Tortures et mauvais traitements infligés aux prisonniers palestiniens
mercredi 9 mai 2007 - 05h:49
Michel Bôle-Richard - Le Monde
Malgré une décision de la Haute Cour de justice qui, le 6 septembre 1999, a interdit l’utilisation de "moyens physiques" dans l’interrogatoire des prisonniers, une enquête publiée, dimanche 6 mai, par deux organisations israéliennes de défense des droits de l’homme, B’Tselem et Hamoked, révèle que les mauvais traitements souvent proches de la torture existent toujours à l’encontre des Palestiniens arrêtés.
- Des femmes palestiniennes tiennent des portraits de proches emprisonnés en Israël, lors d’une manifestation pour demander leur libération le 21 avril à Salfit dans le nord de la bande de Gaza (Ph. AFP/Jaafar Ashtiyeh)
Basée sur les témoignages de 73 Palestiniens de Cisjordanie interpellés entre juillet 2005 et janvier 2006, cette enquête intitulée "Absolument interdit" démontre que ces exemples "fournissent une indication valable de la fréquence des méthodes utilisées". Tous les entretiens ont été conduits par un avocat, en présence de membres des deux organisations, et permettent d’établir la constance des pratiques utilisées par les soldats, les policiers, les gardiens de prison et surtout par les agents du Shin Bet (service de sécurité intérieure).
Consignées dans des procès-verbaux, les descriptions des méthodes utilisées par les forces de sécurité sont en effet souvent identiques. Elles sont pratiquées pendant une durée moyenne de 35 jours, alors que les détenus sont isolés du monde extérieur, "dans des cellules putrides et suffocantes, mal nourris, humiliés, menacés, insultés, intimidés, victimes de crachats, attachés de façon douloureuse sur des chaises, souvent entièrement nus et soumis à de multiples pressions comme notamment les menaces de représailles contre les membres de leur famille".
Le rapport de 92 pages dénonce les privations de besoins essentiels, les pressions psychologiques, l’affaiblissement physique pour "ramollir la résistance". Seules les initiales des détenus figurent dans le document, afin de les protéger. M. G., 24 ans, raconte : "Pendant les cinq premiers jours, je n’ai rien mangé, car la nourriture qui était servie était très mauvaise. Elle était rassise, sans goût et pas cuite."
Toutes les techniques d’interrogatoire et les moyens utilisés pour obtenir des informations sont répertoriés suivant les témoignages fournis. "Les détenus sont privés de sommeil, sévèrement battus, menottés à tel point qu’ils saignent aux poignets, placés dans des positions inconfortables, contraints de faire des mouvements douloureux", précise le document, qui souligne que "ces méthodes employées sont délibérément mises en oeuvre pour briser l’esprit des personnes interrogées".
Il y a les techniques usuelles et les spéciales auxquelles le Shin Bet a recours contre ceux qui sont qualifiés de "bombes à retardement", c’est-à-dire les personnes susceptibles de détenir des informations cruciales qui permettent d’empêcher des attentats ou de conduire à des personnages importants. Sept méthodes ont été dénombrées qui, "la plupart du temps, impliquent l’utilisation de la violence".
Cela va du "dry beating" - frappes qui ne laissent pas de traces -, au "frog crouch", qui oblige le prisonnier à se tenir sur la pointe des pieds, les mains attachées, avant d’être poussé ou frappé pour qu’il tombe. Quant à la "banana position", elle consiste à lier les pieds et les mains ensemble sous un tabouret alors que le corps est penché en arrière dans une position incurvée. Si certaines pratiques peuvent être considérées comme des mauvais traitements, les interrogatoires spéciaux "tombent sous la classification de tortures" selon les règles internationales. "Leur utilisation n’est pas négligeable, même si ce n’est pas la routine", précisent les deux organisations.
De janvier 2001 à octobre 2006, plus de 500 plaintes ont été déposées. Aucune enquête n’a été ordonnée. Le ministère public a estimé qu’il s’agissait de "nécessité de défense". "Le système d’interrogatoire du Shin Bet est incontestablement appuyé par la Haute Cour de justice", estiment B’Tselem et Hamoked. Le ministère de la justice a critiqué un rapport "basé sur un échantillon non représentatif", "établi de façon tendancieuse en vue de déformer la réalité". "Dans le passé, a-t-il ajouté, les vies de nombreux Israéliens ont été sauvées grâce aux informations ainsi recueillies."
