les manifestations au lieu de les refréner », a déclaré Mroueh, « parce qu’ils incitent de plus en plus de gens issus de la classe ouvrière et de la classe moyenne inférieure à manifester, surtout quand leurs frères, cousins, fils, etc. rentrent chez eux blessés ou ne rentrent pas du tout. »

Ayyoub soutient que le chaos et la confusion qui ont entouré les événements ce jour-là ont été aggravés par une très mauvaise communication.

« Personnellement, je ne sais même pas qui a initié les violences », a-t-il rapporté.

Dépolitisation, sectarisme et respectabilité

Cependant, pour Khazen, la confusion des organisateurs est précisément ce qui a conduit à la dépolitisation des événements de Riad al-Solh.

« Ils ont mis en place d’énormes haut-parleurs qui passaient des chansons [à fond] sur la place des Martyrs, empêchant tout discours ou slogan politique », a-t-il expliqué. « [Ce qui a] laissé le discours dominant alternatif de la ‘’junte militaire’’ et du nationalisme envahir la place et explique l’absence de revendications socio-économiques et de discours sur les inégalités. La coalition al-Chaab Yourid est restée à Riad al-Solh, loin des haut-parleurs, afin de continuer à exprimer ses slogans politiques et à radicaliser les manifestants. »

Certains organisateurs ont tenu le sectarisme qui sévit au Liban depuis des dizaines d’années pour responsable de l’agitation. Des photos de jeunes hommes avec des tatouages chiites ou du Hezbollah ont été diffusées sur les réseaux sociaux et présentées comme une preuve supplémentaire de l’infiltration.

Mroueh a rejeté ces allégations, expliquant que même si certains jeunes hommes se sont effectivement livrés à des chants sectaires au début, ils ont arrêté lorsque d’autres manifestants leur ont demandé.

« Ils se sont mis à scander des slogans contre le sectarisme, et sont même allés jusqu’à maudire haut et fort Nabih Berri [le président chiite du Parlement], quand des gens les ont accusés de travailler pour lui ou d’être ses émissaires », a déclaré Mroueh. « Ces jeunes hommes n’étaient jamais allés à une manifestation où de tels slogans n’étaient pas scandés, c’est tout ce qu’ils connaissaient. »

Mahmoud Mroueh précise qu’il s’agissait plus de « normes bourgeoises de respectabilité » que de véritables accusations de sectarisme.

« Si des sunnites ou des chrétiens ou encore des druzes issus de la classe ouvrière avaient été présents lors de la manifestation, il aurait été dit la même chose à leur sujet que ce qui a été dit sur les chiites, ainsi que sur les réfugiés syriens et palestiniens qui étaient présents », a-t-il affirmé.

Revendications unifiées

Face au changement et à l’évolution constante, il est peu probable que la dynamique de ce mouvement de protestation naissant demeure telle quelle. De nombreux groupes ont formé des coalitions et revu leurs revendications. Les principales revendications sur lesquelles tous les groupes s’accordent comprennent : la tenue d’élections parlementaires non sectaires ; la libération immédiate et inconditionnelle de tous les détenus ; la poursuite des responsables du vol présumé de fonds municipaux et publics ; le transfert du pouvoir du Conseil pour le développement et la reconstruction aux municipalités ; et la mise en cause de la responsabilité de la police en ce qui concerne sa brutalité à l’encontre des manifestants.

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La police antiémeute libanaise utilise des canons à eau pour disperser la foule devant le siège du gouvernement lors d’une manifestation contre la crise des ordures, le 23 août 2015 à Beyrouth - Photo : AA

« La crise des ordures a été le catalyseur », a déclaré Joey Ayyoub. « Le mouvement You Stink n’est pas la seule voix à s’élever et n’a pas le droit de l’être. En fin de compte, nous voulons une démocratie et ce que nous demandons est simplement que l’État de droit soit de nouveau appliqué. »

Le gouvernement a franchi une limite et la population a atteint le point de non-retour, a affirmé Ayyoub.

« Les conditions de vie des gens sont si mauvaises », a déclaré Ayyoub. « Ils n’ont plus rien à perdre à ce stade. Soit le gouvernement trouve un moyen de calmer les choses en démissionnant et en organisant des élections législatives, soit je ne peux tout simplement pas vous dire ce qui va se passer. »

Un avenir incertain

L’incertitude quant à l’avenir témoigne des objectifs difficiles et à long terme qui doivent être atteints afin de remettre le Liban sur pied, et qui comprennent des questions nationales influencées pour beaucoup par l’agitation régionale. Près de la moitié de la population du Liban est constituée de réfugiés palestiniens et syriens qui souffrent de lois discriminatoires en matière d’éducation, de logement et d’emploi. En outre, le pays est divisé entre deux principales coalitions politiques : l’Alliance du 8 mars qui soutient le gouvernement syrien et est appuyée par l’Iran, et l’Alliance du 14 mars qui s’y oppose et est soutenue par l’Arabie saoudite.

« Nous avons un long chemin devant nous », a déclaré Mroueh, soulignant que les vieilles milices dirigées par des seigneurs de guerre doivent être éliminées pour que le mouvement soit un succès. « Nos objectifs à court terme sont la démission de ce gouvernement et la tenue immédiate d’élections législatives. Ensuite, nous verrons quelle direction prendre et comment procéder. »

« Le fait que tant de gens renoncent à leurs affiliations politiques et sectaires est une chose positive dont il faut se réjouir », selon Elia al-Khazen, « mais on dirait que les organisateurs revoient leurs exigences politiques à la baisse afin d’obtenir de petits gains pratiques que le régime va utiliser pour récupérer et détruire l’élan du mouvement. J’espère que je me trompe. »

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* Linah Alsaafin, diplômée de l’université de Birzeit en Cisjordanie, est née à Cardiff au pays de Galles et a été élevée en Angleterre, aux États-Unis et en Palestine. Jeune palestinienne, elle écrit pour plusieurs médias palestiniens et arabes - Twitter :@LinahAlsaafin

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1e septembre 2015 - Middle East Eye - Vous pouvez consulter cet article à :
http://www.middleeasteye.net/news/d...
Traduction : MEE - VECTranslation


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