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« L’État islamique » : un phénomène a-historique ?

vendredi 20 février 2015 - 08h:12

Ramzy Baroud

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Le phénomène est a-historique et soulève des questions sur son inexplicable expansion géopolitique, car cela apparaît contradictoire avec le peu d’enthousiasme qu’il soulève parmi les populations.

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L’organisation de l’État islamique à Raqqa, son fief en Syrie, le 30 juin 2014 - Photo : Reuters

Du point de vue de l’histoire populaire, (« l’histoire par le bas » qui était au moins en partie cohérente avec la violence répandue sur la région par les États-Unis et leurs alliés.

Couplée avec le soutien occidental à Israël tout au long des décennies, et le soutien constant apporté par l’Occident à divers dictateurs arabes corrompus et absolument violents, l’apparition génération après génération de jeunes en colère, radicalisés, sans travail et humiliés était tout à fait prévisible.

Certains d’entre nous ont continuellement mis en garde contre la menace d’une nouvelle radicalisation au Moyen-Orient avant et pendant la dernière guerre en Irak. Nous avions parlé de la déstabilisation de toute la région, et avions prédit que le conflit finirait par déborder sur d’autres pays et ne se limiterait pas à l’Irak ou à l’Afghanistan.

Un progrès qui s’est interrompu

Le Printemps Arabe aurait pu être la plate-forme politique pour offrir un débouché positif au changement, pour absorber la colère existante et pour la canaliser, avec du temps et une énergie constructive inversant la marée montante de la radicalisation, du désespoir et de la violence.

Mais cela aussi a été étouffé par les mêmes anciennes forces responsables en premier lieu de la corruption et de la violence.

La réalité post-Printemps Arabe a produit un des pires scénarios que même les plus pessimistes d’entre nous n’auraient pu imaginer. Les « contre- révolutions » soutenues par des interventions militaires occidentales ont remodelé la réalité qui prévalait mais d’une manière beaucoup plus violente et plus oppressive qu’auparavant. Elle a de plus créé un vide qui a été naturellement comblé par les acteurs non-étatiques, parfois des tribus - comme dans le cas du Yémen, et en partie en Libye - et d’autres fois par les groupes combattants comme cela a été le cas en Syrie.

Le plus notoire parmi ces acteurs a été le ainsi-nommé État Islamique. Mais c’est là que la logique de l’histoire commence à se dissiper.

Aux limites de l’analyse historique

Indépendamment de comment l’on peut expliquer la montée en puissance de l’EI d’un point de vue historique, trop de limitations s’appliquent aux arguments possibles. En fait, il subsiste plus de questions que de réponses.

L’histoire populaire tente d’étudier certains phénomènes politiques ou autres en examinant les circonstances fondamentales de l’Histoire, en dépassant les intrigues, les intérêts et les conspirations des élites en situation de concurrence. Elle considère la vie des gens du commun, unis par les dénominateurs historiques les plus partagés pour expliquer des occurrences collectives dans le passé ou le présent, et tente d’explorer les développements futurs.

Ces variables peuvent être aussi générales que des difficultés économiques prolongées et aussi spécifiques qu’un événement singulier comme la guerre. Le processus de pensée particulier aux militaires égyptiens ne mérite probablement pas d’être un sujet d’étude pour les historiens de l’histoire populaire, mais le rôle des militaires en contrôlant la révolution du 25 janvier 2011 puis en fomentant leur coup de force du 3 juillet 2013 contre le Président élu démocratiquement Mohamed Morsi, est certainement une variable importante dans les phénomènes collectifs qui ont suivi.

Mais peut-on considérer l’EI comme un phénomène collectif ?

Si l’on s’appuie sur le nombre de personnes que nous pensons impliquées, la formation du groupe et ses origines supposées vont bien au delà de certaines limites géographiques, et l’EI pourrait en fait être considéré comme un phénomène collectif. Les combattants et partisans de l’EI sont fortement présents en Irak et en Syrie, mais ils revendiquent une influence dans d’autres régions du Moyen-Orient dont le Sinaï, l’Égypte, la Libye et encore ailleurs.