Course d’obstacles pour les familles des détenus
La quatrième convention de Genève sur le statut des prisonniers considère que les civils vivant dans des territoires occupés sont des "personnes protégées". L’article 76 stipule que "les personnes protégées accusées d’infractions doivent être détenues dans le territoire occupé et, si elles sont condamnées, doivent exécuter leur peine dans ce territoire". Ainsi, comme le veulent les règles internationales des droits de l’homme, chaque prisonnier peut recevoir les visites de sa famille.
Israël ne respecte pas ces dispositions. Toutes les prisons dans lesquelles sont détenus les Palestiniens sont situées sur le territoire de l’Etat juif, à l’exception d’une seule, celle du camp militaire d’Ofer, à proximité de Ramallah, en Cisjordanie. Cet état de fait facilite d’autant moins les visites des familles aux prisonniers que tout Palestinien souhaitant se rendre en Israël doit préalablement obtenir un permis spécial qui n’est pas des plus faciles à décrocher. Il faut ensuite franchir les check-points, barrages militaires et policiers, et affronter toutes les entraves à la liberté de circuler qui sont imposées aux Palestiniens. Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) organise, dans la mesure du possible, ces visites avec des autobus.
L’entreprise n’est pas facile, car "ce qui sous-tend le régime des permis est que les visites familiales sont un privilège qui peut être limité ou annulé pour des raisons diverses", indique une étude de B’tselem (organisation israélienne de défense des droits de l’homme dans les territoires occupés) sur les violations du droit de visite intitulée Privé de contact. "Selon le département légal du service des prisons, la visite est "une faveur" qui peut être déniée en fonction de la conduite du prisonnier ou pour d’autres raisons", souligne l’étude.
Pour pouvoir prétendre au droit de visite, il faut d’abord justifier d’une parenté au premier degré avec le détenu. Jusqu’au mois de juillet 2005, les fils, filles, frères et soeurs âgés de 16 à 35 ans n’avaient pas la possibilité de demander un permis de visite. Cette règle a été supprimée en janvier 2006. D’après le rapport de B’tselem publié au mois de septembre 2006, 24 % des requêtes sur les 30 000 déposées ont été rejetées. Une fois "recalé", le demandeur doit attendre trois mois pour effectuer une nouvelle demande. C’est l’arbitraire le plus total. "Pour des raisons de sécurité, l’entrée en Israël est interdite" est le seul motif invoqué. Inutile de chercher plus loin. Les agents du Shin Beth, service de sécurité intérieure d’Israël, ont la haute main sur la procédure. Il n’y a pas de recours possible et le CICR qui relaie l’information est impuissant. Par exemple, après l’enlèvement du caporal Gilad Shalit, le 25 juin 2006, les autorités israéliennes ont décidé de stopper tous les droits de visite. Une plainte a été déposée devant la Haute Cour de justice par une organisation de soutien aux prisonniers, HaMoked, et les permis ont été renouvelés au bout d’un mois. Mais les hommes âgés de 16 et 35 ans, considérés comme "une menace pour la sécurité", en ont été exclus.
Les délais sont extrêmement longs. En mars 2006, 2 800 requêtes de visite soumises en 2005 n’avaient toujours pas été examinées. Tous les prétextes sont bons pour ne pas donner suite : changement de statut familial, changement d’adresse, mauvaise orthographe des noms, etc. En principe, les mineurs de moins de 16 ans n’ont pas besoin de permis pour rendre visite à leurs proches. Mais, souvent, ils n’ont pas de pièce d’identité - un sésame difficile à obtenir -, alors, ils passent la journée à la porte de la prison espérant qu’un miracle se produise. Les contacts physiques entre parents et enfants sont interdits. Les anciens prisonniers ne sont pas autorisés à rendre visite à des proches. Les voyages pour se rendre dans les prisons sont toujours longs en raison des barrages. Sur place, les procédures de contrôles sont très tatillonnes et les attentes interminables.
"La position officielle d’Israël a toujours été que la quatrième convention de Genève ne s’appliquait pas dans les territoires occupés en 1967", conclut l’étude de B’tselem, qui ajoute : "Sans diminuer l’importance des mesures positives prises au cours des dernières années, il ne faut pas oublier que, dans presque tous les cas, (elles) ont été adoptées après que des actions en justice eurent été intentées."
Michel Bôle-Richard, correspondant à Jérusalem - Le Monde, le 8 mai 2007/1 et le 8 mai 2007/2