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Le Ramadan, le socialisme et la vieille voiture du voisin

dimanche 6 juillet 2014 - 06h:57

Ramzy Baroud

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Pour ceux qui ont vécu leur enfance à Gaza, le mois sacré d’abstinence incite à la réflexion sur la façon dont il a aidé les Palestiniens à découvrir la force collective de leur communauté assiégée.

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Un commerçant palestinien décore son magasin avec un croissant de lune électrique à Naplouse

Quand j’étais enfant, j’étais obsédé par le socialisme. Ce n’était pas seulement parce que mon père était un socialiste auto proclamé dévorant tous les livres qu’un bon socialiste devait lire, mais également parce que nous vivions dans un camp de réfugiés à Gaza dans les plus dures des conditions. Les tanks israéliens parcouraient les rues poussiéreuses et chaque aspect de nos vies était sous la coupe du système israélien « d’administration civile » le plus inextricable - une formule édulcorée de mentionner l’occupation militaire.

L’idée du socialisme était alors un façon de s’échapper vers un monde utopique où les gens étaient traités avec justice, un lieu où les enfants n’étaient pas pris pour des cibles et n’étaient pas tués chaque jour que Dieu fait, où les travailleurs mal payés n’étaient plus des hommes luttant désespérément pour un salaire quotidien dérisoire dans une quelconque usine ou ferme israélienne, et où l’égalité n’était pas une notion abstraite. Mais comme Gaza avait peu à montrer en termes de « moyens de production », notre socialisme était remodelé pour s’adapter à tout ce qui faisait défaut dans nos vies. La liberté, la justice et la fin de l’occupation étaient notre « socialisme révolutionnaire » pour lequel, nous les adolescents, avions secrètement organisé et déclaré des grèves sur les murs du camp avec des graffiti de couleur rouge et en citant (parfois incorrectement) Marx comme cela nous arrangeait, souvent hors de tout contexte.

Et quand venait le moment de la prière, nous allions tous à la mosquée. Très simplement, il n’y avait pour nous aucune contradiction et nous n’étions nullement soucieux (ou désireux de l’être) d’un conflit en Occident entre les mouvements socialistes et la religion institutionnalisée. En vérité, nous affirmions notre solidarité avec les ouvriers de Chicago et suivions les nouvelles des victoires des syndicats en Grande-Bretagne, mais notre socialisme était en grande partie orienté vers le sud. C’était les luttes révolutionnaires du Guatemala, de l’Afrique du Sud et de l’Algérie qui inspiraient nos divers mouvements socialistes à Gaza et dans le reste de la Palestine. Le socialisme était avant tout une invocation pour la liberté avant d’être un cri pour des salaires plus justes et de meilleures conditions de travail.
Il y avait guère « d’athéisme » dans le style occidental dans notre camp de réfugiés. La plupart d’entre nous priaient cinq fois par jour, les communistes comme tous les autres.

Un socialiste et un musulman

J’allais prier à la mosquée aussi souvent que possible. J’avais mémorisé des chapitres entiers du Coran dès mon jeune âge. Avec mon entrée à l’école secondaire, je me suis joint à mes pairs pour des classes d’histoires islamiques enseignées par un bon jeune homme, semi-aveugle, qui s’appelait Cheikh Azzam. Dans ses récits, ceux ayant la foi finissaient toujours par triompher. La clé de leurs victoires, hormis l’inévitable justice divine, était leur unité et leur constance. Les protagonistes étaient souvent, sinon toujours pauvres. Les pauvres triomphaient toujours dans l’Islam, ou du moins dans l’Islam tel qu’il était enseigné dans mon camp de réfugiés.

J’étais un socialiste et un musulman. C’est mon père - parfois traité de « communiste » par certains des ultra-conservateurs du camp - qui m’invitait à ne pas manquer mes prières et me félicitait de lire le Coran. Il était la même personne qui partageait avec moi ses trésors traduits du russe et de toute autre littérature, tous promettant une révolution, un monde meilleur où personne ne serait jugé sur sa couleur, sa race, sa secte, sa religion ou sa nationalité. S’il pouvait y avoir une contradiction inhérente à tout cela, je ne la voyais pas. Et je ne la distingue toujours pas aujourd’hui.

Naturellement, un vrai socialiste doit avoir un ennemi par excellence. Dans beaucoup de régions du monde, l’ennemi suprême, ce sont les sociétés multinationales et aux États-Unis en particulier, une politique étrangère militarisée comme outil pour une hégémonie mondiale, une mondialisation servant de plate-forme pour imposer un nouveau genre d’impérialisme, lequel n’est plus un attribut exclusivement occidental. Pour moi, dans le camp de réfugiés, mon épouvantail était notre voisin Ghassan. Il possédait une voiture, une vieille Fiat en piteux état qui se décomposait rapidement pour retourner à ses éléments de base. La couleur était un arc-en-ciel de vieille peinture et de métal rouillé et ses sièges étaient presque entièrement dépourvus de toute trace de ce qui avait pu être un revêtement en cuir posé sur des cadres inconfortables en métal.

