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Porter le deuil pour Gaza

mercredi 27 août 2014 - 06h:45

Hamid Dabashi

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Comment pleurer et rendre hommage aux Palestiniens massacrés dans Gaza ?

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Les proches de Ali Deif, âgé de 7 mois, pleurent lors des funérailles de l’enfant et de sa mère victimes d’un bombardement israélien à Jabalia, dans le nord de la bande de Gaza. La dépouille de sa sœur Sara, âgée de 3 ans, a été retrouvée deux jours plus tard sous les décombres de l’immeuble - Photo : AFP

Dans Le Massacre des Innocents de Peter Paul Rubens (1636-1638), nous voyons l’interprétation d’un artiste européen de l’histoire biblique de l’infanticide par Hérode le Grand, le roi nommé par les Romains en Palestine, comme rapporté dans l’Évangile de Matthieu. Rubens n’était pas le premier artiste ni le dernier, à peindre ce récit clé dans l’histoire du christianisme. Dans chaque interprétation artistique, le christianisme européen pleure un moment inaugural dans sa naissance traumatique et tragique. Ce deuil - et ses manifestations successives et symptomatiques - est un ennoblissement, sacerdotal et déterminant dans l’histoire d’une religion mondiale.

De cette histoire indélébile dans l’histoire du christianisme, nous pouvons aller directement à « Guernica » de Picasso (1937) où l’on voit l’histoire d’une attaque parfaitement historique, contemporaine et brutale de Guernica, un village basque dans le nord de l’Espagne, par l’aviation allemande et italienne au cours de la guerre civile en Espagne. La peinture marque le souvenir élégiaque d’une horreur et cette œuvre permet à l’Espagne et par extension à l’Europe, de donner réalité au deuil de ce massacre d’innocents, par-delà les frontières du temps et de l’Histoire.

Différentes cultures peuvent porter le deuil différemment - par des rituels publics, par des œuvres d’art, des représentations théâtrales, des cérémonies poétiques, des commémorations religieuses - mais le deuil est toujours vu comme un acte de rédemption. Par des actes de deuil, les cultures se reconstituent, rassemblent leur courage et retrouvent leur force de cohésion pour faire face à l’inconnu, à l’effrayant avenir.

La peinture emblématique de Picasso devient à son tour source d’inspiration pour l’artiste irakien contemporain Dia Al-Azzawi qui dépeint le massacre des Palestiniens en 1982 par les phalangistes libanais, sous la supervision directe de l’armée israélienne dans les deux camps de réfugiés de Sabra et Chatila à Beyrouth.

Ce carnage singulier a produit d’autres monuments durables, tragiques, littéraires, poétiques, et le suicide du poète libanais Khalil Hawi (1919-1982), la rédaction et la publication ultérieure du roman d’Elias Khoury La Porte du Soleil, les lamentations méditative de Jean Genet Quatre heures à Chatila, le poème de Mahmoud Darwich En présence de l’absence , le roman Touch d’Adania Shibli, et bien d’autres œuvres marquantes.

Les peuples ont besoin de temps et de ténacité méditative pour pleurer, se reconstituer, recueillir les restes de la mémoire de ceux qu’ils aiment et ont maintenant perdu, peu de temps après ou alors même qu’ils recueillent leurs restes des décombres que la violence brutale des meurtriers ont fait de leur vie, avant de les mettre en terre pour l’éternité que durera leur chagrin - que ce soit dans Guernica, ou à Sabra et Chatila, ou maintenant, par force, dans la bande de Gaza.

Le deuil restaure la dignité d’un peuple, le rétablit et le fortifie dans sa stature morale.

Porter le deuil pour Gaza

Qui seraient les Rubens ou Picasso ou Mahmoud Darwish de notre temps ? Quels seraient leurs moyens d’expression artistique avec lesquels ils honoreraient et garderaient vivante la mémoire des Palestiniens victimes des massacres dans la bande de Gaza en 2014 ?

Alors que nous assistons en ce moment même au massacre des Palestiniens dans la bande de Gaza, et alors que l’Internet est inondé avec des images d’enfants morts, la question évidente est de savoir par qui, par quels moyens et de quelle manière sera exposée la terreur morale et psychologique de cette dernière dépravation morale ? Qui sera l’artisan d’un sanctuaire à la mémoire des Palestiniens qui ont perdu leurs êtres chers, et par extension à d’autres Palestiniens dont le territoire est détruit et volé sous leurs pieds, et par extension aux 1,3 milliard de musulmans et encore plus de non-musulmans qui témoignent de leur souffrance et de leur résistance ?

Qui dessinera, peindra, écrira, chantera, dansera, filmera, mettra en scène ou récitera la mort de ces Palestiniens - et donc nous réunira tous dans le deuil ? Est-ce que ce seront les généraux de l’armée, les idéologues fanatiques qui écrirons une fois de plus l’Histoire, ou est-ce que ce seront les mutilés, les assassinés, les dépossédés, les volés, les affectés, les prisonniers, les affaiblis, et les vilipendés qui auront cette fois-ci leur mot à dire ?

Ce récit n’est pas seulement pour les archives historiques. Il est, plus immédiatement, pour inciter à une pause momentanée de deuil, lequel redonne une certaine assurance, une quiétude, un sens diffus de la transcendance qui définit un peuple.

