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Le sectarisme de « l’État islamique » n’est pas le fait du hasard

mardi 21 octobre 2014 - 15h:27

Ramzy Baroud

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Pour venir à bout du sectarisme qui prévaut au Moyen-Orient, il faudrait que de nouveaux horizons politiques, un environnement sûr et la renaissance des identités nationales soient le principal objectif de tous les peuples arabes.

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L’ISIS s’est auto-proclamé "Califat", lequel se fait appeler "État islamique" (IS). Le groupe s’est emparé de Mossoul, deuxième plus grande ville de l’Irak, de Tal Afar, à 93 miles de la frontière syrienne et de la ville irakienne de Tikrit au centre - Photo : AP

Attardons-nous sur la situation comique décrite par Peter Van Buren, un ancien diplomate étasunien envoyé en Irak pour une mission d’un an en 2009-10 :

Van Buren a dirigé deux équipes du Département d’Etat dont la mission sur le papier était de "reconstruire" l’Irak qui avait été détruit par les guerres et les sanctions imposées sous l’égide des Etats-Unis. Voilà comment il décrit la reconstruction de l’Irak :

“En pratique, cela signifiait payer pour des écoles qui ne seraient jamais finies, construire des pâtisseries sur des rues qui n’avaient ni eau ni électricité et organiser d’innombrables actions de propagande sur les thèmes que Washington nous donnait chaque semaine (‘petites entreprises,’ ‘promotion des femmes,’ ‘processus démocratique.’)”

Et voilà la situation comique : “Nous avons même organisé de bizarres matchs de foot où on payait, avec l’argent des contribuables étasuniens, des équipes sunnites pour qu’elles rencontrent contre leur gré des équipes shiites tout aussi réticentes, dans l’espoir que, d’une manière ou d’une autre, le chaos créé par l’invasion étasunienne pourrait être réparé sur le terrain de foot.”

Bien sûr, cela n’est aucunement drôle quand on le replace dans son contexte. Toute l’entreprise étasunienne de reconstruction de la nation irakienne n’a été qu’une vaste escroquerie constellée d’innombrables incidents horribles à commencer par la dissolution de l’armée et de toutes les institutions du pays, et la construction d’une classe politique de rechange qui s’est révélée profondément sectaire.

Prenez par exemple le Conseil du Gouvernement Irakien (CGI), qui a été créé en juillet 2003. C’était en fait la Coalition de l’Autorité Provisionnelle (CPA), dirigée d’abord par le général Jay Garner, puis par Paul Bremer, qui était en réalité à la tête du gouvernement irakien. Les figures représentatives du CGI étaient un conglomérat d’Irakiens pro-étasuniens au sinistre passé sectaire.

Ceci est particulièrement important, parce que quand Bremer a commencé à mutiler la société irakienne sur ordre de Washington, la constitution du CGI a fourni le premier signe clair de la vision étasunienne d’un Irak sectaire. Le Conseil était composé de 13 Shiites, 5 Sunnites, 5 Kurdes, un Turc et un Assyrien.

On ne s’attarderait pas sur le développement du sectarisme dans l’Irak sous férule étasunienne, si ce sectarisme était dans la nature de la société irakienne. Mais, et c’est peut-être une surprise, tel n’était pas le cas.

Fanar Haddad, auteur de "Sectarisme en Irak : Visions antagonistes de l’unité," n’achète pas plus la thèse d’une "haine ancestrale" entre les Sunnites et les Shiites que d’autres historiens perspicaces. "Les racines du conflit sectaire ne sont pas profondes en Irak" a-t-il affirmé dans un interview récent.

Pendant les 80 années qui ont suivi l’établissement de l’état moderne d’Irak en 1921, "la norme par défaut (en Irak) a été la coexistence." Haddad ajoute : "Au contraire, après 2003 en Irak ... les politiques identitaires sont devenues la norme parce qu’elles sont le fruit d’un plan délibéré."

L’armée étasunienne préfère être considérée comme un "libérateur" que comme un "envahisseur", et donc elle a prétendu venir libérer la majorité shiite de la minorité sunnite qui l’opprimait. La majorité shiite "libérée" a été armée et poussée à combattre "l’insurrection sunnite" dans tout le pays. Les expressions utilisées pour parler des Sunnites, telles que "le triangle sunnite" et les "insurgés sunnites", reflétaient la vision de la guerre des médias et du gouvernement étasuniens. En fait, il n’y avait pas d’insurrection à proprement parler, mais une résistance irakienne à l’invasion étasunienne.

Le plan a réussi temporairement. Les Irakiens se sont retournés les uns contre les autres pendant que les troupes étasuniennes se contentaient d’observer le chaos depuis les fortifications de la Zone Verte. Quand il est apparu que le public étasunien trouvait la guerre encore trop coûteuse, les Etats-Unis se sont redéployés hors de l’Irak laissant derrière eux une société brisée. On n’en était plus à des matchs de foot Shiites contre Sunnites mais à un conflit atroce qui avait fait plus de victimes innocentes qu’on ne pouvait en compter.

