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L’examen de fin d’études de Boushra

vendredi 11 mai 2007 - 23h:17

Gideon Lévy - Ha’aretz

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Du sang sur les mains : les empreintes pourpres de deux mains tachent le mur blanc. Le sol en céramique étincelante dans les tons bruns, les murs peints en blanc et dans des tons pastel doux : leur nouvelle maison, après la destruction par l’armée israélienne de leurs deux maisons précédentes. Les empreintes de mains couvertes de sang demeurent, tel un témoignage muet sur le mur de la cage d’escalier intérieure qui conduit au deuxième étage de la maison.

C’est ici que se trouvait Rouqiya quand, terrorisée, elle a frappé le mur de ses mains couvertes du sang de sa fille, criant son désespoir et appelant les voisins à l’aide. Elle frappait, frappait, laissant les empreintes de ses mains, tandis qu’au dehors, les jeeps se tenaient en file, semant la terreur, que des tireurs d’élite étaient postés sur le toit de l’immeuble à étages dans la descente de la rue et que dans l’autre pièce, Boushra gisait, morte, dans une mare de sang qui allait s’élargissant, un trou au milieu du front.

Le sang a coulé sur le cahier de grammaire, le trempant complètement. Le stylo vert était lui aussi couvert de sang. Il est encore là, entre ces parchemins de sang. Le cahier de grammaire de Boushra Bargis (Al-Wahash), la matière scolaire d’une jeune fille qui se préparait à son examen de fin d’études.

Entre les pages du cahier devenu une espèce de livre souvenir, on a déposé la photo de la morte : sourire contracté, yeux mi-clos et un petit trou dans le front. Boushra, 17 ans, a été tuée par la balle du tireur d’élite, une balle au milieu du front, alors que la jeune fille faisait allait et venait dans sa chambre, le cahier de grammaire dans les mains, révisant la matière de l’examen du lendemain. Un coup dans le mille. Les lampes étaient allumées dans la pièce. On peut présumer que le sniper a vu sur qui il tirait, quelle vie il ôtait avec une aussi terrifiante légèreté.


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Le cahier taché de sang de Boushra avec sa photo prise après sa mort. Elle gisait sur le sol, dans une mare de sang, son cahier à la main.
(Ph. Miki Kratsman)

Divertissement de sniper ? Une unique balle au milieu du front d’une adolescente et deux balles dans la porte du réfrigérateur « Amcor XL », dans la nouvelle cuisine située dans le prolongement de la chambre de Boushra, l’endroit où se cachaient les femmes de la maison : Rouqiya, sa fille Souqeina âgée de 23 ans et sa petite-fille, Darine, 3 ans. Deux femmes, une adolescente et une toute petite fille, dans une maison où les soldats croyaient que se cachait un homme recherché, Abed Al-Rahman Al-Wahash, le frère de Boushra. Dans un contraste atroce avec la version de l’armée israélienne, tous les témoins visuels rapportent que l’appel à sortir de la maison n’est venu qu’après que le sniper eût assassiné Boushra de sang froid. La logique conduit elle aussi à penser qu’il en a été ainsi : aucune adolescente n’aurait continué à étudier alors que les soldats appelaient d’en bas à évacuer la maison. Trois balles de sniper, tirées d’une distance de 150 mètres environ, ont coupé net la préparation de Boushra à son dernier examen.

« Avanti popolo », au checkpoint de Jénine. Deux soldats de l’armée israélienne, des policiers militaires, parlent arabe entre eux, en marchant de long en large, dés ?uvrés. Une voiture de location fait irruption au checkpoint et il en sort un vieux touriste britannique. « Est-ce qu’il faut attendre ici ? », demande-t-il surpris, convaincu qu’il s’agit de l’accès à une route à péage. « Allez où ? », demande le premier sergent Hikmat dans un anglais approximatif. « Jérusalem », répond le touriste qui s’empresse de sortir de la boîte à gants de la voiture, en guise de preuve, une carte routière qu’il a reçue de la société de location. Le Britannique montre avec assurance le chemin le plus court jusqu’à la capitale, en passant par Jénine, évidemment. La Ligne Verte est morte sur les nouvelles cartes des sociétés de location et le Britannique ne sait à quel saint se vouer.

Un taxi jaune de Jénine nous conduit rapidement à l’intérieur du camp de réfugiés. Son chauffeur est ébahi de l’identité de ses passagers juifs. Le seul hôpital de la ville est encore fermé du fait de la grève des travailleurs qui ne reçoivent pas leur salaire. La nouvelle route du camp rénové est déjà semée de trous.

L’armée israélienne entre maintenant toutes les nuits dans le camp, semant la terreur dans le c ?ur de ses habitants et en particulier dans le c ?ur des enfants. Au début, il n’y avait pas de résistance et les soldats faisaient sortir dans le froid, chaque nuit, des dizaines d’hommes à moitié nus. Ces dernières semaines, les jeunes gens armés du camp ont décidé de ne plus rester passifs et ils ont commencé à accueillir les jeeps avec des charges explosives bricolées à partir de bonbonnes de gaz qu’ils déposent en bordure de chemin, au c ?ur du camp. Boum après boum, le bruit des explosions et des tirs, les nuits ici sont maintenant des nuits de cauchemars, des nuits blanches, avec des enfants qui mouillent leur lit et des parents impuissants qui tremblent pour eux.

