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Comprendre les racines du « musulman en colère »

vendredi 27 juin 2014 - 06h:31

Ramzy Baroud

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La jeunesse aliénée des "musulmans en colère", n’est guère un mystère, mais un fait historiquement très compréhensible – dans lequel l’Occident a joué son rôle incitateur.

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La jeunesse musulmane « en colère » aliénée n’est guère un mystère mais un aboutissement historique absolument inévitable, écrit Ramzy Baroud

« Mon frère, mon frère ! » m’interpelle un jeune homme, alors que je quitte précipitamment la salle de conférence d’un centre communautaire à Durban, Afrique du Sud. Cela se passe au plus fort des guerres contre l’Afghanistan et l’Irak, alors que tous les efforts pour stopper le féroces offensives militaires occidentalo-étatsuniennes ont échoué.

Le jeune homme est vêtu de la tenue Pachtoune afghane et il est accompagné d’un ami à lui. Avec une extrême nervosité, il a posé une question qui semble totalement étrangère à ma conférence, laquelle portait sur l’usage de l’histoire populaire pour comprendre des phénomène historiques sur la longue durée. J’avais utilisé la Palestine comme modèle.

« Mon frère, crois-tu qu’il y a un espoir pour l’oumma musulmane ? » Il s’inquiétait de l’avenir d’une nation à laquelle, croyait-il, nous appartenions tous deux. Il attendait anxieusement une réponse qui calmerait son inquiétude palpable.

Et ce qui est peut-être encore plus étonnant que cette question, c’est le fait que je n’ai pas été surpris le moins du monde. C’est une question intergénérationnelle que la jeunesse musulmane s’est posée dès avant le déclin et le démantèlement final de l’empire ottoman, et du dernier califat existant, après la Première Guerre mondiale.

Malgré les grands bouleversements historiques, le califat était resté debout depuis les califes Rashidun (les califes « bien guidés »), depuis Abou Bakr en 632, après la mort du prophète Mahomet.

La question du jeune homme évoquait tant d’événements historiques et une multitude de significations. Peu d’historiens et de « spécialistes » occidentaux (en particulier ceux qui tentent de comprendre l’islam pour leurs propres intérêts politiques et militaires) sont en mesure de capter le poids émotionnel de cette question.

Le rôle de l’oumma musulmane

Dans la question du jeune homme, « oumma » ne signifie pas exactement « nation » au sens relativement moderne et nationaliste. Les musulmans ne sont pas une race, ils sont de toutes les races. Ils ne partagent pas une même couleur de peau, pas plus qu’un style de vie proprement dit ni une langue commune – même si l’arabe est la langue originale du saint Coran.

L’oumma est une « nation » qui est fondée sur un ensemble de valeurs morales intemporelles. Elle a son origine dans le Coran, fut personnifiée par les enseignements et l’héritage (sunnah) du Prophète et elle est guidée par l’ijtihad (l’effort de réflexion) – expliqué par le raisonnement indépendant – de clercs musulmans (les oulemas), basé sur le Coran et la sunnah.

Evidemment, l’abolition du califat a créé une crise multidimensionnelle. Il y a eu l’effondrement de l’oumma musulmane, qui en dépit de l’unicité culturelle et linguistique des différents groupes de cette « nation » a toujours possédé une structure politique et sociétale primordiale basée sur des valeurs.

Fondé sur cet héritage ancien mais constamment revivifié (ijtihad), les musulmans possèdent leur propre équivalent de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, des Conventions de Genève, des codes civils et bien plus, depuis environ 14 siècles.

Le plus important n’a pas été la désintégration géographique de l’oumma mais l’effondrement du tissu social lui-même, l’effilochement des lois qui gouvernaient tout individu ou toute relation collective, toute transaction commerciale, les règles concernant l’environnement, la charité, les lois de la guerre, etc. Une autre dissolution s’est produite : celle des valeurs morales authentiques et organiques qui avaient permis à l’oumma de survivre à la chute de tant d’empires, et de prospérer alors que d’autres se décomposaient. Le système organique auto-propulsé fut remplacé par des alternatives dont chacune a fini par se briser.

Et c’est là que croissent les racines des « musulmans en colère »

L’oumma continue à vivre comme un idéal qui transcende le temps et l’espace. Il persiste en dépit du fait que le siècle dernier a pesé très lourd sur toutes les nations musulmanes sans exception. Même le succès nombreuses nations à arracher aux puissances coloniales leur indépendance n’a aucunement érodé la crise originaire d’une l’oumma jadis prédominante et universelle. Les sociétés musulmanes colonisées ont fini par adopter les règles et les lois de leurs anciens colonisateurs, tout en continuant à vaciller au sein de leur sphère d’influence.

Les nations musulmanes d’après l’indépendance étaient un mélange hideux de tribalisme et de chauvinisme, avec une interprétation intéressée de l’islam et des lois et codes civils occidentaux, toujours taillée sur mesure pour garantir la survie d’un statu quo excessivement corrompu. Les maîtres locaux y assuraient leur suprématie sur des collectivités vaincues, désorientées, face à des puissances occidentales qui soutenaient leurs propres intérêts par tous les moyens nécessaires.