En fait, ils ont pénétré la scène libyenne - elle-même vivant sous le joug de beaucoup de milices et d’autres phénomènes violents - de façon dramatique en envoyant à la boucherie 21 ouvriers égyptiens qui travaillaient dans ce pays d’Afrique du Nord déchiré par la guerre. Le raisonnement soutenant les meurtres n’est pas très clair, mais la compréhension générale était que du fait qu’ils étaient chrétiens, cela devait justifier le massacre.

Le dilemme de l’EI

Mais une question incompréhensible existe. Alors qu’Al-Qaïda pendant ses phases les plus violentes emportait l’appui de beaucoup de monde dans la région, l’EI peine à être populaire. Même l’appui des jihadistes salafistes ici et là diminue.

En fait, et bien que beaucoup les ignorentt, les théoriciens de la conspiration sont affairés à les lier à Israël, aux États-Unis et à d’autres régimes arabes, ce qui pourrait être considéré comme un désaveu définitif du groupe.

Ceux qui les ont soutenus sans grand enthousiasme pendant la première phase de la guerre civile en Syrie, se sont rapidement retournés contre eux. L’EI a ensuite été accusé d’être un produit des services secrets syriens, ou au moins de travailler étroitement avec le régime dans le but de briser les rangs de l’opposition. Cette théorie a été rapidement mise de côté quand l’EI a commencé à massacrer les soldats syriens, bien que cela n’ait bénéficié que d’une couverture médiatique limitée.

Pourtant, l’EI continue de grossir, ses tentacules s’étirant de plus en plus loin en dépit de la guerre menée par les États-Unis pour le détruire avec l’aide d’un grand nombre de puissants alliés.

L’EI serait le résultat de diverses alliances apparues d’abord il y a 10 ans en Irak, entre Al-Qaïda et d’autres groupes régionaux. Jusque récemment ces alliances n’avaient pas semblé une force sérieuse. Mais en l’espace de deux ans, voir moins, l’EI est parvenue à réaliser ce qu’Al-Qaïda n’a pu imposer en presque 15 ans, bien qu’alors beaucoup plus populaire dans l’opposition aux États-Unis et à leurs alliés.

En quelques mois, l’EI est parvenu à gagner et conserver sous son contrôle de larges territoires en Syrie et encore beaucoup plus rapidement en Irak, faisant fonctionner un minimum d’économie et développant un des plus remarquables systèmes de médias. Il a même mis au point son propre programme scolaire.

Si l’on se fie à ses méthodes, il semble que l’EI soit peu préoccupé de sa propre popularité parmi les populations, qui sont ses victimes finales. Ceci a été démontré maintes et maintes fois, spécialement dans le meurtre du pilote jordanien, Muaz Kasasbeh, et des travailleurs égyptiens en Libye, comme dans les centaines d’autres cas considérés comme moins intéressants par les médias.

Au-delà de l’argument de la « sauvagerie »

Tandis que la violence et la guerre poussent à la radicalisation, l’ampleur et la nature du phénomène de l’EI ne semblent pas compatible avec son contexte historique rationnel.

Même l’argument du sectarisme aborde rarement ce point. Les victimes de l’EI viennent de chaque classe sociale, religion, appartenance ethnique, sexe et groupe politique. La plupart des victimes sont en fait des musulmans sunnites. Si on suit la traînée sanglante de leurs actions, on peut rarement y repérer des traits communs identifiables, ou une motivation homogène, hormis le fait que ce comportement « barbare » a pour objectif de distiller la peur.

Parler de « barbares, » « sauvages » et « psychopathes » n’est guère utile et c’est le dernier secours pour ceux incapables de trouver une explication plausible pour ce genre de comportement.

Certains voient dans le comportement de l’EI une occasion en or de s’attaquer à l’Islam, rendant perplexes la plupart des musulmans qui savent parfaitement bien que brûler vif des gens va à l’encontre de toutes les valeurs véhiculées par l’Islam. Même Al-Qaïda a rejeté l’EI en raison de son comportement brutal, ce qui veut tout dire.

Par exemple, le groupe a annoncé son existence dans le Sinaï à un moment où le dictateur égyptien, Al-Sisi d’Abdul Fattah, était désespéré de trouver des dérivatifs pour faire oublier ses ennuis politiques et la situation économique.