Il y a deux semaines, le samedi soir, cela a aussi été une nuit agitée de ce genre-là. Dans l’après-midi, des soldats de l’armée israélienne avaient tué trois hommes armés dans la ville, et les esprits étaient démontés. Dans sa chambre du deuxième étage de la maison rénovée située près de la mosquée du camp, Boushra préparait son examen final de langue. Elle était orpheline de son père, décédé il y a huit ans des suites d’une maladie. Un de ses frères, Abdallah, a été condamné il y a cinq ans à 23 ans de prison en Israël pour atteintes à la sécurité ; un autre de ses frères, Abed El-Aziz, vient d’être libéré au terme de deux années de détention administrative sans procès : des soldats étaient venus chercher le troisième frère Abed El-Rahma, un militant du Jihad islamique recherché depuis deux ans pour son activité au sein du mouvement, et ils avaient arrêté Abed El-Aziz à sa place.

Pendant des années, Boushra a été la seule de la famille à être autorisée à aller voir Abdallah en prison. La mère, qui a l’expérience de la souffrance, n’a été autorisée à rendre visite à son fils que six fois en cinq ans. Depuis que Boushra a été tuée, Israël n’a même pas laissé Abdallah parler au téléphone avec sa mère en deuil. Il est détenu dans la prison d’Ashkelon, est bien sûr au courant de l’assassinat de sa s ?ur et ne peut pas réconforter sa mère. Abdallah a été arrêté en novembre 2002, le jour où l’armée israélienne a tué un employé de l’UNRWA dans le camp, le Britannique Ian Hook. Il y a quatre mois, sa s ?ur lui a rendu visite pour la dernière fois.

L’examen terminal en histoire s’était tenu samedi matin, et Boushra s’était ensuite rendue dans son ancienne école fondamentale qui organisait une « journée portes ouvertes », avec spectacles et buffet. Quelques jours plus tôt, Boushra avait reçu un prix pour sa plus grande distinction dans ses études : une horloge en forme de château coloré, avec une tourelle et des fleurs à l’avant. L’horloge est arrêtée.

Dans l’après-midi, elle était rentrée à la maison, elle avait mangé et avait commencé à préparer l’examen de langue, fixé au lendemain. Le samedi précédent, elle s’était encore accordé de partir en excursion avec quelques camarades de classe. La photo est là, qui sera donc la dernière photo de Boushra vivante : quatre jeunes filles portant leur uniforme à rayures, la tête couverte d’un foulard, s’appuyant doucement les unes contre les autres, inondant l’appareil photo de sourires hésitants, avec à l’arrière-plan le site touristique de Wadi Al-Badin, sur la route de Naplouse. Les rayons du soleil percent à travers les arbres. Aucune de ces jeunes filles ne savait que cette photo deviendrait, une semaine plus tard exactement, une photo commémorative. Boushra voulait devenir avocate.

Dans l’après-midi, elle avait demandé à son frère de lui acheter des stylos, pour ne pas tomber en panne le lendemain, à l’examen. Abed El-Aziz lui en a acheté cinq à bon marché, dont celui resté fiché entre les pages du cahier ensanglanté. Ensuite mère et fille ont dit la prière du soir et de la nuit, et entre les deux prières, Boushra a continué de réviser sa matière.

Elle avait l’habitude d’étudier en marchant. Mémorisant tout en marchant de long en large. Aux alentours de neuf heures du soir, on a entendu du bruit venant de la rue et la mère s’est empressée d’aller ouvrir la fenêtre : tous feux éteints, une longue file de jeeps approchait de la maison qui se trouve à la limite du camp.

Boushra est tout de suite allée chercher sa petite nièce Darine qui dormait sur un matelas placé sous une fenêtre pour l’amener dans la cuisine située à l’arrière de l’appartement et l’éloigner de la tempête qui s’annonçait. Puis elle est retournée dans sa chambre et a continué à étudier, face à la fenêtre ouverte. Les autres femmes de la maisonnée se pelotonnaient dans la cuisine. Les soldats n’ont pas donné l’ordre de sortir de la maison et les femmes étaient convaincues que les soldats avaient surgi à cause des troubles qui avaient eu lieu dans la ville, au cours de cette journée tumultueuse et meurtrière.

Alors que les femmes se serraient dans la cuisine et que Darine dormait par terre, elles ont entendu un bruit étrange. Elles ont été sidérées de découvrir deux balles fichées dans la porte du réfrigérateur. Rappelons-le : la cuisine se trouve à l’arrière de l’appartement, au deuxième étage, et pareil tir ne pouvait partir que de la maison située en droite ligne avec la cuisine, dans la pente de la route de sortie du camp, à environ 150 mètres. Déjà dans le passé, des soldats et des tireurs d’élite s’étaient cachés dans cette maison-là.

