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Société gazaouie au lendemain de la guerre : individualisme et éclatement familial

lundi 15 décembre 2014 - 00h:56

Asmaa al-Ghoul

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VILLE DE GAZA, Bande de Gaza – C’est en face de sa maison, sous le soleil, que Hajja Zakia Mustafa, 86 ans a pour habitude de passer son temps à discuter avec ses voisines pour alléger sa solitude. Sa maison de plain-pied lui convenait à merveille puisqu’elle n’avait qu’à parcourir quelques pas pour se retrouver dehors, entourée de gens.

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Le 8 septembre 2014. Une femme Palestinienne prépare le café sur un feu allumé en dehors de son abri de fortune situé près des décombres de sa maison qui, d’après les témoins, fut détruite durant l’offensive Israélienne contre le sud de la ville de Gaza - Photo : Reuters/Mohammed Salem

Trois mois après la guerre durant laquelle sa maison a été, le 3 août, détruite sous l’effet d’une proche explosion, Hajja Zakia a été contrainte de se déplacer entre les maisons de ses enfants jusqu’au jour où ces derniers ont décidé de la laisser vivre seule dans un appartement au second étage. Depuis ce jour, tout a changé pour l’octogénaire dont l’état de santé a commencé à se détériorer, accompagné d’un amaigrissement inquiétant. Dans sa solitude, elle se console avec ses larmes et ses prières.

Interrogée par Al-Monitor, Hajja Zakia a reconnu : « Je suis seule la plupart du temps. Je n’arrive pas à m’adapter à l’appartement. Quand je suis là, je ne peux même pas entendre l’appel à la prière ni contempler le soleil comme auparavant. »

Elle a ajouté qu’à ce jour, elle n’a bénéficié d’aucune compensation. Son fils, dont la maison est séparée de celle de sa mère par un simple mur, a tout inscrit en son nom et a été indemnisé, seul, sans sa mère.

Il faut dire que la recherche de l’intérêt personnel ne concerne pas uniquement le fils de Hajja Zakia ; c’est un phénomène commun qui caractérise désormais la société de l’après-guerre.

En effet, Al-Monitor est allé voir un autre cas, celui d’Ahmed Khaled. Ce père de martyr qui a choisi de parler sous un pseudonyme a raconté : « Mon fils est mort le 25 juillet et son épouse a donné naissance à leur enfant le 1er octobre. Depuis, je n’ai hélas vu mon petit-fils qu’une seule fois. Je pense à lui tous les jours. Il a maintenant 2 mois et cinq jours. Il est tout ce qui me reste de mon fils parti trop tôt. »

Cet originaire de Beit Hanoun, au nord de Gaza, affirme que la veuve de son fils lui a délibérément interdit de voir son enfant et ce, à cause de différends ayant trait aux avantages financiers du défunt. « Je lui ai proposé d’épouser mon autre fils mais elle a refusé. En sa qualité d’épouse du défunt, elle a également annulé la procuration qui permettait au père de recevoir les droits financiers de son fils. Il avoue ne pas vouloir s’accaparer l’argent qui compense la perte de son fils. « Mon seul souhait est de voir mon petit-fils qui est, d’après les dires des gens, le portrait craché de son père. »

Dans ce contexte, le psychologue Akram Nafeh a confirmé que la société gazaouie, après avoir subi une guerre rude et pénible avec toutes ses conséquences et répercussions inattendues, se retrouve dans un état de détresse et de frustration générale.

Il a souligné à Al-Monitor : « Durant les grandes crises, à l’instar des guerres, les gens ont souvent tendance à devenir plus spirituels. Cependant, une fois la hache de guerre enterrée, les choses matérielles deviennent très précieuses ; une valeur qui pousse les gens à courir après leurs propres intérêts au détriment des autres. Dans leur subconscient, les gens estiment que la récolte des compensations financières signifie qu’ils sont encore et toujours en vie. »

Il a insisté sur le fait que la majorité des Gazaouis cherchent à obtenir l’aide alimentaire et inscrivent leurs noms pour bénéficier de la reconstruction de leurs maisons. Certains d’entre eux vont jusqu’à mentir pour recevoir l’aide. Nafeh ajoute par ailleurs que le manque de confiance et l’insécurité sont les résultats les plus manifestes des guerres, notamment la toute récente qu’a connue Gaza.

« Chaque jour, nos centres médicaux accueillent des dizaines de cas qui souffrent de problèmes sociaux et de conflits personnels découlant de la destruction de leurs maisons et de la frayeur et la terreur provoquées à jamais par la guerre, » confirme Nafeh qui avoue qu’actuellement, il n’y a pas de chiffres officiels sur le nombre des patients.

