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Une voix triomphale : Eduardo Galeano (1940-2015)

mercredi 22 avril 2015 - 07h:14

Hamid Dabashi

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L’écrivain uruguayen Eduardo Galeano a joué un rôle déterminant en transformant l’historiographie de la région.

A la mi-avril, peu après mon retour à New York d’un bref éjour à Doha où je participais à une conférence sur les répercussions régionales de l’accord nucléaire iranien, j’ai appris la triste nouvelle du décès d’Eduardo Galeano (1940-2015), cet esprit critique raffiné de l’Amérique latine dont l’œuvre a eu un impact durable sur ma génération de penseurs post-coloniaux.

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Eduardo Galeano

Le séjour à Doha était plutôt traumatisant : j’ai vu la pensée régionale sombrer dans le style néfaste du sectarisme religieux et du nationalisme ethnique, auxquels adhèrent non seulement les régimes en Iran et en Arabie saoudite, au profit de leur image et de leurs intérêts politiques, mais également, à ma surprise, un large spectre d’intellectuels et d’universitaires arabes.

L’attristante annonce du décès de Galeano rappelait aussi opportunément combien la pensée critique peut être catégoriquement, conceptuellement et épistémologiquement libérée des pièges de la myopie en politique régionale, tout en virant soudainement de bord.

Eduardo Hughes Galeano fut un journaliste, un romancier et un penseur critique uruguayen mondialement célèbre, dont le livre pionnier : « Les Veines ouvertes de l’Amérique latine » (Las venas abiertas de América Latina, 1971) fut un texte innovateur, bien avant que feu le Président vénézuélien Hugo Chavez n’en fasse cadeau au Président étatsunien Barack Obama.

Mais Galeano est réputé au sein d’un cercle de lecteurs bien plus vaste

La réputation régionale de Galeano remonte aux années ’60 où, lui-même éditeur de « Marcha », un hebdomadaire très populaire, il intégra le mouvement intellectuel et littéraire latino-américain, côtoyant des sommités telles que le Péruvien Mario Vargas Llosa et le Cubain Roberto Retamar. Le lectorat extrêmement varié que rassemblèrent ces penseurs finit par se diffuser bien au-delà des frontières des Amériques.

Galeano a eu une influence considérable, ce fut une figure-clé parmi les grands penseurs de l’Amérique du Sud qui ont métamorphosé l’historiographie de leur région, et par-là même, celle du monde, en devenant la voix créative d’une histoire alternative, un mode de pensée et d’écriture subalterne, avant que les Etudes subalternes ne soient créées par les historiens bengalis qui ont popularisé le terme.

« Tissant la tapisserie d’anecdotes historiques quelquefois obscures », comme l’a justement formulé un observateur, « les livres de Galeano présentent des histoires alternatives qui accordent un poids égal aux souffrances des opprimés et aux grandes réalisations de personnages historiques mieux connus. Pour certaine, ces livres ont été des cris de ralliement. Galeano soulignait qu’il tentait simplement de démasquer la réalité, pour révéler le monde tel qu’il est, tels qu’il était, et tel qu’il pourrait être si nous le changions ».

Le plus beau des jeux

Tandis que le monde de la littérature et de la critique connaissent avant tout Galeano pour sa brillante intelligence, sa prose sublime et son inlassable esprit critique, un cercle bien plus vaste de lecteurs célèbre son approche du plus beau des jeux. Dans « Le Football : Ombre et lumière » il a offert la lecture la plus unanimement célébrée du foot en tant que jeu ayant de multiples implications historiques.

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Hugo Chavez offre à Barack Obama un exemplaire des « Veines ouvertes de l’Amérique latine » de l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano - Photo : AFP

« Heureusement, sur le terrain on peut voir, même si ce n’est qu’une fois sur cent, un insolent vaurien qui bouscule le script et commet la gaffe de dribbler en remontant tout le côté adverse, l’arbitre et la foule dans les tribunes, tout cela pour le plaisir charnel d’étreindre l’aventure interdite de la liberté ... ». (1)

Comme beaucoup d’intellectuels de sa génération, Galeano a dû quitter son Uruguay natal, exilé d’abord en Argentine puis en Espagne pour échapper aux formes successives de dictature qui tout d’abord lui ont rendu la vie insupportable en ces lieux tout en ouvrant son esprit critique à des horizons alternatifs. La trilogie « Mémoire du feu » expérimente sur des réflexions lyriques ouvrant à l’historiographie contemporaine un état d’esprit entièrement différent.

Je regrette que dans les capitales arabes, de Doha au Caire, les verts horizons de cet être-au-monde cosmopolite qui inclut le bel esprit d’ Eduardo Galeano sont à présent contraints à la clandestinité, sous l’horrible sectarisme de forces contre-révolutionnaires auxquelles participent, hélas, certaine intellectuels arabes et musulmans influents.

Alors que je pleure le silence intemporel dans la voix robuste et triomphante de Galeano, je puise dans la mémoire de son esprit magnifique qui a embelli toute une génération de penseurs si entièrement libérée de ce genre de maladies honteusement myopes, une voix qui a ouvert des perspectives tellement plus nobles sur le pourquoi et le comment de notre existence en ce monde.

Repose en paix, Eduardo Galeano. Sois remercié pour le brillant soleil de joie rebelle que tu as projeté sur tant de ténèbres de notre monde.
Hasta Siempre, Comandante !

(1) Voir aussi : "Les intellectuels, le peuple et la ballon rond" de Jean-Claude Michéa,


* Hamid Dabashi est un professeur irano-américain titulaire de la chaire Hagop Kevorkian en Etudes iraniennes et Littérature comparée à l’Université Columbia de New York. Collègue et ami d’Edward Saïd, il poursuit sa réflexion critique dans le champ des études postcoloniales. Son compte twitter : @HamidDabashi

Du même auteur :

- Porter le deuil pour Gaza - 27 août 2014
- Combien de Palestiniens ont été tués à Gaza ? - 1er août 2014
- Attaques israéliennes contre Gaza : peut-on accuser le Hamas de provocation ? - 25 juillet 2014
- Le problème palestinien d’Obama - 1er juillet 2008

16 avril 2015 - al-Jazeera - Vous pouvez consulter cet article à :
http://www.aljazeera.com/indepth/op...
Trauction : Info-Palestine.eu - AMM


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