A la vue des deux balles fichées dans le réfrigérateur, Rouqiya a immédiatement appelé sa fille qui étudiait dans la chambre voisine. Ne recevant pas de réponse, la mère a couru vers la chambre : Boushra était étendue par terre, sur le dos, dans une mare de sang qui se formait sous sa nuque, un trou dans le front et son cahier à la main. Elle était étendue loin de la fenêtre, au milieu de la chambre. Il n’est pas nécessaire d’être un expert en balistique pour se convaincre que ces balles ne peuvent avoir été tirées depuis les jeeps stationnées au pied de la maison.

Rouqiya savait que sa fille était morte. Elle s’est mise à appeler à l’aide et à frapper le mur de la cage d’escalier, puis elle est montée sur le toit de la maison d’où elle a encore appelé à l’aide. Après que ses cris se soient fait entendre, et seulement après que ses cris se soient fait entendre - selon ce que disent les femmes de la maison ainsi que G. Z., un témoin particulièrement fiable selon nous et qui se trouvait chez les voisins - c’est seulement alors qu’on a entendu, par haut-parleur, les soldats sommer les femmes de sortir de la maison.

C’est là un point central, parce que l’armée israélienne a déclaré le lendemain que les femmes avaient été appelées à sortir et que Boushra était restée seule dans la maison en dépit des appels.

Elles sont sorties dans la rue, sur l’ordre des soldats (dont aucun n’osait sortir des jeeps stationnées au pied de la maison), laissant derrière elles, dans sa chambre, Boushra ensanglantée et déjà morte. « Vous avez tué ma fille », criait Rouqiya aux soldats, en frappant de toutes ses forces sur le côté des véhicules blindés. Mais nul n’en est sorti. Elle a dit aux soldats que la porte de la maison était ouverte et qu’ils pouvaient entrer, chercher l’homme recherché ou voir le corps de sa fille morte, mais nul n’est entré dans la maison.

« Pourquoi ne sont-ils pas entrés dans la maison ? Pourquoi ne nous ont-ils pas dit tout de suite de sortir ? S’ils nous avaient appelées plus tôt, nous serions sorties immédiatement », dit Rouqiya. Les soldats ont ordonné à Rouqiya de montrer sa carte d’identité, mais elle dit avoir refusé. Elle a seulement supplié de pouvoir, ainsi que sa fille, retourner auprès de Boushra, mais elle dit que les soldats ne les y ont pas autorisées.

Une demi-heure plus tard environ, une ambulance palestinienne est arrivée ; les infirmiers sont entrés dans la maison et ont descendu Boushra sur un matelas jusqu’au seuil de la maison. Dehors se tenaient sa mère, sa s ?ur et sa nièce, tremblant de tout leur corps. Elles disent être restées comme ça environ une heure, peut-être plus. Le corps étendu sur un matelas, à l’entrée de la maison, et elles qui se tenaient là, agitées, pieds nus dans la rue, avec la petite Darine terrifiée, blottie dans les bras de sa mère, et les mains de Rouqiya encore couverte du sang de sa fille, tandis que les soldats demeuraient à l’intérieur des jeeps. Puis tout à coup, les soldats ont lancé des grenades fumigènes et sont partis comme ils étaient venus, laissant les femmes de la famille avec le corps.

Réaction du porte parole de l’armée israélienne : « Le 21 avril, au cours d’une opération d’une unité de l’armée israélienne qui se déplaçait à proximité du camp de réfugiés de Jénine, plusieurs charges explosives ont été lancées contre elle et elle a également essuyé des tirs à plusieurs reprises. L’unité a riposté en direction de l’origine des tirs. L’enquête a montré que l’unité avait repéré avec certitude que l’on avait tiré à plusieurs reprises depuis une fenêtre d’un bâtiment. A la fenêtre voisine, a été repérée une silhouette tenant une arme et un tir a été effectué dans sa direction. Après l’opération, une information est parvenue au QG de coordination et de liaison, selon laquelle une jeune Palestinienne avait été tuée. »

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Gideon Lévy

Le tapis imbibé de sang a été roulé, monté sur le toit de la maison et déposé à côté de l’antenne satellite. La maison d’où il semble que le tireur d’élite ait tiré et tué Boushra est visible en face. Une photo d’Abdallah, le prisonnier, est accrochée au mur de la chambre où sa s ?ur a été tuée. On y joindra maintenant, juste à côté, sa photo à elle. Dans un cadre repose une très grande photo de Boushra, l’adolescente qui ne s’est pas rendue dimanche à son examen de fin d’études.


Du même auteur :

- Qui est libre au carrefour des Martyrs ?
- Bingo dans le village des martyrs.


Gideon Lévy - Ha’aretz, le 4 mai 2007
Version anglaise : Bushra’s final exam
Traduit de l’hébreu par Michel Ghys


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