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Le massacre des innocents et le fardeau moral

mercredi 4 mars 2015 - 19h:05

Azmi Bishara

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L’assassinat des Coptes égyptiens en Libye est un crime odieux qui ne peut être justifié en pointant du doigt les crimes des dirigeants égyptiens.

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Vingt-et-un travailleurs égyptiens, immigrés dans une situation dangereuse pour simplement pouvoir nourrir leurs familles, ont été décapités par l’ISIL dans la province libyenne de Tripoli

On n’a pas besoin d’une imagination fertile pour se représenter l’ampleur de la misère qui oblige des soutiens de famille à quitter leur pays pour essayer de gagner leur vie dans la lointaine Libye - même dans les circonstances difficiles qui y prévalent actuellement.

Beaucoup plus difficile à imaginer, cependant, est ce qui pouvait motiver ceux qui non seulement les a égorgés avec une telle brutalité, mais se sont en même temps vanté du massacre en le filmant.

L’histoire des régimes arabes est jonché de cas non filmés de tortures et de massacres de leurs adversaires. Au début de la révolution syrienne, nous avons vu des images brutes, prises avec les téléphones mobiles, des atrocités perpétrées par les forces du régime.

Nous avons vu des gens sans défense battus, insultés, même piétinés avec des bottes, le tout pour terroriser et intimider les dissidents - les films nous montrant comment pouvaient être traités les partisans de l’opposition tombés entre les mains du régime.

Condamner la violence perpétrée par le régime ne nous oblige pas à prendre en compte le comportement de l’opposition. Rien dans ce monde ne peut justifier une telle violence - physique ou psychologique. Tel serait le jugement moral de toute société saine et de toute force politique crédible opposée à la tyrannie.

La réaction au massacre des 21 travailleurs égyptiens en Libye devrait aller dans le même sens, parce qu’ils étaient d’abord et avant tout des êtres humains, nos semblables.

Une véritable condamnation morale n’est pas fondée sur « le caractère sacré du sang égyptien » mais sur le caractère sacré de la vie humaine elle-même. Il n’y a aucune raison de s’arrêter aux affiliations religieuses, ethniques ou autres des victimes.

Le régime en Égypte est un régime criminel et il s’est engagé dans l’assassinat de masse. De plus, des enregistrements fuités ont exposé la folie de dirigeants qui se croient d’intelligents escrocs et qui dans le style macho-fanfaron se retrouvent trop souvent dans le monde des officiers militaires.

Mais mentionner les crimes du régime alors que l’on condamne le massacre [en Libye] prend des apparences de justification du meurtre et atténue le caractère absolu et la clarté d’une condamnation qui devrait toujours être dépourvue du mot « mais ».

Certains de ceux qui émettent des réserves au sujet de la condamnation absolue prétendent que l’élucidation qui suit le « mais » a pour but d’expliquer, pas de justifier. Il y a une mince ligne entre les deux - une ligne qui brouille les politiciens quand ils deviennent analystes pleins d’arguments, même quand le sang éclabousse nos écrans de télévision.

Se dissimuler derrière l’État islamique

Comme certains insistent sur l’analyse, nous devons nous aussi analyser.

Tout d’abord, les vices des régimes arabes et des contre-révolutions sont couverts par la guerre contre l’État islamique (EI), qui est devenu une nouvelle raison d’être pour les régimes.

Cela ne fait que rendre encore plus odieux les crimes de l’EI.

Deuxièmement, il n’y a pas de relation entre le meurtre tourné en spectacle de personnes innocentes, et la nature du régime au pouvoir en Égypte ou la situation en Libye. L’EI a procédé de même dans de nombreux autres endroits, même si dans des circonstances différentes, en Irak et en Syrie.

Et l’EI choisit ses mots quand il parle du meurtre « des adorateurs de la croix » - un terme non islamique pour identifier les chrétiens, les habitants indigènes d’ici que l’Islam des temps anciens - que les extrémistes prétendument révèrent - a traités comme des croyants et Gens du Livre.

L’EI n’a pas hésité à tuer des musulmans de différentes confessions, soit. Même les salafistes n’ont pas été épargnés par ses poignards et ses bombes en Syrie. Alors, en quoi cela est-il lié au régime en Égypte ?

Il est crucial d’utiliser notre intelligence pour comprendre l’émergence de l’EI à la suite de l’occupation de l’Irak et du mariage repoussant entre les forces américaines et le régime sectaire.

