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L’heure d’un Etat binational est-elle venue ?

lundi 14 mai 2007 - 06h:46

Leila Farsakh - Le Monde diplomatique

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Il y a trois ans, M. Meron Benvenisti, maire adjoint de Jérusalem dans les années 1970, écrivait que la question n’était plus de savoir s’il y aurait un jour un Etat binational en Palestine-Israël, mais de définir quel type de binationalisme serait mis en place (1). Des intellectuels renommés des deux bords, tels que Edward Said ou Azmi Bishara, l’historien Ilan Pappé, les universitaires Tanya Reinhart et Virginia Tilley, ainsi que les journalistes et militants Amira Haas et Ali Abunimah, ont affirmé le caractère inévitable d’une telle solution (2). De nombreux ouvrages défendent désormais cette idée. Tous partent d’un même constat : l’échec des accords d’Oslo et le morcellement des Territoires palestiniens occupés en de multiples bantoustans (3).

Bref, la région avance vers l’abîme d’un nouvel apartheid plutôt que vers la coexistence de deux Etats indépendants viables. L’idée d’un Etat binational n’est pas nouvelle. Elle est née dans les années 1920 au sein d’un groupe d’intellectuels sionistes de gauche, dont les figures de proue étaient le philosophe Martin Buber, le premier recteur de l’Université hébraïque de Jérusalem Judah Magnes, et Haïm Kalvarisky, membre du Brit Shalom puis de l’Ihoud (« Union »). Marchant sur les traces de l’écrivain Ahad Ha’am, ils considéraient le sionisme comme une quête pour la renaissance culturelle et spirituelle des juifs, laquelle ne pouvait se réaliser sur une injustice. Il était donc essentiel de fonder une nation et non nécessairement un Etat juif indépendant, surtout pas aux dépens des habitants d’origine. Magnes soutenait que le peuple juif n’avait pas « besoin d’un Etat juif pour préserver son existence (4) ».

Sous le mandat britannique (1922-1948), les adeptes de l’option binationale restèrent minoritaires au sein du mouvement sioniste, mais ils étaient influents. Ils se firent entendre des cercles sionistes officiels et dans l’arène internationale, notamment au cours des auditions menées en 1947 par la Commission des Nations unies sur la Palestine (United Nations Special Committee On Palestine), qui, finalement, recommanda le partage. Ils s’opposèrent vivement à cette proposition, défendant l’option d’un Etat binational rattaché à une Fédération arabe. Pour sauvegarder les aspirations nationales juives à une autonomie culturelle et linguistique, les binationalistes proposèrent une structure fédérale qui ne compromettrait pas les droits fondamentaux de tous les citoyens. Ils prônaient, conformément à l’esprit du mandat britannique, la création d’un conseil législatif sur la base d’une représentation proportionnelle, promouvant certes les droits nationaux mais sans le faire au détriment de l’égalité des droits politiques entre citoyens.

Avec le plan de partage de la Palestine adopté par l’Assemblée générale des Nations unies le 29 novembre 1947 et la première guerre israélo-arabe de 1948-1950, l’idée de l’Etat binational est mise à l’écart. On a souvent attribué son échec à son caractère idéaliste et à son incapacité à prendre en compte les réalités sur le terrain. Est-ce vrai ? Du point de vue de Magnes, l’Etat binational était la seule option réaliste permettant de sauvegarder la communauté juive en Palestine, d’autant que celle-ci était minoritaire. En fait, cette option a échoué parce que les principaux protagonistes politiques la rejetaient : les organisations sionistes n’en voulaient pas ; le Royaume-Uni ne l’encourageait pas ; et les Arabes la considéraient avec beaucoup de suspicion.

Le projet ressuscita, sous une forme nouvelle, en 1969, avec les déclarations du Fatah, l’organisation de Yasser Arafat, sur l’établissement d’un Etat démocratique en Palestine. Cet Etat devait mettre fin aux injustices causées par la création d’Israël et par l’expulsion de sept cent cinquante mille Palestiniens de leurs villages, et ce par l’application du droit au retour - le Fatah n’en acceptait pas moins la présence juive en Palestine. Bien qu’appelant à la destruction des structures de l’Etat d’Israël, considéré comme une entité coloniale, il défendait la notion d’un Etat unique pour tous ses citoyens, musulmans, chrétiens et juifs. Ce fut la première tentative palestinienne officielle de poser la question du rapport entre droits nationaux et droits individuels des citoyens.

