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Liban : "Psys" de guerre et d’après-guerre

lundi 7 mai 2007 - 06h:03

Mouna Naïm - Le Monde

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Ce lundi-là, jour de consultation hebdomadaire dans la ville méridionale de Tyr, une seule patiente est venue à la consultation de Mirna Ghannagé, la psychologue clinicienne venue de Beyrouth. Les autres, des enfants pour la plupart, aidaient leurs parents dans les champs de tabac. L’avant-veille, pour la même raison, seuls quelques-uns étaient au rendez-vous de Rinade Ballan, une jeune "art-thérapeute" dans le village de Siddiquine. Rien d’alarmant. Les deux spécialistes savent que, dans cette région, il faut "s’adapter au rythme des gens, introduire une grande souplesse à la pratique thérapeutique, faire avec cette instabilité, ces ruptures".

Le tabac et l’olive sont les deux principales sources de revenus des paysans du Liban sud. La population a toujours vécu à la cadence des semences et des récoltes. Mais, depuis une trentaine d’années, ce sont surtout les guerres qui rythment leur vie. Pour Mirna Ghannagé et ses collègues, tout commence d’ailleurs avec l’une de ces guerres.

Nous sommes en avril 1996. Sous la direction de Shimon Pérès, alors candidat à la succession d’Itzhak Rabin qui vient d’être assassiné par un fanatique juif, Israël lance l’opération "Raisins de la colère" contre le Hezbollah libanais, très bien implanté au sud du pays. Bombardements aériens, pluies d’obus, raids ciblés ; comme à chaque fois que l’Etat juif s’en est pris au pays du Cèdre, des centaines de milliers d’habitants du Sud fuient vers le Nord. Et comme chaque fois, beaucoup de paysans choisissent néanmoins de rester sur leurs terres.

Un jour de bombardements plus intenses que d’autres, des centaines d’habitants de Siddiquine et d’autres localités voisines se réfugient dans le village de Qana, où s’est implanté le quartier général du contingent fidjien de la Finul, la force d’interposition des Nations unies. Les fuyards croient avoir trouvé un abri sûr. Mais les tirs d’obus "déviant", des dizaines de projectiles s’abattent sur la base, réduisant en cendres plusieurs bâtiments où les réfugiés s’étaient entassés. Bilan : 107 civils tués, des dizaines d’autres blessés. Fadia avait 9 ans. Gravement brûlée, orpheline de sa mère, décédée à Qana, la jeune fille continue, dix ans plus tard, d’être suivie par Mirna Ghannagé et ses amis.

Le "massacre de Qana", suivi, dix ans plus tard, le 30 juillet 2006, d’une nouvelle hécatombe dans le même village - 28 civils, dont des enfants qui s’étaient réfugiés dans un immeuble qu’ils pensaient à l’abri des bombardements israéliens, meurent, écrasés sous les projectiles -, sera à l’origine de la création de l’Association pour la protection de l’enfant de la guerre (APEG). La psychologue de Beyrouth la préside toujours. Dans un premier temps, suite à Qana et à deux missions humanitaires françaises, un Centre médico-psychologique d’accueil de l’enfant de la guerre et de sa famille avait été créé en partenariat avec le ministère libanais de la santé. Mais l’Etat libanais n’a pas pris la relève deux ans plus tard comme il était prévu. C’est alors que Mirna Ghannagé et ses collègues, qui furent l’âme du centre dès ses débuts, décidèrent de fonder l’APEG. Il leur faudra déployer des trésors de patience pour obtenir, en 1999 seulement, l’agrément des autorités. Depuis, les subventions des autorités libanaises sont restées irrégulières. La France et l’Union européenne demeurent les principaux contributeurs financiers.

L’APEG est aujourd’hui active dans quatre agglomérations du Sud : Tyr, Nabatiyé, Marjeyoun et Siddiquine. Ce dernier est l’un des villages qui ont, encore une fois, le plus souffert de la nouvelle guerre israélienne lancée à l’été 2006. Rinade, l’art-thérapeute, accompagnée ce jour-là d’un ami architecte, demande à ses patients âgés de 8 à 10 ans de construire un village avec du plâtre qu’elle a apporté. A côté des maisons, les enfants façonnent un "marchand de crème glacée" et puis une grotte qu’ils destinent aux "loisirs". La conception de la grotte traduit leurs angoisses : à l’extérieur, la caverne est protégée par des soldats. A l’intérieur, précise un jeune patient, "il y a à manger pour tous".

Il y a dix ans maintenant que, selon un calendrier hebdomadaire bien établi, l’équipe pluridisciplinaire et pluricommunautaire de sept membres, dont deux psychiatres, de l’APEG fait bénévolement le déplacement de la capitale pour soigner gratuitement les séquelles psychiques de l’état de crise et de guerre chronique qui règne dans le Sud.