Néanmoins, Ghassan représentait une « classe » dans la société qui était différente de la mienne. Il était professeur dans une école financée par les Nations Unies qui « versait des salaires en dollars », et ses émoluments s’appelaient une « pension », un concept apparemment nouveau dont les travailleurs de Gaza travaillant pour de bas salaire en Israël ne jouissaient pas, ni même pouvaient imaginer.

Ghassan se rendait pour prier à la même mosquée que moi. Lors de la grande prière du vendredi, il portait une jalabiya blanche (robe longue) de soie blanche fabriquée à l’étranger. Il se parfumait à l’eau de Cologne égyptienne et avec ses collègues de l’UNRWA, il allait à la mosquée avec la splendeur affichée d’un chef féodal.

Dans le mois de Ramadan, tandis que les parents réfugiés avaient du mal à faire au moins des premiers jours du mois de jeûne quelque chose d’un peu spécial et festif pour leurs enfants, Ghassan et sa bande préparaient leurs fêtes, achetaient les meilleurs légumes et ornaient leurs tables à l’Iftar avec de la viande. Pas une fois par semaine, mais chaque jour de tout le mois !...Et voici la scène que je détestais le plus : voulant montrer leur gratitude pour combien ils étaient « chanceux » et « bénis », les réfugiés mieux pourvus distribuaient aux plus pauvres de la viande crue dans des sacs bien fermés car le Ramadan est le mois de la charité. Et bien sûr, le plus qualifié pour faire la charité était un professeur des Nations Unies payé en dollars et touchant la dite-pension.

Aujourd’hui, je ris des idées naïves de l’enfant que j’étais à Gaza. En réalité, Ghassan était un peu moins pauvre que le reste d’entre nous. Sa maison était une version améliorée des « abris temporaires » que l’ONU avait fournis aux réfugiés après l’exil palestinien de 1948. Il était payé environ 400 dollars US par mois et sa voiture finit par tomber en panne pour être ensuite vendue à un voisin mécanicien au prix de la ferraille.

Tout ceci a plus tard été relativisé alors que je travaillais dans un riche pays arabe du Golfe. J’y ai passé deux Ramadans. Chaque année, notre société fournissait une « tente du Ramadan », pas un terme métaphorique mais une immense tente où les meilleurs des délices, cuits par le meilleur de chefs, étaient servis par des ouvriers mal payés qui, bien qui respectant aussi le jeûne des musulmans, n’étaient pas autorisés à le rompre comme le reste d’entre nous le faisait. Les hommes et les femmes à jeun remerciaient Dieu de leur donner la force de jeûner, avant de se mettre à dévorer d’énormes quantités de cette bonne nourriture jusqu’à quasiment ne plus pouvoir bouger. Certains des musulmans présents se faisaient une obligation d’expliquer à nos clients occidentaux, en majorité des femmes, l’importance du Ramadan pour la purification de l’âme tandis qu’ils faisaient la charité et ressentaient la souffrance des nécessiteux. Les pauvres et souvent maigres travailleurs venus du Bangladesh couraient sans cesse de-ci de-là , remplissant les plateaux qui n’arrêtaient pas de se vider et se confondant en excuses pour expliquer pourquoi l’une des vingt sortes de viande offertes n’était pas assez tendre ou suffisamment épicée...

Le mois du Ramadan me ramène toujours au camp de réfugiés à Gaza, peu importe où je suis dans le monde. Et quand un cheikh prêche à la télévision pour expliquer ce qu’est ou n’est pas le Ramadan, je pense souvent à ce que ce mois sacré a signifié pour moi et mes semblables dans notre camp de réfugiés. Il ne s’agissait pas de compatir avec la souffrance des pauvres, car Ghassan inclus, nous étions tous frappés par la pauvreté. Le Ramadan était ce moment de partage des difficultés de la vie, une lutte de tous contre les faiblesses de chacun, une introspection de tout un mois pour découvrir la force collective d’une communauté assiégée. Le Ramadan était une période exigeante où la pauvreté et la privation étaient laissées de côté, de sorte que lorsque ce mois était achevé, nous nous sentions reconnaissants du peu que nous avions, avant de reprendre notre lutte pour ces droits et libertés que nous méritions tant.

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* Ramzy Baroud (http://www.ramzybaroud.net) est doctorant à l’université de Exeter, journaliste international directeur du site PalestineChronicle.com et responsable du site d’informations Middle East Eye. Son dernier livre, Résistant en Palestine - Une histoire vraie de Gaza (version française), peut être commandé à Demi-Lune. Son livre, La deuxième Intifada (version française) est disponible sur Scribest.fr

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30 juin 2014 - Middle East Eye - Vous pouvez consulter cet article à :
http://www.middleeasteye.net/column...
Traduction : Info-Palestine.eu - Claude Zurbach


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