Cette proposition ne suscita de réaction positive ni en Israël ni sur l’arène internationale et, dans les décennies qui suivirent, la possibilité des deux Etats resta la seule envisagée. En dépit des déclarations de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) en faveur d’un Etat démocratique, Arafat prépara les Palestiniens à accepter le partage, ce que les conseils nationaux de l’OLP avalisèrent en 1974 puis, de manière plus claire, en 1988, avec la proclamation de l’indépendance palestinienne et l’acceptation du plan de partage des Nations unies. Un Etat palestinien indépendant, fût-il sur 22 % du territoire d’origine, était la seule option possible.

Cauchemar d’un nouvel apartheid
La longue marche des Palestiniens vers la reconnaissance et l’établissement d’un Etat indépendant culmina en 1993 avec les accords d’Oslo. Leur réussite majeure, et probablement la seule, fut, comme le déclara le premier ministre israélien de l’époque Itzhak Rabin, de reconnaître officiellement qu’Israéliens et Palestiniens étaient « destinés à vivre ensemble sur la même terre ». Mais la grande tragédie d’Oslo fut de transformer le rêve de deux Etats en cauchemar d’un nouvel apartheid. Depuis 1994, les Palestiniens se trouvent de facto emprisonnés, et non libérés, par le système des permis octroyés par les Israéliens, par l’installation de plus de cinquante check-points permanents et de terminaux principaux qui divisent le territoire en huit principaux bantoustans, et par le doublement du nombre de colons israéliens, qui sont désormais plus de quatre cent mille. Depuis 2002, l’administration palestinienne a été encore plus morcelée à la suite de la construction d’un mur de séparation de plus de sept cents kilomètres qui, une fois terminé, amputerait la Cisjordanie de 46 % de ses territoires (5).

Dans ces conditions, qu’est-ce qui rend l’Etat binational crédible ? D’abord, le partage apparaît de moins en moins comme une réponse aux aspirations nationalistes du sionisme et des Palestiniens. Contrairement à la situation d’avant 1947, où le partage n’avait pas encore été mis à l’épreuve, la solution des deux Etats s’est matérialisée sur le terrain par la domination totale d’Israël. Malgré le compromis historique consenti en 1993, les Palestiniens n’ont pas obtenu un Etat reconnu et viable. D’autre part, le nationalisme palestinien a montré ses limites avec des dirigeants qui ont été incapables de mener leur peuple à l’indépendance et qui se déchirent désormais. Enfin, le partage a aussi échoué à donner aux juifs la sécurité qu’Israël leur avait promise : dans les années 1990, environ quatre cents Israéliens furent tués au cours d’attentats-suicides ; depuis le début de la seconde Intifada, en septembre 2000, un millier d’entre eux ont été tués, et l’antisémitisme croît dans certains pays du monde.

Entre-temps, la réalité démographique sur le terrain continue de fragiliser la viabilité de tout plan de partage. On comptait en 2005 un total de 5,2 millions d’Israéliens vivant entre la Méditerranée et le Jourdain, contre 5,6 millions de Palestiniens. Même après son retrait de Gaza en 2005, et malgré son plan de démarcation des frontières avec la Cisjordanie, Israël devra faire face à une croissance démographique beaucoup plus rapide du côté palestinien que du côté israélien, croissance qui pèsera économiquement mais aussi politiquement, la population arabe étant privée de droits réels.

Un autre facteur rend la solution d’un Etat unique plus séduisante : la citoyenneté fondée sur la justice et l’égalité, sur l’inclusion et non sur l’exclusion nationaliste. L’histoire a démontré, ici comme ailleurs, que le partage ne peut réussir sans expulsion et transfert de population. Cela pose un problème éthique. Sur le plan moral, la paix ne pourra jamais être instaurée sans une juste résolution du problème des réfugiés, avec le droit au retour ou la compensation des biens perdus, comme l’exige, dès 1948, la résolution 194 de l’Assemblée générale des Nations unies. Cependant, le droit au retour tout autant que la croissance démographique palestinienne mettent en danger le caractère juif de l’Etat d’Israël, ce qui a toujours été une contradiction insoluble pour les Israéliens.