Ce dernier massacre de Gaza n’a pas fait de la cause palestinienne une cause mondiale car elle l’a toujours été. Mais quelque chose de nouveau s’est produit cette fois-ci. Les enfants palestiniens assassinés par la machine de mort israélienne pèsent trop lourdement sur la conscience du monde.

Prenons en considération un acte noble, simple, et pourtant si étonnamment puissant de manifestation de deuil pour les enfants palestiniens, réalisé par quelques mères en Islande, que je tiens pour plus significatif que même les rassemblements massifs suivis par des millions de personnes autour de la planète.

« Dans le petit village de Isafjordur en Islande, quelques femmes horrifiées par les nouvelles de l’effusion de sang et de meurtres dans Gaza, en Palestine, se sont réunies et ont organisé une manifestation très symbolique sur la place de leur village. Elles ont fait un court discours et lu de la poésie devant une assez grande foule qui s’était rassemblée à cette occasion. » Au milieu du village, ces femmes compatissantes ont suspendu des fils de vêtements sur une place vide, sur lesquels elles ont accroché des vêtements pour enfants et demandé aux autres de faire de même.

« En fin de compte les manifestants ont accroché environ 400 pièces de vêtements - une pour chaque enfant tué dans les bombardements israéliens sur Gaza en juillet-août 2014. »

« C’est plus d’enfants que ceux qui sont dans l’école de notre village, » a noté l’un des participants. « Suspendre les vêtements à un fil est un acte de compassion, quelque chose qu’un parent fait pour la famille. »

Mais ici, à cette occasion, un acte collectif s’est transformé en un acte universel de deuil, par un peuple des plus éloignés de la Palestine et épargné par la violence brutale depuis des décennies. Les habits d’enfants suspendus sont devenus des emblèmes flottant au vent. Ils auraient dû vêtir les enfants de parents remplis de soin pour eux, mais ils ont abandonné ce but pour venir ici et être suspendus, ce qui fait d’eux quelque chose de différent.

Dans sa notice nécrologique pleine d’amour à Jacques Derrida, Judith Butler note, « sa propre écriture constitue un acte de deuil... Ce n’est pas sa propre mort qui le préoccupait [quand il écrivait sur ​​des penseurs contemporains qui étaient morts avant lui], mais plutôt ses ’dettes’. Ce sont des auteurs sans lesquels il n’était rien, ceux avec qui et grâce à qui il pense. Et il écrit parce qu’il lit, et il lit seulement parce qu’il y a ces auteurs pour être lus encore et encore. »

Le deuil ici, entre Butler et Derrida, entre Derrida et les penseurs qu’il connaissait et qu’il a pleuré devient un acte de reconnaissance publique d’une dette, d’une dette à payer publiquement, d’une dette de gratitude, car sans eux il était impossible de penser.

A Gaza, nous ne pleurons pas des penseurs et des textes, mais des bébés et leurs parents. Nous pleurons les moments naissants où les enfants peuvent devenir des penseurs et leurs craintes et leurs rêves des textes non écrits, des toiles à peindre, des poèmes méconnus. Une liste de leurs noms est maintenant tout ce qui subsiste d’eux : Ahmed Nael Nizar Mahdi, un garçon de 16 ans, Hanaa Mohamed Fouad Youssef Malka, une jeune femme de 27 ans, Qassem Jabr Edwan Awda, un garçonnet de 11 ans, Aseel Al Ibrahim Fayeq Masri, une jeune fille de 16 ans, Abdalla Ramadan Jameel Abugazal, un tout petit garçon de 4 ans...

Ces vêtements suspendus, vides, dans ce village en Islande sont les fantômes du passé de nos penseurs, la mort de nos penseurs futurs et les fantômes de notre terrible perplexité d’aujourd’hui.

Se moquant de ces âmes assassinées, les sionistes placent des annonces dans les journaux des gens civilisés pour faire rire et ricaner sur les cadavres des enfants palestiniens depuis les cockpits des avions de combat israéliens, financés par les bourses de ceux-là même qui achètent ces pages blanches des démocraties européennes très civilisées pour célébrer leur liberté d’expression et marquer notre barbarie, produisant nos si douloureux moments de deuil.

Est-ce que cette civilisation serait la dernière - comme ils l’annoncent ? Où devrions-nous aller pour pleurer nos enfants assassinés, enterrer les ossements de nos aînés abattus, construire un monument pour nos héros tombés au combat ? Y a-t-il un en-dehors aux verts pâturages de ces gens civilisés ? Un désert aride à l’écart de leurs déclamations sur la démocraties, alors que j’entends le cri soudainement interrompu d’un enfant palestinien que l’on assassine ?

* Hamid Dabashi est professeur d’études iraniennes et de littérature comparée au centre Hagop Kevorkian de l’université Columbia, à New York - Son compte Twitter : @HamidDabashi

Du même auteur :

- Combien de Palestiniens ont été tués à Gaza ? - 1er août 2014
- Attaques israéliennes contre Gaza : peut-on accuser le Hamas de provocation ? - 25 juillet 2014
- Le problème palestinien d’Obama - 1er juillet 2008

23 août 2014 - al-Jazeera - Vous pouvez consulter cet article à :
http://www.aljazeera.com/indepth/op...
Traduction : Info-Palestine.eu - Claude Zurbach


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