Et nous pouvons également conclure, par l’analyse, que la situation dans le monde arabe est responsable de la conduite des jeunes en marge de leurs communautés qui vont rejoindre l’EI. Nous pouvons aussi blâmer la contre-révolution en Égypte pour pousser dans les bras ouverts de l’EI les jeunes de la classe moyenne - qui ont assisté au coup d’État et à la répression du régime Sisi - ou les islamistes modérés - qui ont connu la démocratie seulement pour voir un coup d’État montée contre elle..

Tout cela est une analyse possible, plausible, voire nécessaire. Pourtant, elle n’a rien à voir avec le fait d’’adopter une position morale intransigeante vis-à-vis du massacre d’innocents.

Dans le passé, les forces révolutionnaires arabes ont toléré tels actes, jusqu’à ce que le jour soit venu où elles en sont devenues les victimes. Je me souviens, au début de la révolution syrienne, comment les rebelles niaient les atrocités qui avaient lieu, au lieu de les dénoncer et de porter le fardeau d’adopter une position morale.

Certains attribuent les atrocités uniquement aux services de renseignement du régime, au lieu de s’opposer fermement au phénomène sur la base d’une position morale contre toutes les formes d’autoritarisme, et par une prise de conscience des racines de cet autoritarisme dans l’idéologie et les tendances antidémocratiques de certains pourtant dans l’opposition.

Les négligences du Caire

Le chef du gouvernement libyen provisoire suivait le même chemin catastrophique quand il évité toute condamnation catégorique, affirmant que la vidéo montrant l’assassinat des travailleurs égyptiens avait été fabriquée, censément pour fournir un prétexte au régime égyptien pour attaquer son pays.

En effet, la véritable position démocratique qui permettrait de prétendre s’opposer à la tyrannie, serait de condamner le massacre sans hésitation et de s’opposer en même temps à l’intervention égyptienne.

Il est certain que le massacre ne justifie pas le bombardement par l’Égypte de zones d’habitations en Libye, il y a des indices faisant penser que les intentions du Caire en en Libye étaient antérieurs au massacre.

La négligence officielle égyptienne du sort de ces travailleurs après qu’ils aient été enlevés, n’exonère pas les tueurs de leur responsabilité et double au contraire leur culpabilité. Le fait que le régime ne se soucie pas de leur sort confirme qu’ils faisaient partie des pauvres et des démunis. Cela prouve qu’ils étaient sans importance pour le régime, et que les tuer ne nuirait d’aucune façon aux classes dirigeantes.

Alors que l’assassinat de deux journalistes occidentaux a incité 26 nations à former une coalition pour lutter contre l’EI, l’assassinat de 21 travailleurs égyptiens a peiné à convaincre les équipes de télévision de se rendre auprès des familles dans les villages pauvres en Haute-Égypte, comme il a peiné à amener les dirigeants à présenter leurs condoléances.

Et puis il y a cette pratique de l’EI de filmer ses atrocités, transformant l’esthétique de la cinématographie en chose d’un pur grotesque.

Ce n’est pas nouveau ou même impressionnant. Cela rappelle le cinéma fasciste des années 1930 - avec une différence peut-être qui est le fait que les nazis fabriquaient leurs propres caméras et leurs propres armes.

Avec une musique martiale en fond sonore, les nazis se rehaussaient eux-mêmes tout en avilissant leurs victimes dans des films qui saisissaient leurs crimes, des décennies avant que ne prolifèrent les postes de télévision.

Il n’y a rien de nouveau dans le déploiement des effets spéciaux et d’une esthétique épouvantable pour manipuler les instincts humains les plus basiques. Hollywood a lui-même adopté certaines des techniques cinématographiques utilisées par les régimes totalitaires, et vice versa.

Ce qui est nouveau, ce est que l’assassinat lui-même est parfois négligé, que des personnes se retrouvent entraînées dans une discussion sur l’équipement importé et utilisé dans la production des scènes de meurtre. J’ai vu de ces clips uniquement ce que les bulletins d’information nous ont forcés à voir. Pour le reste, je refuse de les regarder ou de contribuer à les promouvoir.

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* Azmi Bishara, ancien membre de la Knesset, le Parlement israélien, et fondateur du parti Balad, est un intellectuel, universitaire, homme politique et écrivain palestinien. Ce texte est une traduction de l’article publié en arabe dans le journal Assabeel le 29 décembre 2013.

Du même auteur :

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Interview :

- Une source arabe : Azmi Bishara, sur la candidature de la Palestine aux Nations-Unies - 18 septembre 2011
- Recherché pour crimes contre l’état - 29 juillet 2007

24 février 2015 - Al-Araby - Vous pouvez consulter cet article à :
http://www.alaraby.co.uk/english/co...
Traduction : Info-Palestine.eu - Naguib


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