Selon l’historien Tony Judt, c’est là que réside la limite d’Israël, son caractère anachronique : aucun Etat ne peut prétendre à la démocratie et pratiquer parallèlement l’exclusion ethnique, particulièrement après les crimes du siècle dernier (6). Pour Virginia Tilley, le partage, et avec lui l’existence d’Israël, est « d’emblée voué à l’échec, du fait qu’il repose sur l’idée discréditée - mais sur laquelle le sionisme politique mise toute son autorité morale - qu’un groupe ethnique peut légitimement revendiquer de dominer formellement et de façon permanente un Etat territorial (7) ».

Défendre un Etat démocratique amène à redéfinir le concept d’Etat et à redonner à la démocratie la priorité sur le nationalisme. Comme l’explique Ali Abunimah, il permettrait « à toute la population de vivre et de jouir du pays tout entier tout en préservant les diverses communautés et en répondant à leurs besoins spécifiques. Il pourrait permettre de déterritorialiser le conflit et de neutraliser les enjeux de la démographie et de l’ethnicité comme sources de pouvoir et de légitimité politiques (8) ».

C’est là précisément que se situe le défi puisque ce conflit, comme beaucoup d’autres, continue à être territorial. L’ethnicité et plus encore la religion restent les sources de la légitimité et de la quête du pouvoir. Les défenseurs d’un Etat démocratique unique constatent cependant une mobilisation populaire croissante en faveur de cette solution, qui s’inspire du modèle de l’Afrique du Sud. Des campagnes de boycottage sont organisées à plusieurs niveaux en Europe et aux Etats-Unis contre ce que l’on qualifie de plus en plus d’apartheid israélien (9). Des groupes en Israël et en Palestine se mobilisent contre le mur et cherchent à définir une stratégie commune de résistance visant la politique israélienne - non la population juive - et fondée sur l’égalité des droits des citoyens - non sur des Etats séparés.

Le problème, cependant, demeure que les trois principaux acteurs politiques sont loin d’être convertis à cette idée. La classe politique et une majorité d’Israéliens souhaitent la séparation, comme le montre le soutien écrasant au mur. La « communauté internationale » se fixe pour but une solution biétatique, sans toutefois agir pour la mettre en ?uvre ou contrôler son avancement. Le leadership palestinien, quant à lui, n’a plus de stratégie, au point que des combats violents continuent d’opposer le Hamas au Fatah. C’est peut-être dans cette impasse que se trouve une lueur d’espoir : il aura fallu soixante ans pour mettre à l’épreuve le partage et assister à ses limites ; le temps n’est-il pas venu de réfléchir à des solutions originales et inédites ?


Notes :

(1) Meron Benvenisti, « Which kind of binational state ? », Haaretz, Tel-Aviv, 20 novembre 2003.
(2) Voir, entre autres, www.one-democratic-state.org pour les adeptes de l’Etat unique.
(3) Cf. « De l’Afrique du Sud à la Palestine », Le Monde diplomatique, décembre 2003.
(4) Judah Magnes, Like All Nations, Weiss Press, Jerusalem, 1930.
(5) Btselem database, www.btselem.org/english/statistics. Lire également Dominique Vidal et Philippe Rekacewicz, « Comment Israël confisque Jérusalem-Est », Le Monde diplomatique, février 2007.
(6) Tony Judt, « Israel : the Alternative », New York Review of books, 23 octobre 2003.
(7) Voir « Bibliographie ».
(8) Idem.
(9) Voir par exemple la campagne « Boycott, Divestment and Sanctions Againt Israel » (campagne palestinienne de boycottage et de sanctions contre Israël). Cette campagne a été lancée par la société civile palestinienne, avec cent six organisations non gouvernementales, plus de vingt fédérations syndicales, quelques groupes d’universitaires et de réfugiés.

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Leila Farsakh est enseignante en science politique à l’Université du Massachusetts, Boston.

Leila Farsakh - Le Monde diplomatique, mars 2007


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