Comme on pouvait s’y attendre, un tel statu quo ne pouvait être durable. Une société forte de sa cohésion n’avait aucune chance de survivre sous les régimes d’oppression que des générations de musulmans ont subis, par manque d’éducation ou de chance, dans le plus grand désespoir.

Un cri de ralliement

Pour échapper à leurs malheurs immédiats, beaucoup de musulmans ont cherché l’inspiration ailleurs. Ils ont vu en Palestine un cri de ralliement. La résistance à l’occupation étrangère était l’indicateur d’une impulsion collective. Le vaste soutien que le Hezzbollah (un groupe chiite) a reçu parmi les musulmans sunnites pour sa résistance à Israël indiquait que les divisions sectaires pouvaient être transcendées par le besoin de l’oumma musulmane de se regrouper autour de principes tels que la justice, récupérant ainsi ne serait-ce qu’une parcelle de son glorieux passé.

Mais ce sont les invasions par l’Occident de l’Afghanistan et de l’Irak, guidées par les Etats-Unis, qui ont modifié les lignes de force comme jamais auparavant. Quand Begdad est tombé en avril 2003, et que les soldats américains - comble de l’arrogance – ont couvert de leurs drapeaux l’ancienne capitale du califat abbasside, beaucoup de musulmans ont senti que leur oumma venait de sombrer au plus profond de l’humiliation.

Et tandis que dans les prisons de Bagdad des hommes et des femmes en Irak étaient torturés, violés, filmés morts ou nus par des soldats US ricanant, une toute nouvelle nation de musulmans en colère voyait le jour.

Les guerres de l’Occident en Afghanistan et en Irak n’ont pas été le seul signe avant-coureur de la colère et de l’humiliation et de la jeunesse musulmane, ainsi que de la violence actuelle qui sévit en Syrie, en Irak et dans d’autres pays musulmans. Ces guerres en ont été le catalyseur.

Portrait d’un groupe de « djihadistes étrangers » comme on les appelle, partageant un repas entre deux batailles quelque part dans le nord de l’Irak : imaginez ce que peuvent avoir en commun … un Irakien torturé au camp Bucca, un Libanais qui a combattu les Israéliens dans le sud du Liban, un Syrien dont la famille a été tuée à Alep, etc.

Mais il ne s’agit pas d’une question exclusivement moyen-orientale. L’aliénation et le ciblage constant d’immigrants musulmans français et britanniques, de leurs mosquées de leurs cultures, de leurs langues, de leur identité même, ajouté la détresse des musulmans un peu partout, pourrait lui aussi avoir ses propres manifestations de violence.

L’influence de l’Occident

Le Premier Ministre britannique David Cameron s’inquiète de la menace contre la sécurité nationale de son pays dans le sillage du conflit actuel en Irak, provoqué par les gains territoriaux de l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL). Il semble ne pas comprendre le rôle de son propre pays dans la violence.

Depuis la Maison Blanche, le Président US Barack Obama continue de prêcher sur la violence et la responsabilité morale de son pays, comme si le rôle destructeur et moteur joué par Washington au Moyen-Orient était complètement séparé de l’état de désespoir et d’humiliation ressenti par toute une génération de jeunes musulmans. C’est comme si la guerre, l’occupation étrangère et la destruction systématique de toute une civilisation – à laquelle beaucoup de musulmans se réfèrent toujours comme à une « oumma » - n’avaient d’autre prix que les fluctuations du prix du pétrole.

Qui sont ces djihadistes ? Beaucoup continuent à poser la question et persistent à offrir des réponses. Des agents de la CIA ? Des groupes terroristes financés par le Golfe ? Des jeunes manipulés menés par une conspiration iranienne pour justifier son appétit d’hégémonie régionale ? Des djihadistes étrangers luttant contre le régime Assad en Syrie ? Ou peut-être avec le régime Assad contre son opposition ? Les théories conspirationnistes pullulent en ces temps de grands mystères.

Et cependant, la jeunesse musulmane « en colère » aliénée n’est guère un mystère mais un aboutissement historique tout à fait inévitable. Pour beaucoup de ces jeunes, même s’ils ne veulent pas le savoir, l’oumma et le califat sont davantage des espaces immatériels que de véritables frontières géographiques. Ils échappent ainsi à l’histoire, à la pauvreté, à l’aliénation, à l’oppression et aux occupations étrangères. Il faut le comprendre pour saisir vraiment les racines de la violence. Il n’est pas possible de les ignorer.

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* Ramzy Baroud (http://www.ramzybaroud.net) est un journaliste international et le directeur du site PalestineChronicle.com. Son dernier livre, Résistant en Palestine - Une histoire vraie de Gaza (version française), peut être commandé à Demi-Lune. Son livre, La deuxième Intifada (version française) est disponible sur Scribest.fr

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23 juin 2014 - Middle East Eye - Vous pouvez consulter cet article à :
http://www.middleeasteye.net/column...
Traduction : Info-Palestine.eu - AMM


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