A Marjeyoun, à l’extrémité est de la frontière avec Israël, un groupe de six gamins s’obstine à façonner avec de la pâte à modeler ce qu’ils appellent "des avions", qui n’en ont pas du tout la forme. Peu importe, Marwan et Georges disent, chacun à leur tour, que "les bombardements d’un avion ont brisé les vitres de (leurs) maisons." Jade, elle, veut "fabriquer un couteau de guerre" !

Tout en malaxant la pâte à modeler que l’art-thérapeute vient de distribuer, Hussein lance : "Mon grand-père est mort durant la guerre. Parfois, je rêve que je suis mort avec lui. J’étais dehors en train de jouer au foot. J’ai tué tous les Israéliens et je suis monté dans le char. Les Israéliens ont tiré un obus sur moi, je le leur ai renvoyé. Je ne veux pas que mes frères, mon père, ma mère, ma grand-mère meurent. Je veux être très fort pour les défendre." Walid, lui, a confectionné un objet informe qu’il qualifie d’"indestructible" et Charles une figurine qui représente à ses yeux un "fusil de chasse". Le regard vide, muet comme une carpe, Boutros ne bouge pas. A chaque passage d’un avion là-haut dans le ciel, il s’accroche à la table.

Peu avant, c’est Joseph qui regrettait de n’avoir pu aller nager pendant les vacances de Pâques. "Avant la guerre, on allait se baigner dans le lagon. Maintenant, ce n’est plus possible : tout a été détruit et les travaux de réparation ne sont pas terminés." Joseph vit à l’orphelinat. Il n’est pas orphelin. Sa mère est dans un pays européen, son père vit... en Israël.

Celui-ci, comme des centaines d’autres Libanais, appartenait à cette milice supplétive de l’armée israélienne baptisée Armée du Liban sud (ALS). Marjeyoun était le principal bastion de ces "auxiliaires" payés par l’Etat juif pour l’aider à occuper, aux confins sud du Liban, toute la bande de territoire qui s’étendait d’est en ouest de la frontière et que Jérusalem appelait sa "zone de sécurité". Bref, le père du petit Joseph fait partie de ces Libanais qui, pour avoir collaboré avec l’occupant, ont fui en Israël lorsque son armée s’est retirée, en mai 2000. Sa mère tente d’obtenir un droit d’asile européen pour la famille. Joseph n’est pas le seul enfant dans ce cas.

Avant la guerre de l’été 2006, Elio Sassine, l’un des deux psychiatres de l’APEG, a soigné des combattants du Hezbollah. Aucun n’est venu le consulter après le dernier conflit. "Ils n’ont vraisemblablement pas encore été démobilisés, dit-il. La population du Sud a une mentalité de résistance. Il n’est pas de bon ton, même pour les enfants, d’avouer ses angoisses et ses peurs. Ils ne les admettent qu’après un certain temps. Souvent, les enfants finissent par dire : "J’ai pas envie d’être martyr"." Le psy a aussi constaté que "les femmes consultent beaucoup plus facilement (elles représentent 70 % de ses patients), alors que les hommes refusent de s’avouer leurs problèmes. Ceux qui sont très convaincus par leur cause ont une capacité de résilience un peu supérieure" à celle des autres.

Au fil des ans, comme ses collègues psychologues, M. Sassine est sollicité par des patients pour des difficultés qui n’ont, a priori, rien à voir avec la guerre. Tous les membres de l’équipe s’y plient de bon gré. Les carences des pouvoirs publics en matière de santé mentale à l’endroit des plus démunis sont si grandes qu’il est impossible de refuser. En l’espace de dix ans, plus de vingt et un mille patients ont frappé à la porte de l’APEG. Plus de la moitié d’entre eux ont préféré les traitements non pharmacologiques.

Tournée vers les traumatismes postérieurs aux conflits, l’équipe de bénévoles de l’association a évidemment noté que l’afflux vers l’hinterland libanais d’un million de personnes fuyant la guerre et les bombardements, de même que l’étendue des pertes humaines (1 183 civils tués, 4 054 blessés) et l’ampleur des dégâts matériels diffusés par les chaînes de télévision en continu, ont porté la guerre de l’été 2006 dans les foyers les plus éloignés des théâtres d’opérations. Dépressions, troubles de l’humeur, anxiété, angoisse de la séparation, somatisation, état de stress : la nature et l’intensité des troubles varient selon l’exposition directe ou indirecte aux tragédies. Les adultes sont perturbés, les enfants sont les plus vulnérables. La région de Beyrouth, bien que moins exposée, vit intensément l’instabilité provoquée par les conflits et les situations de crise politique.

Du coup, la capitale fait également partie du champ d’activité de l’APEG, et l’association s’est dotée d’une antenne à Tripoli, dans le nord du pays, de même qu’à Zahlé, dans l’Est. L’acquisition d’une caravane, qui permettrait de multiplier les déplacements pour faciliter l’accès aux soins de ceux qui en ont vraiment besoin, est l’un des souhaits les plus "chers" de Mirna Ghannagé.

Mouna Naïm, correspondante à Beyrouth - Le Monde, le 6 mai 2007


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