Ils ont massacré les travailleurs égyptiens alors que al-Sisi cherchait désespérément un moyen de s’impliquer en Libye pour soutenir les forces alliées au Général labellisé CIA, Khalifa Haftar, et au moment où il concluait une affaire sans doute juteuse avec la France pour acheter des avions de chasse Rafale dont personne en général ne voulait.

Les autorités égyptiennes ont eu 50 jours de préavis pour négocier la libération des travailleurs. En dépit des réclamations des familles, les autorités n’ont strictement rien fait. Une fois les meurtres commis, l’Égypte est entrée en guerre, et elle a signé dans un délai de 24 heures un contrat avec la France pour acheter des avions de guerre.

Il est important de noter que la France a pris une position de premier plan dans la guerre de l’OTAN contre la Libye, et est en grande partie responsable du désordre installé après l’éviction et le meurtre du dirigeant libyen Muammar Gaddhafi. La France a besoin d’un support régional pour sa politique en Libye, et l’importante armée de al-Sisi semble la meilleure opportunité.

Il est pour le moins surprenant que la plupart des vidéos les plus choquantes diffusées par l’EI semblent presque parfaitement s’insérer dans des objectifs politiques du moment...

Se développer sans popularité

À La différence d’Al-Qaïda, les références religieuses de l’EI correspondent difficilement à ce qui est affiché. Ils effectuent les actions les plus choquantes au nom de l’Islam, mais semblent manquer d’une réelle connaissance de la théologie islamique ou d’une vision tournée vers l’avenir. Ils sont intensément militaristes et ce qu’ils retiennent de la littérature Islamique est sélectif et largement incomplet.

C’est ce qui a été conclu par ceux qui ont passé du temps aux mains de l’EI, et qui s’attendaient à ce que la composante religieuse soit l’élément dominant dans leur combat. Et ce n’est pas vraiment le cas.

Cependant, sans réel support populaire, et à l’écart d’une grande partie du contexte historique dans le Moyen-Orient, ils continuent à se développer, et apparaissent dans les lieux les plus politiquement opportuns.

Grâce à son acte ignoble d’avoir fait brûler vif le pilote jordanien, la Jordanie n’est plus divisée au sujet de la guerre de leur pays en Syrie. L’Égypte suit la même voie vers l’intervention, grâce au massacre des travailleurs égyptiens.

Il n’est pas question de suggérer une conspiration précise ou de prétendre comprendre la dynamique exacte qui fait avancer l’EI, mais de soulever des questions dont une importante : les racines mal connues de l’EI, son avènement soudain, sa croissance massive et son expansion géopolitique inexplicable sont contradictoires avec le manque d’enthousiasme à son égard parmi les populations.

En fait, si jugé exclusivement à travers le prisme de l’histoire populaires, l’EI est un phénomène a-historique.

En poussant plus loin cette hypothèse, l’EI peut mieux être compris, et peut-être mieux combattu. La réponse ne se trouve pas dans la compréhension de l’Islam ou des musulmans, mais en suivant les traces de la circulation d’argent, les intrigues régionales, et les objectifs politiques clairement ou non concurrents. Tout simplement, les gens du peuple ne sont pas derrière l’EI.

Non seulement l’EI semble n’avoir aucune stratégie par lui-même, mais sa « stratégie » est inexplicablement et d’une manière énigmatique compatible avec les objectifs de ceux qui cherchent à maintenir la voie de l’intervention militaire, au niveau régional et international, comme seule manière de gérer des crises au Moyen-Orient.

Si nous acceptons cette hypothèse, nous pourrions alors changer radicalement la manière dont nous expliquons l’existence de l’EI.

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* Ramzy Baroud est doctorant à l’université d’Exeter, journaliste international directeur du site PalestineChronicle.com et responsable du site d’informations Middle East Eye. Son dernier livre, Résistant en Palestine - Une histoire vraie de Gaza (version française), peut être commandé à Demi-Lune. Son livre, La deuxième Intifada (version française) est disponible sur Scribest.fr. Son site personnel : http://www.ramzybaroud.net

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17 février 2015 - Middle East Eye - Vous pouvez consulter cet article à :
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Traduction : Info-Palestine.eu


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