Parlons d’un autre problème social qui résulte des effets psychologiques laissés par la guerre. Atef Mohamed est un jeune homme âgé de 26 ans. Lui aussi a choisi de livrer son témoignage sous un pseudonyme. Il vit dans l’une des écoles pour réfugiés dans le camp de réfugiés de Shati. Il a confié à Al-Monitor : « J’ai failli abandonner ma famille et répudier mon épouse. J’avais de violents accès de colère que je déversais sur ma femme et mes quatre enfants au point où j’ai presque failli les tuer un jour. »

« Tout a été chamboulé après la guerre. J’ai perdu tout ce que je possédais. Ma maison dans le quartier Shajaiya a été écrasée, tout comme mon petit magasin où je vendais des téléphones mobiles. La vie est insupportable. J’ai fait une dépression nerveuse et je piquais souvent des colères. Sans l’aide et l’effet du traitement et les médicaments que je prends depuis un mois, j’aurais détruit ma famille. »

Son épouse, restée aussi sous couvert de l’anonymat, a raconté à Al-Monitor : « Durant ses accès de colère, il me battait, que je parle ou que je me taise. Malgré cela, j’endurais et je ne disais mot car je l’aime. Même lorsqu’il a pris la décision de nous abandonner, je me suis accrochée à lui jusqu’à ce qu’il ait trouvé l’assistance psychologique et commencé à prendre son traitement. »

Pour sa part, Nafeh explique que cet homme souffre de trouble de stress post-traumatique (TSPT) qui affecte des dizaines d’autres personnes qui se rendent dans sa clinique. Ces patients se retrouvent devant une réalité qu’ils n’arrivent pas à changer, ce qui crée chez eux des troubles du comportement, un déséquilibre, la dépression et l’agressivité, notamment lorsqu’ils se souviennent des évènements pendant la guerre et en font des cauchemars.

Lorsqu’ils sont devant des situations qui leur rappellent leur propre vécu, ils ont du mal à respirer, avec une augmentation de la fréquence cardiaque.

Certains observateurs estiment que Gaza connait un taux de frustration et de détresse sans précédent, et que le moral des Gazaouis était nettement meilleur pendant la guerre qu’après le cessez-le-feu.

Pour mieux comprendre ce dilemme, le psychiatre Fadel Ashour a expliqué à Al-Monitor : « La guerre a été un choc existentiel pour la communauté gazaouie. En conséquent, les gens ont cessé de rationaliser et ont tendance à courir après leurs intérêts individuels et à satisfaire leur égo au détriment de l’intérêt collectif. Ils ont perdu leur empathie. Sans parler des séquelles masquées de la guerre, notamment les ruptures sociales comme les différends conjugaux, la perversion sexuelle et le manque de confiance, de l’estime de soi et d’assurance. Cela donne à penser que les gens sont devenus superficiels et ont perdu la foi et que leurs affiliations politiques sont plus solides que leurs convictions religieuses. »

Ashour a ajouté que les Gazaouis sont motivés par la même obsession de quitter Gaza, que ce soit par bateau au risque de perdre la vie en mer avant d’atteindre l’Europe, ou bien en s’isolant complètement de la réalité. Et pour couper court avec le monde extérieur, ils se tournent vers la toxicomanie et l’isolement et deviennent sceptiques et doutent de tout ce qui les entoure.

« Je voudrais tirer la sonnette d’alarme sur le fait qu’il existe des comportements excessifs qui tendent vers la trahison et la déviance. Cela est particulièrement vrai en dépit de ce que les politiciens tentent de nous montrer en répétant que les gens demeurent fermes et prêts pour le sacrifice. Ils ne réussissent pas à voir les problèmes et les tragédies qui s’accumulent dans la société gazaouie. »

Il a ajouté que la société a besoin d’un État muni de mécanismes politiques à caractère libéral au lieu d’un pouvoir idéologique même s’il a été choisi par cette société à un moment donné. Or, les gens ont rejeté ce style de vie idéologique puisque Gaza, tout comme les autres communautés, n’est pas un simple système dogmatique et idéologique tel que perçu par les leaders des factions. Il s’agit plutôt d’une communauté humaine.

Nous sommes repartis, laissant Hajja Zakia qui attend la visite hebdomadaire de sa fille. Elle tient à ce que la télécommande et le tapis de prière soient là, à côté d’elle. Sauf qu’au fond, rien ne peut combler la solitude dans laquelle elle plonge entre les visites espacées, et son besoin de voir et de sentir le soleil.

* Asma al-Ghoul est journaliste et écrivain, du camp de réfugiés de Rafah, dans le sud de la bande de Gaza.

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9 décembre 2014 – Al Monitor – Vous pouvez consulter cet article en anglais à :
http://www.al-monitor.com/pulse/ori...
Traduction : Info-Palestine.eu - Niha


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