Il est exact que les Etasuniens n’ont pas créé le sectarisme irakien. Il a toujours couvé sous la surface. Mais le sectarisme, comme d’autres manifestations de politiques identitaires en Irak, avait toujours été dominé par un nationalisme irakien puissant qui a été violemment détruit par la puissance de feu étasunienne à partir de mars 2003. Mais ce que les Etats-Unis ont vraiment créé en Irak, c’est le militantisme sunnite, un concept jusqu’ici étranger au Moyen-Orient.

Du fait qu’ils étaient majoritaires dans les sociétés musulmanes dans leur ensemble, les Sunnites s’identifiaient rarement comme tels. En règle générale ce sont les minorités qui tendent à s’attribuer des appartenances pour assurer leur préservation. Les majorités n’en ressentent pas le besoin. Al-Qaeda par exemple, a rarement fait référence au fait qu’il était un groupe sunnite et s’attaquer aux Shiites et à d’autres ne faisait pas partie de sa mission originelle. Même ses références violentes à d’autres groupes avaient lieu dans des contextes spécifiques : ils appelaient "Croisés" les soldats étasuniens présents dans la région, et ils parlaient de "Juifs" à propos des Israéliens. C’est le terrorisme que le groupe utilisait pour atteindre ses objectifs essentiellement politiques.

Mais même l’identité d’al-Qaeda s’est mise à changer après l’invasion étasunienne de l’Irak. On peut même dire que le lien entre ce qu’était al-Qaeda à l’origine et le groupe connu aujourd’hui sous le nom d’Etat Islamique (EI) est Abu Musab al-Zarqawi. Ce militant né en Jordanie a fondé le groupe al-Tawhid wa al-Jihad, et n’a rejoint officiellement al-Qaeda qu’en 2004. Les groupes ont fusionné, ce qui a donné al-Qaeda en Irak (AQI).

Au départ, Zarqawi était venu en Irak pour s’attaquer à l’occupation étasunienne mais la nature de sa mission a rapidement évolué à cause de l’extrême violence sectaire du conflit. Il a déclaré la "guerre" aux Shiites en 2005 et a été tué quelques mois plus tard à l’apogée de la guerre civile.

Zarqawi menait sa guerre sectaire avec tant de violence que cela contrariait les leaders d’al-Qaeda, à ce qu’on dit. Les dirigeants d’al-Qaeda qui se présentaient comme les gardiens de la ummah (nation) musulmane, craignaient sans doute qu’une guerre sectaire ne change profondément la nature du conflit - une évolution qu’ils jugeaient dangereuse.

Mais ces divergences de vue sur les objectifs ont disparu aujourd’hui. La guerre civile syrienne a offert le cadre idéal au développement des mouvements sectaires. Déjà, à l’époque, AQI avait fusionné avec le Conseil Mujahideen Shura pour former l’Etat Islamique en Irak (EII), puis au Levant (EIIL) qui a finalement instauré un Califat sunnite sur des territoires qu’il occupait en Syrie et plus récemment en Irak. Il se fait appeler désormais simplement Etat Islamique (EI).

Le militantisme sunnite (celui des groupes qui opèrent à partir du seul principe qu’ils sont sunnites) est un concept tout à fait unique et singulier dans l’histoire. Ce qui fait de l’EI un phénomène essentiellement sectaire avec des conséquences extrêmement violentes, c’est qu’il est né dans un environnement exceptionnellement sectaire et qu’il ne pouvait opérer que dans le cadre existant.

Pour anéantir les identités sectaires qui prévalent au Moyen-Orient aujourd’hui, il faudrait que les règles soient changées, pas par des gens comme Paul Bremer, mais par l’émergence de nouveaux horizons politiques qui donneraient aux démocraties naissantes la possibilité de se développer dans un environnement sûr et qui ranimeraient les identités nationales pour que les priorités communes aux peuples arabes puissent être prises en compte.

La coalition menée par les Etats-Unis pourra certes infliger de grands dommages à l’EI et même se targuer de remporter une sorte de victoire, mais, en fin de compte, elle ne fera qu’exacerber les tensions sectaires qui s’étendront à d’autres pays du Moyen-Orient.

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* Ramzy Baroud est doctorant à l’université de Exeter, journaliste international directeur du site PalestineChronicle.com et responsable du site d’informations Middle East Eye. Son dernier livre, Résistant en Palestine - Une histoire vraie de Gaza (version française), peut être commandé à Demi-Lune. Son livre, La deuxième Intifada (version française) est disponible sur Scribest.fr. Son site personnel : http://www.ramzybaroud.net

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14 octobre 2014 - Middle East Eye - Vous pouvez consulter cet article à :
http://www.middleeasteye.net/column...
Traduction : Info-Palestine.eu - Dominique Muselet


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